La scène se passe à Marciac, le 12 mars dernier, dans l’une des pièces de l’Astrada, après l’époustouflant concert du trio du pianiste Kenny Barron. Les trois musiciens ont donné le meilleur. Le bus les attend pour rentrer, dans la nuit, à Toulouse. Kiiyoshi Kitagawa (contrebasse), Jonathan Blake (batterie), et le leader, se plient néanmoins de la meilleure grâce du monde, au cocktail du team organisateur avec sponsors et journalistes. Je félicite l’Américain. Depuis ce concert mémorable au Sunside, en 2005, Barron est passé dans la division des grands. A Marciac, sidéré, les titres des deux morceaux de Thelonious Monk que Barron vient de jouer m’échappent. Le fondateur du festival, Jean-Louis Guilhaumon, lui aussi abasourdi par le niveau de la prestation vole à mon secours : «Light Blue et Shuffle Boil». Le nom du morceau composé par Barron en hommage à Bud Powell me revient : Budlike. Deux pièces de Monk, une perle dédiée à Bud : trois élans du dernier CD (Book of Intuition). Le spectateur se retrouve collé au fond du siège. Virtuosité, invention, respect de l’esprit des compositeurs, chorégraphie des mains, swing ininterrompu, pointure supérieure des accompagnateurs, interactivité sidérante du trio. On en prend plein le buffet. Reste un miracle. Comment Barron réussit-il successivement à exécuter avec une ébouriffante maestria, les improvisations sous la loi de Monk, celles dans le royaume de Bud, le tout en ne portant aucun ombrage à leurs suzerainetés respectives? Barron considère ma question avec incrédulité, comme si la réponse tenait dans le moindre livre de comptines. Il tend le doigt vers chacune de ses oreilles : «je les ai écoutés, c’est tout. J’ai passé mon enfance à écouter Monk, à écouter Bud. Sans interruption. Monk et Bud étaient mes préférés.» Désorienté par mon ahurissement et l’insistance pour saisir le secret («oui mais quand même, Monsieur Barron, vous avez pratiqué sans arrêt, n’est-ce pas?»), le natif de Philadelphie porte à nouveau le doigt vers l’oreille. «Je n’ai fait que cela, vous comprenez : les écouter. Les é-cou-ter»… Le jazz semble limpide avec lui. Le parcours de l’Américain, (il monta avec Stan Getz en 1990 sur la scène du village gersois), jaillit comme une source. Quand il remplace Lalo Schifrin au sein du quintette de Dizzy Gillespie, Barron a vingt ans. Il a joué avec Roy Haynes. Connaît les boppers et leurs icônes du piano par coeur (Monk et Bud). C’est James Moody qui le clame. Le saxophoniste le recommande à Dizzy. La pensée m’émeut. Dizzy-Moody! L’un de mes tous premiers concerts à Marciac, en 1991. Dizzy mène alors le United Nations All-Star Orchestra. Je me souviens d’un solo de Moody, majestueux. Dizzy fait le clown en djellaba blanche. Soulève la salle. Se dandine comme une fatma. Tape avec un sourire épanoui sur les fesses de Moody, qui, sérieux comme un prélat remonte vers le pupitre. La salle en délire, déjà. Les rappels. Depuis 39 ans, le feu d’artifice musical de Marciac imprime les souvenirs heureux de deux générations d’amateurs. Combien de coeurs la manifestation a-t-elle soulevé dans les tentes et sous les parasols du village? L’affiche de 2016 (des centaines d’étoiles comme autant de visages), rend hommage au public. A un an de la quarantième, Jean-Louis directeur artistique de JIM (Jazz in Marciac), le plus grand festival de jazz français, a dévoilé, en préliminaire de la prestation de Kenny Barron, les surprises de la 39e édition (du 29 juillet au 15 août 2016).
La première? Monumentale ! Ahmad Jamal donnera son seul concert de l’année. Après une période sabbatique, le pianiste de génie prendra résidence ici pendant dix jours pour enregistrer deux albums de nouvelles compositions (un solo, un quartet). Un coup de maître de Guilhaumon. Car Jamal ne se borne pas à incarner un géant du jazz. C’est un personnage. Me revient un tête à tête informel avec lui, organisé par ses producteurs (moment de grâce, merci Catherine et Seydou Barry). On s’est retrouvés au dernier étage d’un hôtel parisien. Panorama sur Paris. Jamal, branché en permanence sur l’aspect spirituel des choses : «vous savez, Monsieur Pfeiffer (Jamal vous appelle par votre nom), la richesse n’est pas un but. Steve Jobs vient de mourir. Il possédait 72 millions de dollars? Un montant vertigineux, vous en convenez. Il ne lui a pas permis d’acheter une seconde de plus!» Une heure de Jamal : de l’or en barre. Pas uniquement au piano.
Autres vedettes (parmi trente-six) sous l’immense tente blanche : les guitaristes John Scofield et John Mc Laughlin (le même soir!), Kamasi Washington, Archie Shepp (il revient avec Lucky Peterson), Jamie Cullum, Dianne Reeves, Stephane Belmondo, Snarky Puppy,Lisa Simone, Fred Wesley, Yaron Herman (avec M), Gonzalo Rubalcaba, Roberto Fonseca, Maceo Parker, Cyrille Aimée… Sans omettre, au Château de Sabazan, dans le fief des producteurs Plaimont, le concert attendu du Brésilien Ed Motta, le 6 août.
Autant de prestations alléchantes sous l’aura tutélaire du trompettiste Wynton Marsalis. L’indiscutable mascotte du festival se produira sous des formules diverses. Dans un ouvrage paru en 2005, Lettres à un jeune musicien de jazz, le Louisianais place l’échange et le partage, au centre du jeu de l’artiste. La somme de conseils du maître-jazzman résume à merveille l’incarnation de respect, d’humilité, d’écoute de l’autre, de travail… et de prise de risque que l’équipe de Marciac, issue depuis les origines de l’éducation populaire, montre en exemple, à la planète entière, depuis bientôt quarante ans.
Bruno Pfeiffer
JIM, 39 édition, du 29 juillet au 15 août 2016
CD Kenny Barron Trio, Book of Intuition, IMPULSE! /Universal