Leur nom figure en toutes lettres sur la sonnette de cet immeuble ancien du centre de Montpellier. Depuis une fenêtre du premier étage qui donne sur la ruelle, le visage d’Helene Beltracchi fait une apparition ; à peine le temps d’apercevoir ses longs cheveux blonds et elle lance : « On vient vous chercher. »
Le lourd portail de l’immeuble s’ouvre, nous reconnaissons Wolfgang Beltracchi. Visage souriant, tenue décontractée (pantalon de toile bleu, polo rose), cheveux gris tombant sur les épaules : il a vraiment une tête de hippie. Un peu âgé (64 ans), mais hippie quand même.
Une escroquerie extraordinaire
Dans le bel appartement-atelier que le couple occupe désormais, il tient à nous montrer tout de suite « le vaisseau ». Une imposante bibliothèque réunissant des catalogues d’exposition, des biographies, des livres d’art. Ce trésor, constitué au fil du temps, lui a permis de mettre au point l’une des plus extraordinaires escroqueries qu’ait connue le monde de l’art.
Pendant plus de trente ans, le faussaire a écoulé des tableaux signés Derain, Van Dongen, Campendonk, Max Ernst, qui se sont vendus pour plusieurs millions d’euros. Durant des années, le couple a mené la belle vie, écumant les palaces et les destinations paradisiaques, en Thaïlande ou aux Caraïbes. Le rêve s’achève le 20 août 1980 : à l’époque, ils vivent entre le sud de la France (où ils possèdent un magnifique domaine, non loin de Montpellier) et l’Allemagne (à Fribourg, où ils sont propriétaires d’une superbe maison).
Les Beltracchi savent que les enquêteurs allemands sont sur leurs traces depuis plusieurs mois. Un délai qu’ils ont mis à profit pour faire disparaître tout ce qui pourrait les compromettre. Apprenant que leur demeure de Fribourg a été perquisitionnée, ils décident alors de quitter la France pour se présenter aux flics allemands. Ils sont aussitôt incarcérés.
Les faux de Wolfgang Beltracchi lors d’une saisie en 2011 : « Nu au chapeau » (Van Dongen), « la « Horde » (Max Ernst) et « Nu couché au chat » (Max Pechstein). (Katja Hoffmann/LAIF/REA)
Un grand déballage qui tourne court
Leur procès s’ouvre à l’automne 2011. Plus de cent cinquante témoins, experts, marchands, historiens de l’art, commissaires-priseurs, doivent défiler à la barre. Le grand déballage va pouvoir commencer. Et avec lui celui d’un marché de l’art et de ses transactions opaques, entre dessous-de-table, commissions et paradis fiscaux. Au neuvième jour d’audience, la démonstration tourne court. Contre toute attente, le tribunal de Cologne condamne Wolfgang Beltracchi à six ans de prison, et Helene à quatre ans.
Pourquoi le procès a-t-il été écourté ? Aujourd’hui encore, Wolfgang Beltracchi conteste avoir passé un marché avec le juge :
Helene était gravement malade. Je me suis dit que si elle restait derrière les barreaux, elle ne pourrait pas survivre. Donc j’ai dit au juge, OK, j’ai signé des faux tableaux, je fais ça depuis les années 1970. Alors si je le reconnais, vous nous condamnez, c’est OK mais on veut bénéficier d’un régime de semi-liberté. Moi, je n’avais pas envie de rester en prison, c’est dur. »
Helene ajoute : « Vous vous retrouvez avec des meurtriers, des toxicos, c’est horrible, on ne peut pas leur parler. » Wolfgang nous montre des dessins de types à la boule rasée, les bras et le torse couverts de tatouages : « J’étais avec eux, c’était des Hells Angels. » Question : « Avec vos cheveux longs, ils devaient vous regarder d’un drôle d’air ? » Wolfgang se marre : « Ah, je les ai dessinés, ça leur a plu et après ils ne m’ont plus embêté. »
Comme convenu, ils ont bénéficié du régime de semi-liberté (« on travaillait le jour dans un studio de photo, le soir on rentrait à la prison »), puis d’une remise de peine. Wolfgang Beltracchi a retrouvé la liberté en ce début d’année 2015. Tout était fini ? Pas vraiment puisque ces Bonnie and Clyde du marché de l’art doivent rembourser les acheteurs qu’ils ont dupés : soit près de 30 millions d’euros à débourser. « On aura fini de tout régler à la fin de l’année prochaine », affirme Helene. Son époux corrige : « Oui, enfin, peut-être dans deux ans. »
« J’ai beaucoup travaillé »
Ont-ils des regrets ? Helene reprend la parole : « On est en démocratie, il y a des règles. Si on commet une faute, il est normal d’être puni. » Wolfgang acquiesce :
Oui, c’est OK. Mais je tiens à dire quand même que je n’ai pas fait de copies. J’ai créé des œuvres en m’inspirant du style des artistes. J’ai beaucoup travaillé, j’ai fait des tas de recherches dans les livres d’art et les catalogues. »
C’était là toute l’astuce du faussaire : repérant des œuvres réputées disparues, il les faisait revivre à sa façon. Son principal gisement fut les catalogues de la galerie d’un juif allemand, Alfred Flechtheim. Ayant fui Berlin dès 1933, ce grand amateur d’art mourut à Londres en 1937. Les Beltracchi imaginent alors un scénario, assurant aux marchands et galeristes que les tableaux qu’ils leur vendaient avaient été acquis par le grand-père d’Helene.
Dans cette photo, saisie par la police berlinoise, Helene Beltracchi joue le rôle de sa propre grand-mère posant devant des tableaux réputés disparus. A gauche, un supposé Ferdinand Léger, à droite un Max Ernst… un cliché mis en scène par le couple pour arguer de l’authenticité des peintures falsifiées. (DAPD/HO/AP/SIPA)
Les plus grands experts ont été dupés à ce jeu. De faux tableaux de Max Ernst, de Raoul Dufy, d’André Derain, d’Othon Friesz sont authentifiés par ces fameux spécialistes. Mais une toile signée Heinrich Campendonk, peintre expressionniste allemand, finit par provoquer la chute de la maison Beltracchi. Après plusieurs rapports d’expertise contradictoires, les examens menés par un laboratoire britannique révèlent la présence sur la toile de blanc de titane, un pigment qui ne serait apparu qu’aux environs des années 1950. La toile est datée de 1914, les conclusions du labo sont sans appel : ce tableau est un faux. Aujourd’hui encore, Helene conteste les conclusions de ce rapport :
L’Anglais qui a fait ça est un type qui se croit tout permis, il veut toujours faire la leçon à tout le monde. Il n’y a même pas 2% de blanc de titane sur la toile ! »
En face d’elle, son époux marmonne que c’est quand même 2%.
Un procès qui les a rendus stars
Etonnant couple ! Wolfgang parle d’une voix douce et adresse de fréquents regards à sa femme ; parfois, il jette un œil sur les notes manuscrites qu’il a rédigées en prévision de notre visite. Helene se montre plus péremptoire, sa voix plus forte recouvrant de temps à autre celle de son mari. Complices devant la justice, ils le sont aussi dans leur nouvelle vie. Leur procès les a rendus stars. Dans la presse allemande, Wolfgang le facétieux a été surnommé « Till l’Espiègle », quotidiens et magazines publiant à la une les photos du couple qui s’enlaçait tendrement avant de prendre place sur le banc des accusés.
La sortie de leur autobiographie, « Faussaires de génie » (1), les a placés à nouveau sous les projecteurs. Sur les plateaux télé, ils offrent l’image d’un couple uni et relax. Ils n’ont plus rien à cacher. Enfin presque. Helene raconte : « Avant de commencer à rédiger ce livre, on s’est disputé assez sérieusement (‘oh oui’, complète son mari), Wolfgang voulait écrire un roman, je n’étais pas d’accord. » La ligne d’Helene a fini par l’emporter mais, sur le conseil de leur avocat, il a fallu faire des coupes. Pourquoi ? Helene affirme :
Des collectionneurs possèdent encore des tableaux de Wolfgang, ils ne veulent pas les déclarer comme des faux. Il y en a même qui en ont revendu à d’autres amateurs et, chaque fois, les prix montent. »
La remarque amuse Wolfgang. Quand on lui demande si sa principale motivation n’a pas été de faire du fric, il rétorque, dans un franglais imparfait :
Au premier rang, le marché de l’art, c’est du business, au dernier rang, c’est encore du business. Alors, l’argent, oui, j’en ai gagné mais ce qui m’intéressait surtout, c’était de me glisser dans la peau des peintres. J’ai fait les tableaux qu’ils rêvaient peut-être de faire. Je les ai peints avec le plus grand soin. »
Aujourd’hui, comme en témoignent les tubes de peinture et les châssis que l’on voit dans l’une des pièces de l’appartement transformée en atelier, Wolfgang a pris un nouveau départ. Pour une chaîne de télé suisse (SAT 3), il réalise devant les caméras des portraits de personnalités « à la manière de » : la princesse Gloria von Thurn und Taxis (« elle est vraiment sympa », dit Helene) et l’acteur Christoph Waltz (« tu sais, celui qui joue dans ‘‘Django Unchained », le film de Tarantino, il est OK ») se sont prêtés au jeu. Nous avons pu voir l’émission où Harald Schmidt (comédien et animateur de télé) prend la pose, le temps que Wolfgang Beltracchi peigne son portrait à la façon d’Otto Dix.
Wolfgang et Helene Beltracchi chez eux, à Montpellier, en septembre dernier.
(Nanda Gonzague pour « l’Obs »)
« Des galeries me proposent d’exposer »
Wolfgang est très fier de cette série, toujours en cours de diffusion. Mais il est encore plus fier de ses nouveaux tableaux. Ses propres tableaux, enfin. Car Wolfgang s’est jeté à l’eau ! Et, à l’en croire, sa cote ne cesse de progresser. Il a exposé à Bâle, Berne, Berlin. Dans cette dernière ville, en juin dernier, les trente tableaux accrochés sur les cimaises de la galerie ArtRoom9 se sont arrachés comme des petits pains, pour des prix compris entre 10.000 et 100.000 euros. « On a fait ‘sold out’ ! Et maintenant je reçois plein de mails de galeries qui me proposent d’exposer », jubile l’artiste.
Il montre un catalogue sur lequel on peut voir un « Hommage à Moussorgski » peint non sans habileté dans le style de Campendonk. Moins convaincant est ce « Portrait de l’amant de Mona », une pochade qui donne à voir un homme coiffé d’un bonnet rouge prenant la pose de la Joconde. Sur les murs de l’appartement, on découvre aussi un petit portrait de la fille des Beltracchi, réalisé dans le style de Botticelli. Egalement un immense triptyque représentant une petite fille devant un bord de mer : coiffée d’un chapeau pointu orné de coquillages, elle tient une baguette magique tandis que des pièces d’or tombent d’un ciel où flottent des silhouettes de poissons. A l’évidence, Wolfgang Beltracchi a regardé Salvador Dalí.
Avouons cependant qu’il semble avoir du mal à trouver un style réel. Ce n’est pas facile d’être un vrai peintre ! En nous raccompagnant au bas de son immeuble, il soupire :
Tu as vu comme il fait beau ! Et ce ciel bleu ! On va s’installer définitivement à Montpellier, on a tous nos amis dans le coin et les gens sont vraiment sympas. Ici, c’est OK. Mais il va falloir que je travaille. J’ai cinq expos à préparer pour l’an prochain. Ma femme me dit qu’il faut que je me mette au boulot. »
Il se marre. Wolfgang Beltracchi a vraiment le sens de l’humour.
De notre envoyé spécial Bernard Géniès
(Photo : Nanda Gonzague pour « l’Obs »)
(1) « Faussaires de génie. Autoportrait », par Wolfgang et Helene Beltracchi, avec des dessins de Wolfgang Beltracchi, traduit par Céline Maurice, L’Arche (à paraître le 21 octobre). [Reprendre la lecture de l’article]