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Autre grand classique : la figure de la Pieta, ou la Vierge de la Piétée, représentée notamment par Michel-Ange (vignette), et réinterprétée ici par Kookaï en 2001. « La grande ambition des marques, c’est de devenir des objets d’adoration, d’incarner une nouvelle religion à laquelle se convertirait, avec idolâtrie, un maximum de clients », écrit Mélanie Gentil.

(Montage Obs – © Kookaï, Agence CLM BBDO – © Scala, Florence)

Régionales : des bleus et de l’espoir au Front de gauche

Mercredi soir, on s’est pointé à la Halle Carpentier (XIIIarrondissement de Paris) pour le grand meeting du Front de gauche en Ile-de-France. Une opération de force. Quelques semaines avant le premier tour des régionales, Pierre Laurent (PCF), Eric Coquerel (Parti de gauche) et Clémentine Autain (Ensemble !) n’étaient pas seuls. A l’intérieur de la salle : drapeaux, écrans géants et 2 000 âmes. Au premier rang, on note la présence de Jean-Luc Mélenchon et Marie-Georges Buffet. Ils resteront silencieux tout au long de la soirée. La lumière rouge est ailleurs.

Le meeting débute, et comme toujours au Front de gauche, le micro tourne entre les mains. Les colistiers s’enchaînent. Ils racontent leur parcours. Ils découvrent, pour la plupart, le monde politique : le Front de gauche a ouvert ses portes à la société civile. Les débutants passent. Les routards déboulent.

Clémentine Autain, tête de liste en Seine-Saint-Denis, cause des inégalités en Ile-de-France et tacle la politique d’austérité du gouvernement. Eric Coquerel, tête de liste à Paris, tape sur Wallerand Saint-Just, le candidat du FN, «l’ancien du GUD» : «Nous mènerons la bataille idéologique et culturelle contre le Front». Au passage, il n’oublie pas Valérie Pécresse, celle qui «distribue des chocolats à Versailles». L’humour se mélange aux attaques.

«Un conseil qui associe les gens qui n’ont pas le droit de vote»

Au fil de la soirée, une découverte arrive. Elle s’appelle Julie Morel, syndicaliste CGT chez Air France et tête de liste dans le Val-d’Oise. Elle prend le micro, visiblement émue, et lit un petit texte de présentation : ses premiers mots en politique. Elle remercie les présents et ses collègues absents. Le moment est court. Les applaudissements longs. La fin de soirée approche.

Et Pierre Laurent prend le micro pour la conclusion. Le chef de file du Front de gauche fait un tour dans le passé. Il met en avant le bilan de son parti à la région. Puis, il aborde le futur. Aujourd’hui, la liste du Front de gauche frôle les 10 % selon les sondages. Il prévient : «Il peut se passer encore beaucoup de choses.» Pierre Laurent compte sur «la richesse de la jeunesse» et promet de construire 100 000 logements dans la région.

En conclusion, il parle actualité et la décision de Manuel Valls d’éteindre le droit de vote des étrangers : «A la région, je propose un conseil qui associe les gens qui n’ont pas le droit de vote aux décisions et consultations.»

L’objectif du Front de gauche est affiché, atteindre un score à deux chiffres lors du premier tour. Et après ? Les regards changent. Certains, Pierre Laurent et Clémentine Autain penchent vers une alliance avec Claude Bartolone pour faire face à la droite de Valérie Pécresse. Eric Coquerel, lui, ne se prononce pas pour le moment. Il préfère se concentrer sur le premier tour : à chaque jour suffit sa peine.

Rachid Laïreche

La droite européenne veut un pacte de stabilité qui ne s’applique qu’à la gauche

REUTERS/Susana Vera

« Finalement, demain, à 11 heures, le commissaire Pierre Moscovici nous rejoindra pour présenter les prévisions économiques d’automne », a annoncé aujourd’hui Margaritis Schinas, le porte-parole de la commission : « J’espère que ça sera court, car ensuite, Jyrki Kataïnen (vice-président chargé de la croissance) et Violeta Bulc (commissaire chargée des transports) viendront vous présenter le lancement du nouvel appel à propositions dans le cadre de « Connecting Europe facility » ». Sans mésestimer l’importance du second sujet, on se demande pourquoi Schinas « espère » que la conférence de presse du commissaire aux affaires économiques et monétaires sera « courte » alors qu’il s’agit d’un rendez-vous particulièrement important puisqu’il va orienter les avis que la Commission va rendre dans quelques jours sur les projets de budget des États de la zone euro… Ce qui se dissimule derrière cette phrase à l’enthousiasme très mesuré, c’est la défaite de la majorité conservatrice de l’exécutif européen qui souhaitait que cette conférence de presse soit annulée et que les prévisions économiques donnent lieu à un simple communiqué de presse, un fait sans précédent dans l’histoire de la Commission… Pourquoi ? Tout simplement parce que les chiffres qui seront dévoilés demain sont embarrassants pour plusieurs gouvernements de droite et plutôt flatteurs pour la France socialiste.

L’affaire commence en juillet dernier, lorsque Madrid demande à la Commission de pouvoir présenter son projet de budget 2016 un mois avant la date limite du 15 octobre, car elle veut pouvoir le faire adopter par les Cortes avant les élections législatives du 20 décembre. Le but électoral est clair : le conservateur Mariano Rajoy veut afficher des comptes en ordre alors que la croissance (3,1 %) et la création d’emplois sont reparties. Las, le 5 octobre, à l’issue d’un Eurogroupe à Luxembourg, Pierre Moscovici douche l’enthousiasme espagnol en estimant que ce projet ne tient pas la route : Madrid devra «prendre les mesures nécessaires pour s’assurer que le budget 2016 sera compatible avec le pacte de stabilité» assène l’ancien ministre socialiste. Le 12 octobre Pierre Moscovici se fait plus précis : « tandis que les prévisions de croissance espagnole pour 2015 nous paraissent globalement plausibles, celles pour 2016 nous semblent un peu trop optimistes et sujettes à des risques négatifs — notamment au cas où il y aurait une décélération plus marquée dans les marchés émergents. Nous prévoyons pour l’Espagne une croissance du PIB réel de 3,1 % en 2015 et de 2,7 % en 2016 ». Pour la Commission, le déficit public espagnol sera donc de 4,5 % du PIB en 2015, et non de 4,2 % comme prévu, et de 3,5 % en 2016, loin des 2,8 % annoncés. Pis : le déficit structurel ne sera pas réduit de 1,2 % comme promis, mais augmentera de 0,2 %. En conséquence, l’exécutif européen demande au gouvernement espagnol de lui adresser une copie révisée avant le 23 novembre afin que le déficit se situe sous les 3 % en 2016 comme il s’y est engagé… De fait, si des mesures complémentaires ne sont pas prises dès maintenant, Madrid ne pourra pas trouver l’équivalent de 0,7 % du PIB d’économie en 2016. Une sacrée tuile à deux mois d’élections qui se joue essentiellement sur des questions économiques…

Dès le 5 octobre, Rajoy, furieux, mobilise ses soutiens en Europe pour essayer de réduire au silence Moscovici. Pour lui, nul doute qu’il s’agit d’une cabale menée par un commissaire socialiste pour l’affaiblir avant les élections. Wolfgang Schäuble, le ministre des finances allemand, lui aussi conservateur et membre du PPE, monte au créneau : « il faut voir d’où vient le pays ». Sous-entendu : l’Espagne conservatrice a fait son travail. Une sortie qui n’a pas plu à Moscovici qui avait pris la précaution d’informer fin septembre le ministre allemand des mauvais chiffres espagnols sans alors susciter de réaction.Il l’a même fait savoir sur son blog, ce qui n’est pas fréquent. Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, lui aussi membre du PPE, a essayé de rendre la pilule moins amère en demandant à son vice-président chargé de l’euro, Valdis Dombrovskis, membre du PPE chargé de surveiller de près Moscovici, d’en rajouter sur le « rétablissement remarquable » de l’Espagne. Difficile d’aller plus loin sauf à discréditer la Commission.

La nervosité conservatrice est d’autant plus grande que l’Espagne n’est pas la seule mauvaise nouvelle : le Portugal, en particulier, dérape : son déficit ne sera pas de 2,8 % en 2015 comme prévus, mais au-dessus de la limite de 3 %. Surtout, le gouvernement minoritaire de droite issu des élections du 4 octobre n’a pas soumis son projet de budget 2016 avant la date limite du 15 octobre et ne l’a toujours pas fait: en théorie, la Commission aurait dû ouvrir une procédure d’infraction. Mais Juncker s’y est fermement opposé : il a appelé Moscovici en marge du congrès du PPE de Madrid des 21 et 22 octobre pour lui demander de rester l’arme au pied. Et comme si cela ne suffisait pas, l’excédent de la balance des paiements allemande explose et atteint 10 %, loin de la limite des 6 % autorisée par le Pacte de stabilité révisé, ce qui devrait entrainer une mise sous observation, ce déséquilibre étant particulièrement grave pour la zone euro, aussi grave que la faillite grecque.

Autant dire que les conservateurs de la Commission qui se sont érigés en gardien inflexible du Pacte de stabilité lorsqu’il s’est agi de la France socialiste – il faut se rappeler de leur dureté à l’égard de Paris il y a un an pour un tout petit 0,1 % de déficit structurel en trop — veulent le débrancher dès lors qu’il s’agit de leurs amis. Comble d’ironie justement, la France fait mieux qu’attendu : au lieu des 4 % de déficit prévus pour 2015, ce sera 3,8 %, et en 2016, elle sera bien aux 3,4 % exigés, juste avant la présidentielle de 2017.

Soucieux de complaire à ses amis conservateurs, le tout puissant Martin Selmayr, le chef de cabinet de Juncker par ailleurs membre de la CDU allemande, a décidé qu’il était urgent de réduire au silence la Commission, au moins jusqu’aux élections espagnoles. N’en va-t-il pas de l’intérêt supérieur du PPE ? Il a donc essayé de dissuader Moscovici de tenir une conférence de presse à l’occasion des prévisions économiques d’automne qui seront rendues publiques ce jeudi afin que la presse ne fasse pas trop de publicité autour de ces chiffres particulièrement désastreux pour des gouvernements amis. Selmayr a profité d’une nouvelle absence pour raison médicale de Juncker pour agir comme s’il était le patron de l’institution : de fait, ce n’est pas tous les jours qu’un chef de cabinet du président dicte son comportement à un commissaire censé représenter le niveau politique. La manœuvre a échoué devant la détermination de Moscovici. Pour éviter un conflit désastreux pour l’image de la Commission, Juncker a décidé de calmer les ardeurs un rien staliniennes de son chef de cabinet et de laisser le commissaire français présenter les prévisions économiques d’automne… On se demande comment Selmayr a pu penser que personne ne se poserait de questions si, pour la première fois, la Commission ne présentait pas officiellement ses prévisions comme elle le fait depuis toujours ? Surtout à la veille de ses avis sur les projets de budget qui seront évidemment jugés à leur aune. Un épisode qui rappelle à ceux qui l’auraient oublié que l’Europe est bien gouvernée par une droite décomplexée.

Mathias Enard, le nouveau Balzac

Comparer son oeuvre à celle du roi des romanciers peut sembler plus osé. Elle reste évidemment loin d’en avoir les proportions titanesques et le génie démiurgique; leurs thèmes diffèrent (à la sociologie des moeurs françaises, Enard substitue la tragédie humaine d’autres tribus); leurs façons de raconter aussi (Céline et Claude Simon sont passés par là, entre autres, puisque le «New York Times» a même vu dans l’auteur de «Zone» un nouveau Joyce).

Et, pourtant, lequel de nos écrivains a encore assez d’appétit pour farcir de volumineuses fictions avec une telle dose d’érudition? Balzac gavait les siennes de tartines encyclopédiques sur la fabrication du papier, l’usage du mot «gars» chez les chouans, l’incompréhensible système des lettres de change.

Chez Enard, même sentiment, parfois, d’assister à un colloque de l’EHESS. Ici, un topo sur la diversité des juifs d’Istanbul. Là, une communication sur la manière dont Goethe a composé son «Divan occidental-oriental» en s’inspirant d’un chef-d’œuvre de la poésie persane du XIVe siècle. Et là, un impeccable «abstract» universitaire expliquant qu’«un des rapports entre orientalisme scientifique et littérature les plus surprenants est celui qu’entretiennent Honoré de Balzac et l’orientaliste autrichien Joseph von Hammer-Purgstall (1774-1856)». Balzac, oui.

« Contre le fantasme simpliste d’un Orient musulman et ennemi »

« Boussole » est une somme imposante, foisonnante et passionnante sur l’orientalisme, un conte des «Mille et Une Nuits» sur les mille et une manières dont l’Orient a «révolutionné l’art, les lettres et la musique». Sept ans après «Zone», homérique monologue ferroviaire qui charriait un siècle de violences, voilà qui tombe à pic dans une rentrée bouleversée par le chaos syrien, ses réfugiés et les crispations identitaires.

Un des objectifs, dit Enard, était de lutter contre l’image simpliste et fantasmée d’un Orient musulman et ennemi, en montrant tout ce qu’il nous a apporté. Tiens, je viens de lire “Soumission”, de Houellebecq: c’est franchement marrant, mais aussi sinistre et désolant, cette vision hyperutilitariste de l’islam qui permet à des mâles occidentaux ne bandant plus de se taper des jeunes femmes par quatre…

En fait, il n’y a pas de fossé entre Orient et Occident, c’est complètement une illusion. Dès qu’on cherche où passe ce fossé, la frontière est extraordinairement mouvante. Où mettre les Balkans? Il y a toujours eu des zones de mixité, et l’Orient lui-même est beaucoup plus mixte qu’on ne le pense. On oublie trop facilement la diversité de l’autre. Et aussi qu’on a soi-même un rapport à l’autre très différent selon qu’on est français, allemand ou espagnol.»

Lui est un peu tout ça à la fois. Après une jeunesse paisible, poitevine et entourée de livres, ce fils d’un éducateur spécialisé niçois et d’une orthophoniste basque a voulu «voir un peu le monde». Il est donc venu à l’Ecole du Louvre, puis aux Langues O, où, après avoir tenté le vietnamien, il s’est lancé dans une thèse sur «la poésie arabe et persane de l’après-guerre, et son rapport avec les littératures d’Europe».

Avant d’atterrir à Barcelone en 2000, à Rome en 2005, puis à Berlin ces deux dernières années, il a vécu au Caire, au Liban, en Iran, en Syrie. «La période la plus heureuse de ma vie, j’apprenais plein de trucs.» Ça a duré presque dix ans, et lui vaut encore de se faire traiter d’«espion» par Mathieu Larnaudie, Oliver Rohe et Claro, ses copains écrivains du collectif inculte, où il a par ailleurs fréquenté François Bégaudeau et Maylis de Kerangal. Enard se marre :

Non, je n’ai pas été approché par les services! On n’a plus tellement besoin d’envoyer un mec à chameau au milieu du désert voir ce que font les Bédouins. Il y a sûrement des chercheurs qui discutent avec des diplomates. Mais ceux que je connais n’aimeraient pas beaucoup qu’on le dise.»

Hafez el Assad (SIPA)
Un portrait d’Hafez al-Assad, à Damas, vers 2000. (©Abd Rabbo/Sipa)

En attendant, s’il était plus ramenard, ce fan de Cendrars et Corto Maltese aurait de quoi se tailler une assez romanesque djellaba. Dans le Téhéran des mollahs, qui condamnaient alors les trafiquants à des «exécutions publiques» d’une «cruauté spectaculaire», il a comme son personnage de «Boussole» goûté l’opium, cette drogue «plurimillénaire» qui «chasse tout chagrin» et provoque «une saine constipation».

Il y a aussi été «jugé trois ou quatre fois» pour présence illégale sur le territoire et dû exposer, à plusieurs reprises, son sujet de thèse à un officier de renseignement qui n’y comprenait rien mais restait «très courtois, parce que si l’administration iranienne est parmi les plus pénibles de la terre, ses employés sont toujours extraordinairement courtois.»

Quant à la Syrie de Hafez al-Assad, il y a fait son service militaire, deux ans à Soueïda, petite ville du Djebel Druze, où il a connu l’ivresse de devenir arabe:

J’étais un des trois seuls étrangers à des kilomètres à la ronde. La France me prêtait à un centre culturel syrien où l’on apprend de tout : la couture, la dactylographie… Moi, je donnais des cours de français. Ce sont des années de très grand bonheur, même si le régime était vraiment dur. Les étrangers étaient surveillés mais tranquilles. Les Syriens, eux, avaient très peur. Ils devaient faire attention à tout ce qu’ils disaient. Parfois, quelqu’un disparaissait : il était en prison, on ne savait pas où, et sa famille ignorait si elle le reverrait. C’était assez flippant.»

Décapitation : mode d’emploi

Cette connaissance de l’Est aimante «Boussole». Mais c’est bien un roman: la méditation douloureuse et désordonnée d’un musicologue autrichien, une nuit d’insomnie, pendant que les infos rapportent comment «les égorgeurs barbus de l’Etat islamique s’en donnent à coeur joie, tranchent des carotides par-ci, des mains par-là, brûlent des églises et violent des infidèles à loisir.»

Reclus dans son appartement viennois, parmi ses livres, ses partitions et les objets qu’il a rapportés de ses voyages, ce Franz Ritter rumine le passé en pensant à Sarah, belle universitaire baroudeuse qui «lui manque» et qu’il «a manquée», autrefois, en hésitant à l’embrasser à Palmyre – car «parfois un baiser change une vie entière».

Le résultat est un grand foutoir subtilement et savamment orchestré d’émotions, de réflexions sur le couteau de cuisine qu’utilisent en Syrie «des bourreaux à l’accent londonien» (là où toute la tradition arabe de la décapitation préconise «le sabre sur la nuque»), d’histoires incroyables mais vraies où l’on croise en vrac :

L'Origine du monde (SIPA)« L’Origine du monde », de Gustave Courbet (1866), lors d’une expo au Grand Palais,

à Paris, en 2007. (©Giniès/Sipa)

« Un ambitieux modeste »

Ce déballage balzacien pourrait être assommant de cuistrerie, mais non, il suffit de se laisser porter. Le talent d’Enard est celui d’«un ambitieux modeste», comme dit son aîné Olivier Rolin :

Des écrivains intelligents, ça se trouve. Des érudits, déjà moins. Des ambitieux, il n’y en a pas des bottes – je ne parle pas de ceux qui courent après la notoriété, ils pullulent, mais de ceux qui croient après Calvino que “la littérature ne peut vivre que si on lui assigne des objectifs démesurés, voire impossibles à atteindre”. Mathias est tout ça.»

Dans son roman, on entend même Beethoven jouer son dernier concert sur un piano complètement faux. Beethoven qui, comme presque tous ici, Nietzsche en tête, savait que «le génie veut la bâtardise». Beethoven qui «avait compris qu’il faut rapprocher les deux côtés dans la musique, l’Orient et l’Occident, pour repousser la fin du monde qui s’approche». Beethoven, qui possédait une boussole indiquant obstinément l’est.

Enard n’a pas attendu l’apocalypse syrienne pour écrire son roman. Certaines lignes datent de «2005-2007». Il ne sait pas alors où il va. Juste qu’il vient d’abandonner sa thèse presque terminée et «les malles où il trimballait des centaines de photocopies», pour publier son premier roman, « la Perfection du tir», soliloque fiévreux d’un sniper à Beyrouth.

C’est aussi l’époque où la bande d’inculte l’adopte, pour écrire sur «Edward Saïd, pianiste» et «La Maman ou la Putain», mais aussi un «Eloge du rosé», et même démarrer une ironique biographie collective, «Kadhafi est un chic type», qui n’a hélas jamais été publiée.

Son ami Oliver Rohe, co-fondateur du collectif et de leur revue, a grandi au Liban. Il n’a pas oublié leur rencontre, en 2004, lors d’un Salon en Belgique:

Après avoir très vite établi notre intérêt commun pour la région du Moyen-Orient, j’ai été frappé par son arabe absolument parfait, parlé sans le moindre accent (dans le dialecte syro-libanais que je connais). Je sais qu’il a cette même aisance dans l’espagnol, l’anglais, l’allemand, le persan, etc. C’est ce qui est ressorti en premier à mes yeux, sa facilité avec les langues, sa capacité à comprendre (pas uniquement par les livres) des cultures autres que la sienne.

Ensuite, il aime raconter. Et ça se constate tout de suite à l’oral, dans la discussion, il y a chez lui une délectation évidente et contagieuse à raconter des histoires. Sa force, je crois, est d’écrire des choses savantes dans une forme narrative fluide — qui lui vient justement de ce plaisir à raconter.

Une dernière chose à laquelle je suis très sensible, surtout dans le contexte actuel : la conviction chez lui, pour aller vite, que l’Orient est dans l’Occident — idée qu’il montre (plutôt que de la démontrer) dans son dernier livre.»

Pourquoi Daech détruit Palmyre

L’an passé, Enard a voulu retourner en Syrie, dans le Sud. Sa femme, prof d’arabe, a menacé de le quitter. Il a laissé tomber.

Je pense qu’il y a encore des gens que je connais, et que je les retrouverais si j’y allais. Mais ceux dont j’étais vraiment proche sont tous partis au début de la révolution, ou sont morts.»

Comme le héros de « Boussole », il est très touché par ce qui se passe là-bas:

C’est incroyable de penser que ces mecs dynamitent Palmyre. Je crois à la puissance du dieu Baal, le terrifiant, qu’il va annihiler ces barbus sous la forme d’un drone ou d’autre chose. Mais en attendant ces pirates ont de beaux jours devant eux, puisque tout le jeu de Bachar al-Assad consiste à dire: c’est nous ou eux.»

Il a bien quelques éléments d’explication, pas tous sans lien avec l’histoire coloniale de l’archéologie orientaliste :

Ce n’est pas pour rien que Daech détruit des sites anté-islamiques avec une facilité terrifiante. Pour eux, ça n’est pas leur patrimoine. Toutes ces richesses ont été découvertes par des Occidentaux, visitées par des touristes, et leur apparaissent comme une étrange présence étrangère dans leur propre passé.

Par ailleurs, le régime nationaliste baassiste a beaucoup joué avec les symboles. A la télé, on voyait se lever le soleil avec le drapeau syrien sur Palmyre ou l’arc d’Apamée. Daech, c’est aussi une réaction à ça.»

Palmyre (SIPA)
Une image du temple de Baal, à Palmyre, diffusée par « l’Etat Islamique »

fin août 2015. (©Uncredited/AP/SIPA)

Mais pas question pour autant d’oublier que «ses dirigeants sont passés par la case prison en Irak sous les Américains», et que toute cette affaire est aussi, au fond, «une histoire européenne». Le roman le rappelle:

Des victimes européennes, des bourreaux à l’accent londonien. Un islam radical nouveau et violent, né en Europe et aux Etats-Unis, des bombes occidentales, et les seules victimes qui comptent sont en fin de compte des Européens. Pauvres Syriens. Leur destin intéresse bien peu nos médias, en réalité. Le terrifiant nationalisme des cadavres.»

Est-ce si nouveau ? « Boussole » détaille par ailleurs comment le premier «djihad mondial» fut inventé par les Allemands :

C’est assez dingue, oui, dit Enard. Napoléon y avait pensé quand il a envahi l’Egypte, l’Allemagne l’a fait en 1914. Le sultan ottoman était son allié. Comme il était calife, elle lui a demandé d’appeler tous les musulmans des troupes coloniales à se retourner contre les Français, les Britanniques et les Russes.

La fatwa était donc assez spéciale puisqu’elle visait tous les infidèles… à l’exception des Allemands, des Autrichiens et des représentants des pays neutres. Mais, le plus surprenant, c’est qu’un journal appelé “le Djihad” a été imprimé sous la direction d’un grand orientaliste allemand, près de Berlin, en quatre ou cinq langues.»

L’orientalisme n’est pas toujours un humanisme.

Et Balzac dans tout ça ? Lui aussi est un des personnages-clés du livre. Non seulement l’un de ses premiers textes publiés témoigne d’une certaine fascination pour l’opium, mais, beaucoup plus passionné qu’on ne le croit par l’Orient, l’auteur de «la Peau de chagrin» fut surtout «le premier romancier français à inclure un texte arabe dans un de ses romans.» Puisqu’on vous dit qu’Enard lui doit beaucoup. Il est bien le neveu de Balzac.

Grégoire Leménager

Boussole, par Mathias Enard,

Actes Sud, 382 p., 21,80 euros.

Bio express

Né en 1972 à Niort, Mathias Enard a étudié l’arabe et le persan à l’INALCO, vécu une dizaine d’années au Proche-Orient et fait partie du collectif inculte.

Traduit dans 22 pays, il est notamment l’auteur de «Zone» (prix Décembre 2008, prix du Livre Inter 2009), «Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants» (Goncourt des Lycéens 2010) et «Rue des Voleurs» (2012).

« Boussole » lui a valu de remporter le prix Goncourt 2015 ce mardi 3 novembre.

Portrait paru dans « L’Obs » du 17 septembre 2015.

Les 1ères pages de « Boussole »

« Le Fils de Saul » : un film implacable sur les camps d’extermination

La première image est floue, on distingue à peine des arbres, de l’herbe, une silhouette qui marche vers la caméra à pas rapides. C’est elle qui en avançant réalise la mise au point. Mais sitôt que l’image devient nette, le personnage disparaît. Il se nomme Saul (Geza Röhrig), il est hongrois et juif, membre depuis plusieurs semaines d’un Sonderkommando, chargé par les nazis du « traitement » de ceux qui, de l’Europe entière, sont transportés jusqu’à Auschwitz-Birkenau pour y être massacrés.

Saul a survécu en faisant se déshabiller les victimes, en les poussant dans la chambre à gaz, en fouillant leurs vêtements tandis qu’elles agonisent, puis en sortant leurs cadavres, nettoyant le lieu d’exécution, préparant l’arrivée du nouveau convoi.

Photo du film « Le fils de Saul ». (Ad Vitam)

En réalité, Saul est déjà mort, comme tous ses compagnons, qui le savent et, parfois, le disent. La caméra l’accompagne, il garde la tête baissée, il est toujours en mouvement, se tait le plus souvent, tendu tout entier vers sa propre fin, sans autre motivation que de survivre un jour encore, ou une heure seulement.

Jusqu’à ce qu’il décide que ce garçon qui au sortir de la chambre à gaz respirait encore et qu’un Allemand a étouffé de ses mains était son fils. A compter de cet instant, une obsession nouvelle se superpose à celle de la survie : Saul veut que l’enfant soit enseveli, et non brûlé, il veut qu’un rabbin dise le kaddish pour lui.

Morts-vivants

Le film de László Nemes l’accompagne et le suit, il fait sienne son obsession, qui fait écho à l’ambition du cinéaste : rendre compte de la réalité de l’enfer des camps d’extermination telle que l’ont vécue les milliers d’êtres dont la machine nazie avait fait ses auxiliaires contraints et forcés.

La réussite de Nemes, dont l’expérience de cinéaste se limitait pourtant à quelques courts-métrages, réside dans la volonté de ne pas céder d’un pouce face à la vérité historique qu’ont transmise les rares survivants des Sonderkommando.

Elle tient aussi au respect de principes de mise en scène dictés par la situation de ces morts-vivants, tenus de ne rien voir et de ne rien entendre d’autre que ce qui était nécessaire à leur charge, auxquels il était interdit de jamais s’arrêter de marcher ou d’agir : le spectateur se trouve plongé au cœur de l’horreur, sans possibilité aucune de croire à une de ces issues « heureuses » que le cinéma seul s’est parfois autorisé à imaginer. « Le Fils de Saul » est un film implacable.

Pascal Mérigeau

♥♥♥ « Le Fils de Saul« , par László Nemes. Drame hongrois, avec Géza Röhrig, Levente Molnár (1h47).

Volkswagen a découvert des irrégularités sur 800 000 moteurs

Le scandale de tricherie sur les émissions polluantes des moteurs de Wolkswagen s’est encore étendu mardi avec la découverte d’«irrégularités» sur le niveau de CO2 de 800 000 véhicules et au lendemain de nouvelles accusations des autorités américaines. Colosse aux 12 marques et 200 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, le numéro deux mondial de l’automobile a annoncé avoir découvert «au cours d’enquêtes internes, des incohérences inexpliquées concernant la mesure des niveaux de CO2», le dioxyde de carbone.

Le niveau d’émissions mentionné s’est révélé être trop bas par rapport à ce qu’il aurait dû être. Cette nouvelle affaire concerne selon une première estimation environ 800 000 véhicules essentiellement diesel. Et, pour la première fois, un moteur essence est également concerné.

Le groupe a décidé de passer en revue toutes ses différentes procédures sur les moteurs diesel, après l’éclatement fin septembre d’un scandale portant sur l’installation d’un logiciel faussant les résultats des tests anti-pollution sur onze millions de véhicules. Ce logiciel servait à masquer le niveau réel d’émission d’oxydes d’azote (NOx), polluants atmosphériques toxiques, et non de dioxyde de carbone comme c’est aussi désormais le cas.

Deux milliards d’euros

Pour l’heure, les risques financiers de ces nouvelles irrégularités pour le constructeur sont évalués «à environ deux milliards d’euros». Cela vient s’ajouter aux 6,7 milliards d’euros de provisions pour faire face aux premières conséquences et engager le gigantesque rappel des véhicules équipés du logiciel truqueur incriminé.

La direction de a promis mardi de «commencer immédiatement à discuter avec les autorités concernées des conséquences» de ce dernier volet du scandale, tandis que son conseil de surveillance a exprimé son «inquiétude» suite aux nouvelles révélations.

Le scandale des moteurs truqués avait déjà connu un nouveau rebondissement lundi : l’agence américaine de protection de l’environnement, qui avait la première révélé la tricherie, a accusé le groupe allemand d’avoir violé les normes d’émission de gaz polluants également avec des moteurs diesel 3 litres des marques haut de gamme.

AFP

Pourquoi Twitter abandonne les favoris pour des cœurs

Pourquoi Twitter abandonne les favoris pour des coeurs
Pink Sherbet Photography / Flickr CC licence by.

En panne d’utilisateurs, Twitter cherche à simplifier son site. Et à enlever l’ambiguité du « fav ».

Twitter vient d’annoncer qu’il transforme son bouton «favori» en un coeur appelé «like». En copiant le modèle de Facebook et d’Instagram, le réseau social veut enlever toute ambiguïté à une fonction qui n’a jamais été tout à fait comprise.

Twitter lui-même n’a jamais été en mesure d’expliquer le sens précis de ce bouton «fav», proposant dans son manuel d’utilisation deux usages bien différents pour sa petite étoile jaune: «Lorsque vous ajoutez un Tweet à vos favoris, vous indiquez à la personne qui en est à l’origine que vous appréciez son Tweet. Le Tweet est alors enregistré et peut être consulté ultérieurement». Le favori était donc à la fois un like et un archivage.

Le fav utilisé pour 25 raisons différentes

Trois chercheurs, Florian Meier, David Elsweiler et Max L. Wilson, s’étaient posés la question de savoir quel sens les utilisateurs mettaient dans leurs «fav» ? (PDF). D’après leur étude, la fonction était utilisée pour pas moins de 25 raisons différentes !

Le fav était perçu comme un like dans 62% des cas, ce qui n’a sans doute pas échappé à Twitter qui a décidé de régulariser la situation de deux favs sur trois. Et tant pis pour les autres.

D’après les chercheurs, dans 23% des cas, le fav était un marque-pages, une manière d’archiver un tweet. La transformation du fav en coeur pose dans ce cas précis un souci: il devient difficile de mettre de côté un tweet de Jean-Marie Le Pen sans l’approuver. Mais le même problème se pose sur Facebook où il faut «liker» une page pour s’y abonner.

Le fav était aussi utilisé dans 4% des cas pour faire mousser son ego, et saluer une mention de soi-même. Cas typique: quand une célébrité nous fait l’honneur d’une réponse, le fav fait alors office de salle des trophées. Dans 2% des cas, le fav était un simple «vu», pour lequel le coeur peut paraître un peu fort.

Un beau cadeau pour l’algo

La disparition du fav est aussi un moyen d’améliorer l’algorithme de Twitter, en clarifiant le sens de cette action. Twitter réfléchit depuis longtemps à l’opportunité de remplacer sa timeline où apparaissent tous les tweets auxquels on est abonné par un flux filtré par un algorithme comme le fait Facebook. Les coeurs vont aider l’algo à trouver les meilleurs tweets.

Anthony Noto, directeur financier de Twitter, l’avait reconnu l’année dernière: la timeline actuelle «n’est pas l’expérience la plus pertinente pour un utilisateur». L’internaute peut y rater des tweets pertinents enterrés au fond du flux. Faire remonter en haut de la timeline ces tweets intéressants, comme le fait Facebook, «est une manière de mieux organiser ce contenu», a t-il ajouté, ce qui avait suscité une grande crainte chez les utilisateurs historiques du service.

Twitter parie sur les nouveaux utilisateurs (contre les anciens)

L’arrivée du coeur est une nouvelle tentative de Twitter de se simplifier pour attirer de nouveaux utilisateurs. Les tweets sont partout dans les médias, à la télévision, sur les sites d’info, mais le grand public ne comprend pas pour autant comment ce réseau au jargon étrange fonctionne. Avec le favori, c’est un mot de moins à expliquer aux nouveaux utilisateurs.

Tous les trimestres, Twitter passe un sale quart d’heure quand il doit annoncer au monde économique ses chiffres financiers. Alors que Facebook continue de conquérir le monde avec ses 1,5 milliards d’utilisateurs, Twitter stagne à 320 millions d’utilisateurs actifs. En 2012, Twitter prévoyait 400 millions d’utilisateurs avant la fin 2013. C’est pour le moins raté.

En faisant le choix du coeur et du like, Twitter ne prend aucun risque. Ces deux symboles quasi équivalents (sur Facebook France, «like» se dit «j’aime») sont présents partout : Facebook, YouTube, Instagram, Airbnb, Pinterest… et même sur Periscope, le site de streaming vidéo lancé par Twitter.

Goncourt : quatre finalistes (et aucun Boualem Sansal)

Pour beaucoup, l’affaire était jouée: Sansal serait le Goncourt 2015. Son livre, «2084», charge orwellienne contre le fondamentalisme islamique, se vend bien (septième au dernier classement des meilleures ventes L’Obs/GfK), et il a bénéficié d’une exposition médiatique importante ces dernières semaines.

Cette Sansal-mania portait peut-être plus sur sa passionnante personne et son urgent sujet que sur le texte lui-même, qui souffre de quelques défauts. Certains s’apprêtaient même à déplorer ce triomphe annoncé. Un juré du Goncourt, récemment, émettait des réserves préventives, en rappelant que «le Goncourt n’est pas un prix de vertu».

Il aura été entendu. Depuis le musée du Bardo, en Tunisie, le jury a sélectionné les quatre derniers romans en lice. Sansal, donc, n’y figure pas (il reste en compétition pour plusieurs autres prix, à commencer par le Femina). Alain Mabanckou et Simon Liberati aussi ont été évincés, après s’être trouvés dans la deuxième sélection.

Les 4 finalistes du Goncourt 2015

Ceux qui y figurent (les liens renvoient aux articles parus dans «l’Obs») :

«Titus n’aimait pas Bérénice», par Nathalie Azoulai (P.O.L)

«Boussole», par Mathias Enard (Actes Sud)

«Les Prépondérants», par Hédi Kaddour (Gallimard)

«Ce pays qui te ressemble», par Tobie Nathan (Stock)

Le prix sera décerné le 3 novembre, à Paris, au restaurant Drouant, comme d’habitude. Avant cela, le 29 octobre, l’Académie française remettra son Grand prix du roman. Hédi Kaddour figurant dans les deux listes finales, le Goncourt devrait a priori s’adapter au verdict des académiciens, puisque les grands prix s’efforcent d’éviter les doublons. Mais les pronostics sont faits pour être contredits. Jonathan Littell avait bien cumulé les deux. Et Patrick Rambaud aussi.

BibliObs.com

A noter : le jury du Goncourt se compose de Bernard Pivot, président, Paule Constant, Pierre Assouline, Régis Debray, Françoise Chandernagor, Didier Decoin, Edmonde Charles-Roux, Philippe Claudel, Patrick Rambaud et Tahar Ben Jelloun.

VIDEO. Qui mérite le prix Goncourt 2015 ?


Qui mérite le prix Goncourt 2015 ?par LeNouvelObservateur

Que faut-il écrire pour avoir le Goncourt ?

Le jour où le Goncourt a raté Louis-Ferdinand Céline

« C’est du pain pour un siècle entier de littérature. C’est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l’heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareil, ce moment capital de la nature humaine?», écrivit un parfait inconnu répondant au pseudonyme de Céline, pour convaincre le comité de lecture Gallimard de publier son premier roman «Voyage au bout de la nuit».

Gallimard traîna les pieds – «il faudrait élaguer»! –, et se fit souffler l’affaire par un petit éditeur belge. Les Dix du Goncourt peinèrent à escalader le chef-d’œuvre et décernèrent leur grosse timbale aux «Loups» de Guy Mazeline, un jeune «pomponné de la littérature» aux allures de danseur de tango, dorloté par la NRF – où à 32 ans il avait déjà publié plusieurs livres – et qui ne dut pourtant qu’à cette fabuleuse usurpation de ne pas sombrer totalement dans l’oubli.

Avec «Goncourt 32», roman à suspens littéraire, Eugène Saccomano nous plonge avec bonheur, et dégoût, dans les entrelacs de lâchetés et de combines minuscules qui conduisirent les Goncourt à commettre la pire erreur de toute leur histoire, pourtant riche en épisodes cuisants.

En 1906 déjà, Octave Mirbeau affichait son désenchantement: «Jusqu’à présent, nous n’avons pas donné les prix que nous aurions dû donner.» La suite des événements n’y remédiera pas: Giraudoux est écarté en 1909, Colette et Apollinaire l’année suivante. Quatre ans plus tard, Valery Larbaud et Alain-Fournier devront s’effacer devant un certain Marc Elder.

Arrêtons là une liste bien connue, l’histoire de ce prix – dont les créateurs rêvaient de faire le contrepoids aux mascarades de l’Académie française – a accumulé un nombre impressionnant de bévues, faut-il encore s’en émouvoir? Après tout le génie se passe aisément de plumes de paon, quant au roitelet de l’année, l’exil hors des mémoires le punit souvent bien cruellement. Ne serait-il pas sage de clore le chapitre comme Georges Bernanos le fit dans «le Figaro» après la remise du prix: «M. Céline a raté le Goncourt. Tant mieux pour M. Céline»?

Règlements de comptes à O.K. Drouant

Pas si sûr, suggère la lecture de «Goncourt 32». L’atmosphère empoisonnée de règlements de comptes dans laquelle le premier livre de Céline se diffusa ne fut sans doute pas étrangère aux futurs délires paranoïaques et à l’obsession du complot de l’ombrageux docteur Destouches.

A-t-on jamais imaginé de quelles éructations superflues une installation dans la bourgeoisie reposante des «gendelettres» eût pu épurer l’œuvre de celui qui quinze ans plus tard affirmait encore: «J’en périrai, du « Voyage »»? C’est qu’en cet automne 1932 l’expert en «crassouilleries terrestres» vint se frotter à un monde guère plus propre que les dispensaires de banlieue ou les milieux interlopes qu’il connaissait bien: le monde sans pitié des «m’as-tu-lu».

Au terme d’une véritable bataille d’Hernani où les plus grands prirent la plume pour se prononcer, qui eut finalement raison du chef-d’œuvre? Pas même la cécité – qui avait la vue assez basse pour ignorer la supériorité stylistique du «Voyage» sur la lourde fresque bourgeoise concurrente –, l’appât du gain des jurés aiguisé par les fantassins publicitaires de l’édition y suffit.

Rosny aîné, le président du jury? Son dernier roman sera grassement acheté par «l’Intran», le journal où Mazeline est critique, pour y être diffusé en feuilleton. Rosny frère, «l’imbécile»? Hachette, «la pieuvre verte», se chargera de l’amadouer. Le vieux Raoul Ponchon, qui se flatte de ne pas lire les livres qu’il doit départager? Il a des démêlés avec son ancien éditeur. Mme Mazeline – grâce à Dieu avocate – saura y remédier.

Il faudrait aussi mentionner les critiques qui, à l’instar d’un André Malraux devenu homme lige de Gallimard, ne trouvèrent ni le courage ni même l’envie de trahir leur chapelle en ne prêtant pas quelque talent à Mazeline, sage admirateur de Maurras fort bien en cour auprès du gratin littéraire.

Cas d’école en criminologie éditoriale

Le cru 1932 est un véritable cas d’école en matière de criminologie éditoriale, et, à ce qu’on en devine, les turpitudes du milieu n’ont guère changé d’odeur. «Tant de choses se jouent qui ne sont pas littéraires», disait pudiquement Françoise Verny.

Pour un bon livre récompensé – il en est fort heureusement –, combien d’auteurs spoliés? Combien de vies qui bifurquent pour une poignée de flatteries venues à point rassurer «une vieille plume»? Combien de «champs du sang» achetés grâce aux copieux à-valoir qui sont souvent le prix du manquement à l’honnête évaluation due aux auteurs? Autant de questions qui viennent à l’esprit en lisant ce roman à l’heure où, comme chaque année, les éditeurs s’emploient à faire fumer de l’encens sous le nez des jurés.

Sans prétention, «Goncourt 32» parvient aussi à faire revivre sous nos yeux un Céline «encore innocent», le Céline d’avant la posture de Job, le Céline d’avant le voyage au bout de l’outrance, ce Céline qui n’a peut-être jamais existé mais qu’on se plaît pourtant à imaginer.

En contre-jour de cette figure-là, la silhouette de Guy Mazeline – vainqueur défait pour l’éternité – prend chair elle aussi. Dira-t-on l’étrange douleur de celui qui à 96 ans, avant de s’éteindre dans son douillet appartement du 16e arrondissement, trouvait encore les mots justes pour parler à l’auteur des détails de cette journée du 7 décembre 1932, où il avait atteint le sommet de sa petite colline, trop vite et si mal?

Dira-t-on assez l’amertume de celui qui, ayant triomphé par la ruse, se vit condamné à écrire jusqu’à la fin de sa vie le même roman grisailleux à des sauces de moins en moins relevées. L’œil du «clochard» de Meudon était dans la tombe et regardait Mazeline.

Aude Lancelin

Goncourt 32, par Eugène Saccomano,

Flammarion, 264 p.

Eugène Saccomano, bio express

Né en 1936 à Marseille,Eugène Saccomano a été directeur des Sports à Europe 1. Il est l’auteur de «Bandits à Marseille» (Julliard, 1968), dont a été tiré le film «Borsalino», ainsi que de «Berlusconi, le dossier vérité» (Edition°1, 1994). Il a depuis «Goncourt 32» écrit «Céline coupé en deux» (le Castor Astral) et «Giono, le vrai du faux» (le Castrol Astral).

Paru dans « le Nouvel Observateur » du 16 septembre 1999.

De la main de Céline : le manuscrit du « Voyage au bout de la nuit »

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Que faut-il écrire pour avoir le prix Goncourt?

Bijoux partout

Bijoux partout

Babou, 49 ans, aide-soignante. Ce n’est pas la première fois qu’on vous arrête dans la rue pour vous parler de votre look. Déjà à Londres, une journaliste… Vous êtes «connue» à l’hôpital parisien où vous travaillez pour votre goût des «choses assorties», particulièrement «le foulard sur la tête et le collier», que vous ne portez pas aujourd’hui, même si l’ensemble de votre silhouette reflète une coquetterie exigeante et le goût de l’accessoire.

A votre poignet droit, deux bracelets rigides. Vous parlez d’abord de celui, tout argenté et ciselé de visage de femmes, qui fut le premier à orner votre bras. «C’est mon premier fiancé qui me l’a offert, il y a plus de trente ans. On s’est séparés, la vie a continué pour moi avec mon mari que j’aime.» Le fiancé, lui, est mort, un souvenir que vous avez souhaité garder dans votre quotidien. «Je me suis toujours dit que si j’avais une fille, je le lui donnerais, ce bijou.»

«L’autre bracelet, c’est celui de mon fils, Bassala. Tous les ans, nous repartions au Mali. Un jour, ma mère qui était là-bas le lui a offert. Il l’a porté, c’était important pour lui: le bijou donné par sa grand-mère. Ma mère est décédée; mon fils est devenu grand, il a dix-huit ans maintenant. Il a changé de vêtements, mis des choses dans des cartons. Il m’a donné le bracelet.»

Des bijoux transmis comme une chaîne entre les vivants et les morts, entre les générations. «Au travail, il m’arrive de les enlever. C’est nécessaire pour des questions d’hygiène. Mais ils ne sont jamais loin…»

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