Après soixante-treize ans d’une longue nuit d’oubli et d’errance, le retour à la lumière. L’huile, signée du portraitiste du XVIIeme siècle Bartholomeus van der Helst et datée de 1647, représente un homme âgé au regard triste et désabusé. Un classique de l’école flamande. Mais l’indélébile signe distinctif du tableau est ailleurs : il est l’une des 333 œuvres d’une collection privée volées par les Allemands lors de la seconde mondiale. La petite huile, comme 166 autres, était jusqu’ici présumée disparue à jamais. Nul n’aurait parié sur sa répartition soudaine en ce mois d’avril 2016.
La collection, du nom de son propriétaire Adolphe Schloss, riche négociant qui avait patiemment acquis chaque pièce jusqu’à sa mort en 1911, était convoitée par les dignitaires nazis bien avant l’occupation de la France. Hitler souhaitait même qu’une partie de ces œuvres soient destinées à son projet de musée à Linz. Figuraient parmi les plus belles oeuvres, celles de maîtres flamands et hollandais, Rembrandt, Hals, Brueghel, Brouwer mais également des peintres germaniques comme Lucas Cranach, l’un des artistes favoris du Fürher.
Les tableaux cachés après mille rebondissements au château de Chambon, à côté de Tulle (Corrèze) avaient été accaparés en 1943 par le service de confiscation des biens juifs. Le film de George Clooney « Monuments men », sorti l’an dernier raconte dans les grandes lignes l’incroyable itinéraire des tableaux de cette collection. Toutes les œuvres spoliées avaient été entreposées dans des caisses destinées au Fürhermuseum, le projet de musée des Beaux-Arts voulu par Hitler à Linz. Le stock avait été pillé en avril 1945, à l’approche des troupes américaines et alors que le IIIe Reich était de point de capituler.
Recel ?
La maison de vente viennoise Im Kinsky, qui s’apprête à le mettre aux enchères ce mardi 12 avril dans le cadre d’une vente de tableaux de maîtres du XVIeme au XVIIIeme siècle, n’ignore rien de sa provenance. Sur son catalogue en ligne, elle donne un bref historique du lot numéro 25, estimé entre 15.000 et 30.000 euros. Spoliation nazie, disparition en 1945. Vendue en 2004 par un marchand autrichien à un acheteur « de bonne foi ».
Cette précision fait bondir Antoine Comte, l’avocat parisien d’Eliane de Martini, l’une des héritières de la collection Schloss :
« En 2004, on ne peut pas être de bonne foi, souligne-t-il. Cette œuvre figure au moins dans trois bases de données qui mentionnent sa spoliation ».
Elle est notamment inscrite dans le répertoire des biens spoliés pendant la guerre 1939-1945.
Dans un courrier adressé le 7 avril à Im Kinsky, dont « l’Obs » a pu prendre connaissance, Me Comte rappelle que « la détention même provisoire d’une toile spoliée constitue en droit européen un recel qui est une infraction pénale dont se rendent coupables les personnes qui détiennent des objets volés ». L’avocat leur demande de surseoir à cette vente qui placerait Im Kinsky « comme l’un des chaînons du recel d’une toile spoliée qui n’a jamais été restituée à ses légitimes propriétaires ».
« La spoliation est connue et reconnue »
Vendredi dernier, Im Kinsky ne semblait pas vouloir retirer le van der Helst de la vente. Le Dr Ernst Ploil, l’un de ses directeurs, par ailleurs avocat, s’offusque d’ailleurs que l’on puisse mettre en cause l’honnêteté et la moralité de sa société. Lorsque ce tableau a été proposé à Im Kinsky, assure-t-il, ses avocats ont pris contact avec Me Comte pour « trouver une solution juste et équitable avec la famille Schloss », selon le Dr Ploil. Il faut entendre par « solution juste et équitable » le versement d’une compensation financière ou le partage du produit de la vente.
« J’ai négocié un temps avec leur avocat mais sans résultat. Car il insistait pour que la peinture soit restituée. Mais son actuel propriétaire ne le veut pas », explique cet homme courtois à l’anglais teinté d’accent germanique.
Le Dr Ploil regrette l’attitude « bornée » de l’avocat français.
Ce dernier la revendique : « J’ai refusé de discuter avec les avocats. Je leur ai expliqué que la seule solution digne était restituer le tableau aux héritiers », explique Me Comte. « On ne peut pas payer à chaque fois une compensation », assène-t-il. Une double peine en quelque sorte. Sa cliente, Eliane de Martini, est toute aussi catégorique. A 80 ans, sa vigueur et son indignation sont toujours intactes. « Il n’y a aucun accord à passer avec les vendeurs. C’est la ligne de conduite de la famille. La spoliation est connue et reconnue », explique-t-elle au téléphone d’une voix claire mais ferme. L’octogénaire, fâchée que les autorités autrichiennes demeurent silencieuses, ajoute un détail d’importance :
« Je ne sais pas si ce tableau possède encore son cadre d’origine, mais sur chaque cadre, il y a un signe distinctif montrant qu’il appartient à la collection Schloss ».
« Un argument très faible »
En 2004, pouvait-on se prévaloir de la « bonne foi » en achetant ce tableau dont il était facile de retrouver l’origine ? « C’est ahurissant qu’ils osent le mettre en vente », s’indigne l’ancien directeur des Archives diplomatiques, Frédéric du Laurens. « Cela laisse un peu amer quand on dit ‘moi pas savoir’. La bonne foi du possesseur est un argument qui est toujours avancé », regrette-t-il avant de souligner « le caractère profondément immoral » de la vente à venir. Cette bonne foi, « est un argument très faible », dénonce l’ancien diplomate. En 1998, le ministère des Affaires étrangères a édité le catalogue des œuvres non restituées, illustré de photographies en noir et blanc prises avant guerre avec les dimensions de chaque tableaux. La maison viennoise, droit autrichien à l’appui, est d’un autre avis. Selon elle, rien ne peut l’empêcher de vendre en toute légalité ce bien spolié à une famille juive durant la guerre.
Ce vendredi 8 avril, le ministère français de la Culture, a officiellement demandé à Im Kinsky le retrait du tableau de van der Helst de la vente prévue le 12 avril en attendant de trouver une solution à l’amiable avec les héritiers. Les services d’Audrey Azoulay privilégient dans un premier temps la concertation avant, si nécessaire, de saisir les autorités autrichiennes, voire Interpol.
Un avenir incertain
De la collection Schloss, 163 peintures sont encore aujourd’hui manquantes. Ont-elles échappé à la destruction, ont-elles été vendues sous le manteau ? Nul ne le sait. Mais depuis la fin de la guerre, certaines peintures de la collection convoitée par les nazis ressortent du néant pour être mises en vente par de grandes maisons comme Christie’s ou Sotheby’s.
C’est le cas du portrait d’Adrianus Tegularius. En 1967, ce tableau du maître hollandais Franz Hals a été vendu à New York comme provenant de la succession d’une princesse italienne puis revendu en 1972 par Christie’s à Londres qui n’a pas indiqué qu’il avait été dérobé par les nazis. En 1979, le même tableau réapparait, toujours à Londres. Chez Sotheby’s. A cette occasion, il est fait état de son inscription au répertoire des biens spoliés en France. Le tableau est remis en vente dix ans plus tard, par Christie’s. Nulle mention cette fois dans le catalogue qu’il s’agit d’une œuvre volée. Son nouveau propriétaire va vouloir le vendre à la Biennale internationale des antiquaires à Paris qui se tient fin septembre 1990. Mauvaise idée. L’un des héritiers de la famille Schloss, Henri de Martini, l’époux d’Eliane, aujourd’hui décédé, obtient sa saisie. Ce n’est qu’en 2001 que le tableau de Franz Hals sera restitué officiellement à la famille après 11 années de procédure judiciaire.
Pareillement, après trois ans de négociations, le ministre tchèque de la Culture avait en 2002 remis officiellement à son homologue français « le Juif au bonnet de fourrure », tableau de l’école de Rembrandt provenant de la collection d’Adolphe Schloss, et acheté en 1945 par la Galerie nationale de Prague.
A ce jour, nul ne sait encore si le tableau de Bartholomeus van der Helst revenu subitement à la lumière en Autriche va revenir à Paris ou s’il risque de disparaître à nouveau.
Pierre-Antoine Souchard