Oui, le capitaine de la marine marchande britannique a bien sa boucle d’oreille, son caban bleu nuit et ses faux airs de Bertrand Cantat. Eh oui, le fils d’une prostituée de Gibraltar continue de pérégriner aux quatre coins du monde – cette nouvelle aventure se passe dans le Grand Nord américain, au début du XXe siècle.
Deux décennies après la disparition de son papa, Hugo Pratt (1927-1995), Corto Maltese revient en effet avec «Sous le soleil de minuit», scénarisé par Juan Díaz Canalès et dessiné par Rubén Pellejero.
Nous n’avons pas choisi d’attendre vingt ans pour ressusciter Corto, mais ces choses-là prennent du temps, sourit Patrizia Zannoti, ex-collaboratrice d’Hugo Pratt, devenue son héritière. Ces temps derniers, nous avons été plusieurs fois proches de parvenir à faire aboutir une histoire, mais, à chaque fois, quelque chose ne fonctionnait pas.»
Les deux Espagnols qu’elle a placés à la proue du navire ne sont pas n’importe qui : le scénariste madrilène Canalès fait un malheur depuis 2000 avec sa série animalière «Blacksad» (Dargaud), où le polar se mêle à l’histoire. «Dans ‘‘Blacksad’’, j’admirais les dialogues et la qualité des silences, qui sont fondamentaux chez Pratt», se souvient Zannoti pour expliquer son choix. Le Catalan Pellejero est moins connu, sauf de ceux qui se souviennent de son exotique série des années 1980, «Dieter Lumpen»(Casterman), pas très éloignée des ambiances troubles déployées par le dessinateur de Venise.
Ces deux-là sont parvenus à conserver l’esprit de Corto Maltese, BD née en juillet 1967 dans le magazine italien «Sgt. Kirk», avant de rejoindre «Pif Gadget», qui l’a éjectée en 1973 en raison de son caractère trop libertaire. Cette singularité explique que la figure du marin de Malte n’a jamais disparu de l’imaginaire collectif, alors même que le dernier album de Pratt date de 1992. Mais quelle est-elle au juste, cette singularité?
« Je ne suis pas un héros, moi… »
Facile de savoir pourquoi on raffole des voltiges de Spider-Man, des sangliers engloutis par Obélix ou des bourdes du capitaine Haddock, mais qu’est-ce qui plaît donc aux fans de Corto? D’accord, il est beau gosse et sait envoyer son comptant de mandales, mais il reste plus difficile à cerner qu’une ruelle de Venise par nuit embrumée.
Tour à tour ironique, voire je-m’en-foutiste – «Dans les situations embarrassantes, je fais toujours le malin», dit-il dans «Fable de Venise» (1981) –, ce «gentilhomme de fortune» (terme élégant pour désigner une espèce de pirate) est prêt à risquer sa peau pour sauver quelqu’un, même s’il n’est pas très fréquentable (le méchant Bradt dans «les Ethiopiques» en 1978, pour l’honneur duquel il frôle un lynchage).
Individualiste mais chevaleresque, aux limites de l’honnêteté mais toujours gentleman, le Maltais est en réalité le premier adulte de la BD européenne. Le genre à méditer sur sa propre condition («Je ne suis pas un héros, moi… Et j’ai le droit de me tromper comme tout le monde», dans «les Ethiopiques») ou à admettre piteusement : «Je vieillis» («Tango», 1987).
Il est surtout un héros romantique capable de tuer de ses propres mains – ce qu’aucun autre «gentil» de BD de son temps n’a fait – et un nomade mélancolique parcourant le monde pour fuir quelque chose. Peut-être lui-même? Plus probablement une femme, évoquée mais jamais nommée.
On l’aime pour ce mystère irrésolu. Et pour son tempérament «à l’ancienne»: Corto, né en 1887 et amateur de choses du passé, reste un homme du XIXe siècle, qui a peu de goût pour les technologies comme pour les us modernes. D’ailleurs, Pratt avait prévu de lui faire prendre sa retraite après la guerre d’Espagne – Maltese comprenant de lui-même qu’il était désuet dans un siècle aussi barbare.
D’attachants méchants
Rien de mieux qu’un bad guy machiavélique (modèle Olrik) ou bien veule (modèle Gargamel) pour donner du sel à une série. Sauf dans «Corto Maltese», où les méchants sont à la fois plus compliqués et plus attachants qu’ailleurs. A commencer par le cinglé Raspoutine, ami-ennemi avec lequel Corto noue un amour vache, fait de vannes, de menaces («Un jour, je te tuerai, Corto – Et moi, je te tuerai un soir») et d’entraide.
De même, l’affreux major O’Sullivan des «Celtiques» (1980) n’est pas le traître que l’on croit et la démoniaque Rowena a un panache fou. Dans «les Ethiopiques», l’horrible Bradt se révèle n’être qu’un pathétique trouillard et, dans «Tango», le salaud Habban est aussi un bon grand-père ayant le visage… de Pratt lui-même.
Des intrigues confuses
Dans « Sous le soleil de minuit », Raspoutine apparaît, puis disparaît aussitôt. On y croise deux lettres de Jack London (l’auteur de «l’Appel de la forêt» est un vieil ami de Corto) et, en vrac, des prostituées en révolte, un boxeur romantique, des Irlandais de Toronto, un Inuit émule de Robespierre et aussi un Allemand qui se fait abattre avant qu’on découvre qu’il était espion.
En somme, on n’y comprend pas grand-chose… et c’est ça l’intérêt. D’où, ce que Díaz Canalès a compris, le charme des scenarii. Loin des canons de la BD (relier un point A à un point B), Pratt donnait l’impression – comme le fera plus tard Miyazaki – d’éparpiller l’aventure en une multitude de péripéties inutiles, au point que son lecteur se demande toujours s’il n’a pas raté un épisode.
Notre beau marin est généralement en quête d’un trésor ou d’une personne dont on sait peu de choses, errant dans des endroits difficiles à situer (Honduras britannique, Danakil…), entouré de personnages qu’il connaît (mais pas nous) et maniant des références pointues (les sept cités de Cíbola, la clavicule de Salomon, l’oeuvre de D. H. Lawrence…), voire absconses. «Mû», le tout dernier album réalisé par Pratt en 1992, truffé de scènes métaphorico-ésotériques, est même à la limite du compréhensible.
Femmes, femmes, femmes
A l’instar du Michel Blanc des « Bronzés », Maltese est toujours sur le point de «conclure», mais n’y parvient jamais. Soit parce qu’il est trop épris de sa liberté, soit parce que ces dames savent qu’elles ne lui mettront pas longtemps le grappin dessus. «Corto couche comme tout le monde, mais il n’a pas besoin de le montrer, c’est sa vie privée», disait Hugo Pratt.
Il est vrai qu’elles sont diablement belles, et même désirables, les Morgana, Banshee, Changhaï Li et Hypazia qui croisent sa route. Entêtées, intelligentes, paradoxales, elles sont d’ailleurs traitées d’égal à égal par un Corto qui n’aime pas les potiches. Une question subsiste pourtant: pourquoi en pince-t-il autant pour Pandora Groovesnore, fille à papa un peu fadasse autour de laquelle il rôde depuis sa première aventure? Un mystère de plus.
Antiracisme
Pas de hasard si la moitié de la carrière de Corto a pris place dans l’hebdomadaire «Pif Gadget», lu par les enfants du Parti communiste français : le Maltais est en effet un antiraciste et anticolonialiste convaincu et les indigènes mis en scène par Pratt n’ont rien des créatures semi-demeurées aperçues dans Spirou ou Tintin.
Les Cranio, Cush ou Tir Fixe sont retors, politisés et en lutte contre les envahisseurs blancs – cela ne les rend pas forcément sympas, mais on les respecte. Maltese n’hésite pas à assassiner des Anglais pour aider les Irlandais du Sinn Féin (dans «les Celtiques») ou à dégommer à la mitrailleuse des pistoleros au service des esclavagistes («Sous le signe du Capricorne», 1979). Corto, une autre figure du Che ?
©Casterman
Bang, Smack, Stunt
Tous les lecteurs de « Pif » se souviennent de cette incongruité: dans Corto Maltese, les fusils ne produisent pas leur habituel «BANG !», mais un singulier «CRACK !»; les coups de poing font des bruits de bisou («SMACK!» ou «SOCK !»), les balles percutant un mur «STUNT !», les explosions «SRAPN !» et Corto s’esclaffe par un «Haw Haw !» tonitruant. Ces onomatopées américano-italiennes diffusent un sentiment d’étrangeté.
Dessine-moi une mouette
Pratt était un génie, mais un génie inégal. Capable de produire des cases hyperfouillées autant que brouillonnes, presque bâclées, alternant des planches au trait trop épais, pollué de hachures trop fines, et d’autres, qui sont des merveilles d’harmonie, supérieures à celles de son maître, l’Américain Milton Caniff (auteur de «Terry et les Pirates»). Qu’on observe les animaux de Pratt : tous ratés, à l’exception des mouettes en vol, qu’il réussit mieux que personne.
Cette absence de savoir-faire, rarissime chez les grands du neuvième art, nous rend son dessin toujours vivant et surprenant, surtout dans ses dernières années («Tango» est aussi magnifique que laid). En comparaison, il faut admettre que celui de Pellejero dans «Sous le soleil de minuit», bien «pro», fait un peu triste mine.
Arnaud Gonzague
A lire
Sous le soleil de minuit, par Juan Díaz Canalès et Rubén Pellejero, Casterman, 88 p., 16 euros (en librairies le 30 septembre).
Hugo Pratt réédité : «La Ballade de la mer salée», la première aventure de Corto Maltese, reparaît chez Denoël (304 p., 19,90 euros) et en Folio Gallimard (306 p., 8 euros).
Denoël sort également «le Corbeau de pierre» (208 p., 19,90 euros), écrit par Marco Steiner, collaborateur de Pratt, qui imagine un épisode de l’adolescence de Maltese.
Article paru dans « L’Obs » du 24 septembre 2015.
Les 1ères planches de « Sous le soleil de minuit »
©Casterman