Qui les écoute parfois ? Qui les connaît seulement ? En reprenant leurs chansons, Cyril Mokaiesh rend hommage à ces « Naufragés » que furent Bernard Dimey, Philippe Léotard, Vladimir Vissotski, Stephan Reggiani, Mano Solo, Daniel Darc ou Allain Leprest. Des astres éteints, des êtres cabossés, qu’on dirait maudits, destinés à chanter dans la pénombre. Tôt disparus, pour la plupart.
L’idée de ce disque, urgent, émouvant et de très haute volée, est née de la rencontre de Cyril Mokaiesh, auteur-compositeur-interprète, et du pianiste Giovanni Mirabassi, une pointure du jazz. Les deux hommes se découvrent une passion commune pour Allain Leprest, l’une des plus grandes plumes de la chanson française de ces dernières décennies, un chanteur underground porté à bout de bras par Jean Ferrat, qui le chanta, un écorché comme on n’en fait plus, rebelle au système comme on n’en fait plus non plus. Dans son panthéon des laissés-pour-compte de la chanson, Mokaiesh réserve à cet artiste suicidé il y a trois ans la meilleure place, en interprétant deux de ses chansons : « C’est peut-être » et « Nu », ce texte inouï, le portrait d’un « naufragé de naissance » au « destin biscornu ».
Chansons sombres
Des âmes esseulées, des cœurs ravagés, des silhouettes affectées à la marge faute de mieux, l’album en exhume d’autres. Comme Philippe Léotard, ce vagabond cherchant à se fuir lui-même, et qui se vivait en « poor lonesome piéton ». Comme Jacques Debronckart, un artiste à la carrière éclair et décevante, chez qui Mokaiesh a déniché « Ecoutez, vous ne m’écoutez pas » ou la diatribe d’un homme seul face à l’immensité de ses doutes et la douleur follement aiguë de sa solitude. Comme Mano Solo, le plus « connu » de tous, avec « les Enfants rouges ».
Des chansons sombres, il y en a bien d’autres dans ce disque. Elles le sont d’ailleurs toutes. Mais Mokaiesh et Mirabassi leur donnent à la fois un nouveau souffle et une intensité remarquable. Chacune ouvre sur un auteur, un compositeur, enterré vivant par le système. Ce n’est pas un disque, c’est une autre histoire de la chanson. Une mine d’or.
Sophie Delassein
♦ A écouter : « Naufragés » par Cyril Mokaiesh et Giovanni Mirabassi (Plan simple)
Economiste en chef de l’Agence française de développement et auteur, entre autres, de Vingt Propositions pour réformer le capitalisme (Éd. Garnier-Flammarion, 2009), Gaël Giraud était lundi l’un des intervenants du Forum Convergences, qui se tient jusqu’à mercredi à Paris sur le thème «zéro exclusion, zéro carbone, zéro pauvreté».
Participant une conférence intitulée «Au-delà du PIB : vers une définition plus intégrée de la croissance», il a souligné combien il est «fondamental» de se rendre compte que notre modèle économique actuel, basé sur la croissance du PIB, «dépend essentiellement de l’augmentation de la consommation d’énergies fossiles». Pour Gaël Giraud, mettre en évidence ce lien, «minoré par nombre d’économistes», permet de réaliser qu’«on ne peut pas continuer sur ce chemin-là et qu’il faut donc inventer un autre type de prospérité». Et ceci pour deux raisons : «la contrainte climatique et la raréfaction du flux de ressources naturelles que nous sommes capables d’extraire du sous-sol». Libération lui a posé quelques questions subsidiaires à l’issue du débat.
Vous nous dites, en substance, que nous avons peu de chances de résoudre la crise climatique si nous ne remettons pas en question la notion de croissance du PIB, donc notre modèle économique ?
Oui. Cela revient à se demander si nous pouvons faire de la «croissance verte», si nous pouvons découpler l’augmentation du PIB de celle de la consommation d’énergies fossiles, donc des émissions de gaz à effet de serre. Ma réponse est : très vraisemblablement non. Car aujourd’hui, il n’y a aucune preuve empirique montrant qu’un tel découplage est possible. Dans ces conditions, il se peut que la «croissance verte» soit un nouveau mythe, qui invite à continuer avec notre cécité actuelle. Il faut arrêter de nous anesthésier la conscience en nous disant «on arrivera à découpler un jour».
Et arrêter d’utiliser la croissance du PIB comme condition sine qua non à tout projet économique et politique. Par exemple, il ne faudrait pas que l’aptitude d’un scénario énergétique à favoriser ou non l’augmentation du PIB soit utilisée comme critère pour le rejeter ou non. Car la hausse du PIB, ce n’est plus le vrai sujet : si un projet crée des emplois, s’il améliore la balance commerciale et s’il rend les gens heureux, c’est cela qui est important. C’est juste cela, mon point de vue. Mais c’est extrêmement subversif pour une institution comme Bercy.
Car cela suppose de changer radicalement de modèle économique, voire de sortir du capitalisme ?
De sortir du capitalisme, je ne sais pas, car je pense que le débat sur la nécessité ou non de sortir du capitalisme est complètement piégé, dans la mesure où «le capitalisme», je ne sais pas ce que c’est, il y en a différentes variantes. Et comme ce débat sert souvent de repoussoir pour ne rien faire, je préfère l’éviter, il ne m’intéresse pas.
A mon avis, il faut recentrer le débat sur la transition écologique et énergétique, c’est-à-dire sur l’idée qu’il y a un processus à amorcer, un changement de «mix énergétique» pour la plupart des pays, qui doivent passer d’un mix essentiellement carboné à un mix le moins carboné possible.
Donc la vraie question, c’est «quelles sont les étapes de cette transition?». Les scénarios produits par le comité des experts du Débat national sur la transition énergétique [organisé par le gouvernement Ayrault et achevé en juillet 2013, ndlr] avaient tous en commun trois étapes. Indépendamment du mix énergétique qu’on veut pour la France en 2035, tous insistaient sur la rénovation thermique des bâtiments –car le bâti en France est la première source de gaz à effets de serre–, la mobilité verte et le verdissement du processus industriel et surtout agricole. Là-dessus, il y a eu consensus.
Malheureusement, on est complètement bloqués par toute une série d’obstacles, intellectuels et en partie financiers, qu’on a d’ailleurs retrouvés à l’occasion du Plan Juncker. A un moment, la question de la rénovation thermique des bâtiments a été placée très haut dans les priorités du plan Juncker. Mais le sujet a été torpillé par le secteur privé financier, qui ne veut pas en entendre parler et a fait valoir que c’était compliqué à financer.
Les obstacles, c’est donc surtout un lobbying intense de tout un tas d’intérêts privés ?
Oui, il y a évidemment un lobbying assez intense de la part de l’industrie pétrolière. Mais à titre personnel, je me heurte plus au lobbying financier. Il y a énormément de capitaux en circulation sur la planète, le bon sens serait de capter une partie de cet argent pour l’orienter vers le financement d’infrastructures favorables à la transition écologique.
Or ce sont les marchés financiers, donc les investisseurs privés, qui ne veulent pas en entendre parler parce qu’investir sur les marchés financiers dans des paris d’argent sur des actifs dérivés rapporte encore 10% par an. Il n’y a aucun projet dans l’économie réelle, a fortiori pour la transition énergétique, qui rapporte 10% par an. Donc il y a un véritable bras de fer à mener entre le politique, qui devrait prendre en compte les enjeux de long terme, et les investisseurs privés sur les marchés financiers qui eux n’en ont cure et préfèrent jouer avec cet argent. Heureusement il y a quelques exceptions, quelques signaux faibles montrant un début de prise de conscience des marchés financiers quant à l’intérêt d’investir dans la transition écologique.
Comment faire pour résoudre l’obstacle du lobbying ?
Je crois que c’est au politique d’agir. Réglementer la finance, par exemple, n’est pas si compliqué que certaines banques le prétendent. J’ai moi-même fait des propositions très concrètes dans ce sens, par exemple dans le rapport que j’ai rendu au Parlement Européen sur le coût du prochain krach bancaire en zone euro. Mais le politique lui-même se croit désarmé faute d’avoir un véritable projet de société à proposer, et qui lui serve de boussole. Or, ce projet, je crois, c’est la transition écologique.
Comment mener à bien ce projet, ce nouveau modèle de société ?
Nous avons besoin d’une vision dynamique, c’est-à-dire inscrite dans l’histoire. Ce qui suppose des étapes, une feuille de route, etc. de la transition écologique, au cœur de laquelle se situeraient les biens communs, au sens de l’américaine Elinor Ostrom [prix Nobel d’économie 2009, ndlr], par exemple. C’est-à-dire les biens destinés à tous mais dont l’usage privé peut priver l’accès à tous, comme la faune halieutique de nos océans. La pêche industrielle en eaux profondes menace de faire disparaître les poissons de nos océans entre 2040 et 2050. La marchandisation des océans n’est donc pas la solution. Il faut inventer de nouvelles institutions en charge de protéger et de promouvoir les communs.
Les négociations onusiennes sur le climat n’ont jusqu’ici pas été à la hauteur de l’enjeu et de l’urgence climatique. Peut-on espérer davantage de la COP21 –qui aura lieu à Paris en décembre–, que de la conférence climat de Copenhague, en 2009 ?
Je suis relativement optimiste, compte tenu de la prise de conscience grandissante, au sein des populations citoyennes, de la gravité des enjeux écologiques. L’encyclique Laudato Si’ du Pape François en est l’un des révélateurs, parmi d’autres. Les derniers à comprendre sont ceux qui souffrent le moins du dérèglement climatique et des dévastations en termes de biodiversité, à savoir les élites urbaines, masculines et riches. Surtout, la COP21 peut être l’occasion d’un accord international non plus seulement sur un objectif temporaire (disons, une réduction de -X% des émissions de gaz à effet de serre en 2025) mais sur un « corridor d’efforts », dont la «pente» pourra être renégociée tous les 5 ans sans qu’il soit nécessaire d’en repasser par un traité international.
Des mouvements citoyens comme le mouvement de désinvestissement des énergies fossiles ne sont-ils pas plus efficaces ?
Il faut évidemment les deux : les mouvements citoyens contribuent à sortir les élites (masculines, etc.) de leur aveuglement. Mais sans le politique souverain, c’est-à-dire sans les Etats qui siègent autour de la table des négociations à la COP21, ces mouvements citoyens sont sans moyen d’action.
Comment expliquez-vous que les économistes s’intéressent aussi peu à la question des ressources naturelles, du climat, des limites physiques de notre planète ?
Parce que l’économie néo-classique, qui est devenue dominante depuis les années 1970, est une économie hors-sol élaborée en chambre et qui confond le réel avec des contes de fée.
Sept ans après avoir remercié Patrick Poivre d’Arvor, TF1 s’apprête à tourner une nouvelle page de l’histoire, plutôt tranquille, de ses JT. Après 24 ans de service, Claire Chazal va en effet quitter la présentation des journaux du week-end «dans les semaines à venir», annonce la chaîne, confirmant des informations de Puremedias.
Le principal motif, ce sont sans doute les audiences décevantes réalisées par les dernières éditions des JT de Chazal. Vendredi 5 août, rappelle puremedias.com, son 20 heures ne devançait plus que de 13 000 téléspectateurs celui de Laurent Delahousse sur France 2, avec 4,3 millions de regardants selon Médiamétrie. Difficile à encaisser pour TF1, surtout que la chaîne vient de subir le pire mois de son histoire (depuis sa privatisation) avec une part d’audience moyenne de 20,1% en août…
Avec ce remaniement, TF1 s’expose-t-elle à une période de soubresauts similaire à celle qui avait suivi le limogeage de PPDA aux JT de 20 heures de la semaine ? Sa remplaçante, Laurence Ferrari, avait quitté son poste au bout de quatre ans, sans avoir jamais convaincu.
A lire aussi : TF1 : les vaines heures de Laurence Ferrari.
Ici, la situation est plutôt différente. Après Patrick Poivre d’Arvor, TF1 avait installé une journaliste que les téléspectateurs de son JT ne connaissaient pas vraiment. Mais cette fois, TF1 a sans doute déjà trouvé la remplaçante de Claire Chazal, en la personne d’Anne-Claire Coudray, son joker depuis trois ans. Très appréciée du public, cette dernière partage un point commun avec Gilles Bouleau, qui a permis au JT de 20 heures de retrouver son aura d’antan : elle est, de formation, une journaliste de terrain ayant couvert plusieurs conflits.
Avec Claire Chazal, donc, c’est une nouvelle part du TF1 ancienne époque qui devrait disparaître, laissant Jean-Pierre Pernaut, aux commandes du 13 heures, seul vestige visible de l’ère Patrick Le Lay-Etienne Mougeotte. Réputée lisse, moquée souvent pour ses hésitations et sa complaisance vis-à-vis de certains puissants, comme Liliane Bettencourt en 2010, Claire Chazal n’a jamais trop dissimulé sa sympathie pour la bonne vieille droite à la française. Auteure d’une biographie d’Edouard Balladur parue alors que l’homme était bien parti, croyait-on, pour conquérir l’Elysée, elle est également déléguée syndicale CFTC.
A lire aussi, son portrait dans Libération paru en 2000 : Lisse au pays des merveilles
Reste à savoir quel sera son avenir sur TF1, Chazal étant aussi directrice adjointe de l’information de la chaîne. Et ce qu’il adviendra des couvertures de Paris Match que la présentatrice avait pris l’habitude de remplir chaque été depuis plusieurs années…
Il y a peu, j’ai relevé un challenge de taille : j’ai effectué un premier saut en parachute. Un fantasme un peu excentrique que je caressais depuis un bout de temps sans jamais franchir le pas. En même temps, le postulat de départ est un peu invraisemblable : sauter de soi-même dans le vide depuis […]
L’Obs. De sa liaison avec Heidegger à l’affaire Eichmann, peut-on parler d’Arendt la scandaleuse?
Barbara Cassin. Je dirais plutôt : Arendt la libre, mais il est vrai que la liberté est souvent scandaleuse. «J’ai simplement fait ce que j’avais envie de faire», dit-elle en 1964, lors de son fameux entretien avec Günter Gaus pour la seconde chaîne de la télévision allemande – un entretien qu’on trouve sur internet et que je recommande, car c’est un document exceptionnel.
Que ce soit dans sa façon d’être femme, d’être philosophe, d’être juive ou d’être allemande, elle est toujours libre et ne se détermine jamais par rapport à ce que l’on attend d’elle. Elle ne se soucie pas de l’opinion et c’est cela qui la rend potentiellement scandaleuse.
Arendt et Heidegger ont eu plus qu’une liaison: un amour, avec des racines et des traces. Quant à Eichmann, elle décrit ce qu’elle voit, avec une distance que son ami Gershom Scholem lui reproche comme de la «désinvolture». Dans les deux cas, elle ne se laisse dicter sa conduite par personne. «Le non-conformisme est la condition sine qua non de l’accomplissement intellectuel», déclare-t-elle en 1948.
Barbara Cassin, par Delphine Lebourgeois
Comment avez-vous rencontré l’œuvre d’Arendt et quelle place lui donnez-vous dans la pensée contemporaine ?
C’était dans l’immédiat après-68. Avec quelques amis, nous avions constitué une sorte d’université alternative autour de Michel Deguy, mon professeur en hypokhâgne. Nous étions des lecteurs avides de Heidegger, mais nous connaissions sa vie. Arendt est apparue comme celle qui avait posé le diagnostic le plus ferme sur Heidegger. Elle avait été son élève, elle s’était construite avec sa philosophie, elle l’avait aimé; elle connaissait aussi ses errements politiques et, pour de bon, son nazisme.
Son chemin intellectuel lui permettait de prendre ses distances en préservant ce qu’elle avait reçu de lui: l’exigence d’une intelligence philosophante. Deux livres d’elle seulement étaient disponibles en français: «Condition de l’homme moderne» et «Eichmann à Jérusalem». Sous la direction de Patrick Lévy, notre groupe a traduit «la Crise de la culture», puis «Vies politiques», des ouvrages étonnants.
Une anecdote témoigne de mon état d’esprit: je donnais des cours de culture générale à l’institut des télécoms, pour les postiers qui voulaient présenter l’ENA. Je leur disais: «Au concours, il faut savoir ce que les examinateurs veulent que vous sachiez, mais il faut savoir aussi quelque chose de plus qu’eux. Ce plus, ce sera Hannah Arendt.»
Arendt grandit en Allemagne et assiste à la prise du pouvoir de Hitler avant de se réfugier en France puis aux Etats-Unis. Quel rôle joue dans sa pensée cette «éducation allemande»?
Arendt a grandi à Königsberg, et sa mère, face à l’antisémitisme, lui avait fixé deux règles. Si un professeur faisait une remarque sur les juifs, elle devait se lever, quitter la classe et faire un compte rendu exact. Sa mère écrivait une lettre recommandée aux autorités. Et alors: «J’avais un jour de congé, c’était formidable», disait-elle. En revanche, si elle recevait des insultes antisémites venant de gamins de son âge, elle avait interdiction d’y faire allusion à la maison: à elle de se débrouiller. Ces règles lui permettaient à la fois d’être protégée et de conserver sa dignité !
Arendt a perdu son père très tôt et n’a jamais cessé d’être la fille de sa mère. Sa biographe Elisabeth Young-Bruehl raconte que, adulte, quand elle se trouvait dans une situation déplaisante, elle se levait et disait, moitié en anglais moitié en allemand: «This place is nicht für meine Mutter Tochter!» («Ce n’est pas un endroit pour la fille de ma mère!») Or sa mère est d’abord celle qui lui parlait allemand, la nourrissant de chansons et de poèmes.
Jusqu’à la fin de sa vie, Arendt dira que sa patrie, c’est sa langue maternelle, l’allemand, même après que le nazisme y eut infusé ses «petites doses d’arsenic», comme disait le philologue juif Klemperer. Arendt a une façon amoureuse de parler de l’allemand, mais sans germanophilie. Pour elle, à la différence de Heidegger, la langue n’est pas enracinée dans un peuple. Une langue, ça n’appartient à personne, on l’aime à travers ses œuvres et non parce que c’est la forteresse d’une nation. Tout le contraire d’un Sarkozy, qui vantait l’identité française et ironisait sur «la Princesse de Clèves»…
Dans l’entretien à la télévision allemande, sa première réponse est une dénégation: «Je ne suis pas philosophe.» Que veut-elle dire par là?
Dès 14 ans, dit-elle, «la philosophie s’imposait»: «Si je ne peux pas étudier la philosophie, je suis pour ainsi dire perdue.» Pourtant, en effet, elle réagit vivement quand le journaliste s’adresse à elle comme philosophe. Son métier, dit-elle, c’est la «théorie politique». Quelle est la différence?
C’est que les philosophes, lorsqu’ils s’emparent de la question politique, lui font subir une torsion particulièrement dangereuse. Ils ne savent pas se tenir devant elle de façon neutre, comme ils le font par exemple devant la nature. Le philosophe transforme la politique en quête de la vérité, réservée à «ceux qui savent». Cela les conduit souvent à se rapprocher d’un prince qu’ils espèrent éclairer de leurs conseils, et que ce prince se mue en dictateur ne les gêne finalement pas tant que ça.
La dérive commence dès Platon et son idée du philosophe-roi, qu’il tente de mettre en pratique lors de son voyage en Sicile chez Dion de Syracuse. Un fantasme d’influence du même ordre animait Heidegger en 1933, lorsqu’il pensait être en mesure de guider Hitler. Arendt le dit avec humour à l’occasion des 80 ans de Heidegger. «Le penchant au tyrannique se peut constater dans leurs théories chez presque tous les grands penseurs», note-t-elle, diagnostiquant une véritable «déformation professionnelle» (en français dans le texte !).
Dans la ligne d’Aristote et de la sophistique, Arendt montre que la politique ne se mesure pas à une vérité idéale: c’est plutôt un bien commun, que les hommes fabriquent sans cesse entre eux. Ce désaccord parcourt tout le champ philosophique, je l’ai par exemple aujourd’hui avec mon ami Alain Badiou.
Dans «Condition de l’homme moderne», son grand ouvrage théorique, elle définit la politique comme «action»…
Arendt distingue trois formes de l’activité humaine. D’abord, le travail, par lequel l’homme assure la perpétuation de sa vie biologique: cultiver, se faire à manger, etc. Puis l’oeuvre, c’est-à-dire la fabrication d’objets qui rendent la nature habitable: maisons, outils, œuvres d’art. Enfin, l’action, qui ne vise ni l’entretien du corps ni la fabrication d’objets, mais la mise en relation des hommes entre eux, c’est-à-dire la cité et la politique.
Avec la cité, ce qui se passe entre les hommes dure plus longtemps que les hommes eux-mêmes. En août 1950, elle note: «La politique repose sur un fait : la pluralité humaine.» Il n’y a pas d’essence de l’homme, juste des hommes: «La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur à l’homme.» Arendt s’est toujours bagarrée contre la tentation d’une vérité unique, contre le pouvoir des majuscules, l’Homme, l’Etre… En ce sens, tout son travail théorique aura été une longue réponse à Heidegger.
Publié en France dans les années 1970, son essai «les Origines du totalitarisme» rassemble sous la même étiquette nazisme et communisme. Que pensez-vous de ce rapprochement?
Arendt a pris le terme de «totalitarisme» pour en faire un concept générique sous lequel elle unifie certaines périodes du nazisme et stalinisme. C’est un rapprochement complexe, dont on fait un usage contestable. Mais elle a lu pour de bon Marx et partage avec lui l’idée venue d’Aristote que l’homme, à la différence de l’abeille, est un animal politique doué de logos.
On appelait Marx le «Darwin de l’histoire» et elle n’en ignore rien. Car, précisément, ce qui engendre la «terreur» propre au régime totalitaire, c’est de faire de l’Histoire un processus naturel, de détruire l’espace entre les hommes comme espace d’invention.
Etait-elle antimarxiste? Quel était son rapport au capitalisme?
Elle observait que le socialisme avait en commun avec le capitalisme de priver les masses de tout accès à la propriété. «Pour l’essentiel, le socialisme s’est contenté de poursuivre, en le poussant à l’extrême, ce que le capitalisme avait commencé. Pourquoi devrait-il en être le remède?» Cependant, elle ne renonce pas au «trésor perdu des révolutions», ces événements où elle voit, de manière parfois naïve, la coïncidence entre l’idée de liberté et l’idée de commencement.
À rebours des discours qui nous recommandent de ne pas juger autrui, Arendt fait souvent l’éloge du jugement. De quoi s’agit-il?
Quand elle parle de jugement, il faut entendre «Kant». Kant est le penseur de la faculté de juger. Et c’est aussi l’un des rares philosophes qui échappent à la «déformation professionnelle» dont j’ai parlé plus haut. L’un conditionne l’autre. Enseigner à penser par soi-même, c’est la définition même de l’éducation.
La vraie culture se caractérise non par l’accumulation des connaissances mais par le goût: «Une personne cultivée devrait être: quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, dans le présent comme dans le passé.» Arendt pose la question: «Serait-ce que le goût compte parmi les facultés politiques?» Réponse: oui, cent fois oui. Le jugement est au croisement de la politique et de la culture. C’est ce que nous pouvons enseigner de plus précieux.
Que se passe-t-il au moment de l’affaire Eichmann, ce haut fonctionnaire nazi qui avait assuré la coordination logistique de la Shoah et qu’Israël juge en 1961?
Pour comprendre ce qui se passe entre les hommes, Arendt doit aller sur le terrain. Elle a raté le procès de Nuremberg, elle veut voir celui d’Eichmann. Elle se fait accréditer par le «New Yorker», suit tout, travaille. Et que découvre-t-elle? D’abord, le rôle de certains conseils juifs, et leur «participation» à la Shoah, une idée qui, même si elle n’est pas la seule à en parler, n’est pas recevable facilement.
Surtout : Eichmann n’est pas «un monstre», c’est «un clown». C’est un «spécialiste» qui parle par clichés et reprend des formules toutes faites. Jamais il ne pense par lui-même. Il est «d’une bêtise révoltante». On a accusé Arendt d’avoir sous-estimé l’intelligence maléfique d’Eichmann. Peut-être, mais là n’est pas l’essentiel. Car, comme elle, je crois que la méchanceté humaine est moins dangereuse que la banalité du mal.
La responsabilité de la Shoah incombe moins à quelques esprits diaboliques qu’au mur de lieux communs qui a empêché les Allemands de voir ce qui se passait. La question de la langue dans sa pensée est centrale et elle s’engage toujours pleinement dans les mots qu’elle choisit, refusant la langue de bois et les «éléments de langage». Cela devrait valoir pour chacun de nous aujourd’hui…
Quel était son rapport avec sa judéité? Fut-elle une penseuse juive?
Un juif attaqué en tant que juif doit se défendre en tant que juif, disait-elle. Pendant la guerre, elle a plaidé avec passion pour la création d’une armée juive qui aurait participé à la lutte contre le nazisme. Elle déclarait qu’être juive était pour elle une évidence aussi indiscutable qu’être femme. Mais, comme avec la langue allemande, la philosophie ou la féminité, elle refusait d’en faire une identité, une essence.
Lors de l’affaire Eichmann, son ami Gershom Scholem, qui devait rompre définitivement avec elle, lui reprocha de manquer d’amour pour son peuple. Elle répondit avec cette formule extraordinaire: «Vous avez tout à fait raison. Je n’ai jamais “aimé” de toute ma vie quelque peuple ou quelque collectivité que ce soit – ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière ni quoi que ce soit d’autre du même genre. Je n’aime effectivement que mes amis et je suis absolument incapable de toute autre forme d’amour.»
Elle ajoute: «Mais il va de soi, c’est un fait, que je fais partie de ce peuple.» Comme en témoigne l’imposant recueil des «Ecrits juifs», elle n’a pas cessé d’écrire sur les juifs. Je ne sais pas si c’est une «penseuse juive», mais je sais que l’Etat d’Israël aurait profit à la lire.
Propos recueillis par Eric Aeschimann
Bio express
Philosophe et helléniste, spécialiste de la philosophie grecque, BARBARA CASSIN est directrice de recherche au CNRS. Elle a notamment publié « l’Effet sophistique » (Gallimard) en 1995 et dirigé le « Vocabulaire européen des philosophies » (Seuil/Le Robert) en 2004. Elle codirige avec Alain Badiou la collection « Ouverture » chez Fayard, qui a notamment publié les « Ecrits juifs » d’Hannah Arendt en 2012.
« Sean Connery vous attend », me dit l’amiral galonné, portier du Gleneagles, relais château écossais situé à mi-chemin entre Glasgow et Edimbourg, dans des collines moulées à la louche. Et, en effet, Sean Connery est là, en pull cachemire jaune, pantalon de tweed et mitaines en main. Il vient de tourner « Outland », un remake SF du « Train sifflera trois fois » et, en ce mois d’août 1981, en assure la promotion.
L’interview la plus courte du monde
Il discute un moment avec un clown vêtu de rouge (non, c’est un cadet, le portefaix du golfeur). Il est question d’albatros, de rough, de fairway, de green, de backswing, de sweet spot, des trucs mystérieux. Les autres joueurs ont des montres énormes, des casquettes de bouffons et des chaussures à crampons alpins. « Suivez-moi », dit Sean Connery, avec une indéniable autorité. Nous montons dans une Rolls-Royce Phantom 4, aussi spacieuse que le hall de « l’Obs ». Je disparais au fond d’une banquette en cuir de zébu.
« On m’attend pour jouer », dit-il, et autorise la présence d’un magnétophone.
Nous n’avons guère de temps. Première question : « Vous avez joué dans cinq James Bond. Y en aura-t-il un sixième ? » Un temps de réflexion, puis : « Non. » Glacial. Deuxième question : « Votre carrière… – Pardon, nous sommes arrivés. »
Sean Connery se lève, me salue, sort, enfile ses mitaines et disparaît dans la brume du « King’s Course », un parcours qui sinue sur les 340 hectares de gazon de Gleneagles. Mon magnéto et moi restons là, comme deux truffes. On entend la voix de l’acteur : « Faites attention au chien des Baskerville ! » Le chauffeur pouffe. Je viens de réaliser l’interview la plus courte du monde. La honte. Pourvu que le clebs des Baskerville pisse dans tous les trous de ce foutu green.
Millionnaires bronzés et escort girls de rêve
Deux ans passent. Coup de téléphone : « Sean Connery vient de terminer le nouveau James Bond, ‘Jamais plus jamais’. Il vous invite à venir le voir chez lui à Marbella. – Euh… J’arrive. » Me voici en Andalousie : villas à dômes dorés, millionnaires bronzés avec des escort girls de rêve (des bombes atomiques !), pelouses tondues au millimètre, palmiers parfumés chez Guerlain, ambiance Ferrari et… à droite, à gauche, que des terrains de golf !
La maison de Sean Connery donne sur la plage, sorte de villa Napoléon III blanche, avec un grand portrait en pied du maître de céans, en tartan écossais un peu incongru au bord de la Méditerranée. « Un whisky ? – Non merci, sir. – Allons faire l’interview au club de golf, voulez-vous ? »
Le ton ne souffre pas de refus. Je ne vais pas lui dire : « Après tout, non, je préfère rester ici, à contempler le tartan. » Je sais me tenir.
Nous montons dans une Rolls-Royce Silver Shadow. Le chauffeur semble ironique, je le déteste. Trois minutes plus tard, le club : une oasis de calme et de verdure, une piscine avec des naïades sublimes (des missiles sol-sol !), des tables en teck.
« Posez votre magnétophone là. » Soit : entre le bol à glaçons et la dame-jeanne de jus d’orange.
Première question : » Sir, ‘Jamais plus jamais’ est un James Bond. Sauf votre respect, vous m’avez menti la dernière fois ? » Sourire de Sean Connery, cruel et malicieux. 007 possède le permis de tuer, ne l’oublions pas. Goldfinger, Docteur No, Largo, Blofeld et Forestier : des méchants à éliminer entre deux Martini-gin ? Je me sens un peu nauséeux. Le soleil, sans doute.
« Tu cherches un James Bond ? Le voilà. »
Surprise : l’interview dure. Une heure, puis deux. Sean Connery se confie comme jamais : ses parents, qui tiraient le diable par la queue ; son premier job, laitier ; son tatouage (« Mommy ») ; son autre tatouage (« Scotland for ever ») ; son passage dans la Navale (« Je ne supportais pas la discipline ») ; son emploi de vernisseur de cercueils ; ses espoirs de footballeur avec Manchester United…
Et puis on m’a offert un rôle de figurant dans une opérette. J’étais en jupette avec une lance dans la main, ça m’a plu. Et ça payait bien… »
Dix guinées par semaine. Acteur ? Pourquoi pas ? Nous sommes en 1961 : Sean Connery, qui n’a jamais lu autre chose que le mode d’emploi de la machine à distiller de la bière dans sa cave, se plonge dans Shakespeare. Il lit Proust, James Joyce, « Tintin », Agatha Christie. Il aime. Il rencontre Claire Bloom, la future épouse de Philip Roth. Ils interprètent « Anna Karenine ». L’épouse du producteur Cubby Broccoli le repère. Et dit à son mari : « Tu cherches un James Bond ? Le voilà. »
Le temps passe, le magnéto tourne, tourne. Le golf de Marbella se vide. Les filles mettent des saris. Sean Connery est chaleureux, amusant, généreux : cette interview-ci est royale. Nous nous quittons : il va taquiner la balle avec son backswing et son stroke-play (ne me demandez pas). Dix journalistes attendent devant la grille. Cent autres font le pied de grue dans la rue. Les demandes pleuvent du monde entier.
Je repasse à la maison pour saluer sa femme, Micheline Roquebrune : c’est une Française, piquante et drôle. Elle me reçoit :
« C’est vous, le journaliste de Paris ? – C’est moi, madame. – Non, Micheline. – Alors, c’est moi, Micheline. » Elle sourit : « Sean en rigole encore. » Nous nous asseyons. Une créature divine passe en skis nautiques, cheveux au vent. « En effet, il a beaucoup ri. Il vous a joué un sale tour à Gleneagles, il y a deux ans. Mais vous vous en êtes bien tiré. » Madame Sean Connery fait tinter les glaçons dans son verre :
C’est pour ça que, cette fois-ci, il a tenu à vous donner la première interview, au niveau mondial. Les autres, Américains compris, attendront… »
« Sexiest Man of the Century »
L’après-midi touche à sa fin. L’un des dômes de Marbella flambe sous la lumière du soir. Sean Connery est un seigneur. Nous nous sommes revus plusieurs fois : sur le plateau du « Nom de la rose », en Italie, où sa simple présence imposait un silence respectueux. Pour une interview, lors de la sortie d' »A la poursuite d’Octobre rouge », à New York : il envisageait de se mettre à la bicyclette. Puis, à la première de son dernier film, « la Ligue des gentlemen extraordinaires », en 2003 : il avouait ne plus comprendre les scénarios qu’on lui soumettait (« la Ligue… » en était l’exemple parfait).
Aujourd’hui, à 85 ans, retiré à la Jamaïque, il « s’amuse à ne rien faire ». Etiqueté « Sexiest Man of the Century », Sean Connery reste le James Bond de la légende. Les autres ? Pffff… Quant au chien des Baskerville, désormais stipendié, sans doute hante-t-il encore le « King’s Course » à Gleneagles.
Cycle Sean Connery, tous les vendredis de septembre, à 20h40, sur TCM Cinéma.
Sur Radio J, Jean-Vincent Placé, sénateur démissionnaire d’EE-LV, a annoncé que son mouvement sera présent aux régionales. Il a entamé des discussions avec ses «amis» pour établir des listes ou proposer des candidats.
Dans l’émission qui sera diffusée dans l’après-midi le dimanche 6 septembre, Jean-Vincent Placé a expliqué : «Nous serons présents aux élections régionales. Ce sera un parti politique (…) donc la logique c’est d’avoir des élus.»
Interrogé sur la stratégie de son nouveau mouvement pour les régionales, M. Placé a répondu: «Nous avons des réunions de travail dans dix jours avec nos amis, et notamment nos partenaires du Front démocrate et de Génération Ecologie.»
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Et maintenant, les inscriptions antisémites. Dirty Corner, l’œuvre de l’artiste anglais Anish Kapoor exposée dans les jardins du château de Versailles, déjà vandalisée par des jets de peinture au début de l’été, a une nouvelle fois fait l’objet de dégradations dans la nuit de samedi à dimanche. La monumentale trompe d’acier et les blocs de pierre qui l’entourent ont été maculés de messages antisémites et royalistes. «Le second viol de la nation française par l’activisme juif déviant», peut-on lire sur les photos qui circulent sur Twitter ou «juifs tradis et kabbalistes, ce taré vous met en danger».
Une œuvre d’art d’Anish #Kapoor une nouvelle fois vandalisée cette nuit dans les jardins de #Versailles. #Honteuxpic.twitter.com/Jwc82KgXM8
— Xavier Alberti (@xavier_alberti) 6 Septembre 2015
L’installation, «comme c’est la règle sur tous les lieux de patrimoine depuis le 11 janvier», faisait pourtant l’objet d’une «sécurité renforcée», indique-t-on au ministère de la Culture.
Interviewé parle Figaro après les premiers actes de vandalisme, le sculpteur britannique d’ascendance indienne par son père et irakienne par sa mère avait alors estimé qu’il ne s’agissait sans doute pas d’un acte raciste, mais «plus politique qu’autre chose» renvoyant «à une fraction que l’on me dit très minoritaire pour laquelle tout acte créatif est une mise en danger d’un passé sacralisé à l’extrême pour des desseins qui n’ont rien d’artistique».
La ministre de la Culture, Fleur Pellerin, qui s’est rendue sur les lieux, a immédiatement qualifié «d’innommables» ces messages de haine. «La stupidité et la violence contre la culture», peut-on lire dans son tweet.
Innommables dégradations et messages de haine sur l’œuvre d’Anish Kapoor au @CVersailles. La stupidité et la violence contre la culture.
— Fleur Pellerin (@fleurpellerin) 6 Septembre 2015
Avec Roland-Garros et le Festival de Cannes, la rentrée littéraire est l’une de ces célébrations médiatiques à laquelle il est illusoire d’essayer d’échapper.
Autant l’exaltation qui entoure Roland-Garros paraît légitime – dans la hiérarchie des passions, le sport devance la culture – autant l’intérêt soudain pour des films en compétition laisse dubitatif. Pour les vedettes, peut-être, dont le glamour ferait rêver ? Ou parce qu’il s’agit, comme il est souvent précisé, de vrais films de cinéma ? Mais pour la rentrée littéraire, est-ce que le simple turnover de livres à disposition toute l’année suffit à faire événement quand bien même il s’agirait de vrais livres de littérature ?
Le concept de « rentrée » interroge. Rentrée de quoi au juste ? Sommes-nous à vie de petits enfants pour qui la rentrée est super importante ? Où suggère-t-on que les gens de lettres, écrivains, critiques et éditeurs rentrent tous dans un même mouvement de leur retraite estivale – splendides maisons de Patmos ou ingrates longères hexagonales – pour redonner vie au Paris littéraire ? Se rasseyant au Flore comme un instituteur rouvre son école ? On imagine des fantômes de Jean Paulhan retroussant leurs manches en haut du petit escalier poussiéreux de la rue Sébastien-Bottin, tandis que des écrivains garent des voitures de sport avant d’entrer chez Lipp, cigarette au bec, pour retrouver des jeunes femmes passionnées. Des jurés à la stature colossale font tourner leur armagnac aux couleurs des boiseries de ces restaurants anciens où ils se réunissent. Tractations qui font rêver le grand public et trembler les auteurs qui savent qu’ils peuvent être mis hors Goncourt d’un simple aphorisme.
Une photo publiée par EXEMPLAIRE (@exemplaireparis) le 15 Août 2015 à 9h58 PDT
Cette rentrée, qui automne après automne, se veut la reconduction d’un éternel Saint-Germain-des-Prés, évoque ces produits de terroir en vente dans les ères d’autoroute ponctuant des paysages qui ont cessé d’exister. Ainsi la rentrée littéraire serait les rillettes de canard ou la bouteille de poiret d’un Mont-Saint-Michel des éditeurs. Tels ces panneaux qui nous signalent au milieu d’une plaine sans âme que nous entrons en « Terre des seigneurs cathares », il y a les déclarations fracassantes des dos de kiosques de la dernière semaine du mois d’août, affichant en une les auteurs qui enflamment la rentrée. Arpentant les trottoirs, on comprend qu’il y a eu en notre absence une fermentation culturelle qui tout à coup explose – souvent trop tôt.
Comme tous les grands événements qui structurent l’année – départ en vacances d’hiver, ponts, grands départs –, la rentrée littéraire est génératrice d’engorgements. Si l’auteur d’automne ne risque pas l’hébergement en gymnase pour cause de tempête de neige, où une attente cataclysmique à un péage autoroutier, il ne fait pas moins les frais d’une grande bousculade.
Les héros de la fête sont accueillis par les soupirs de découragements de ceux-là mêmes qui sont censés l’organiser, certains critiques évoquant ces mères qui, organisant des mariages grandioses, feignent de souffrir le martyr en attendant la fin du maelström.
Une photo publiée par Penguin Books (@penguinukbooks) le 28 Août 2015 à 3h14 PDT
Je me souviens ainsi de ma surprise, lorsque publiant mon premier roman et guettant le coup de tonnerre de la publication, je découvrais la révolte unanime des journalistes devant la surproduction littéraire de cette année-là. C’était à les lire la pollution infâme d’une édition dérégulée, à peu près pire que si des industriels chinois étaient venus déverser à gros glouglou leurs déchets sur les tables de nos derniers libraires. Sans être nominativement désignés – j’échappais au « avons-nous réellement besoin d’un roman intitulé Mémoires d’un pitbull* »? –, nous ne pouvions en tant qu’auteurs que nous sentir coupables. Parmi mes compagnons d’infortune, je regardais avec beaucoup de compassion un petit livre souvent placé près du mien, sans doute parce qu’il y avait un chien sur la couverture. Si l’un doit disparaître en premier, pensais-je, ce sera celui-là. Ce murmure d’appel d’une jeune femme désarmée qui publiait son premier livre, ce Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part d’une certaine Anna Gavalda, me serrait le cœur.
Daniel Costelle a eu deux vies. L’une, hexagonale, celle d’un cinéaste français reconnu pour ses films d’archives. L’autre, internationale, celle du coauteur d' »Apocalypse », fresque de guerre vue par plus de 300 millions de téléspectateurs dans le monde. Entre ces deux vies, un miracle. Ce miracle – sa rencontre avec Isabelle Clarke –, c’est dans la demi-obscurité de la salle de montage que le réalisateur, tout en rondeur, nous le racontera.
Le rendez-vous a été pris des mois à l’avance. Et pour l’honorer, il faut suivre un dédale de couloirs dans les hauteurs du grand bâtiment de France Télévisions. A l’arrivée, une porte grise opaque. Presque une anomalie dans cet édifice de verre où toutes les autres sont trans- parentes. Sur cette porte close, une affichette scotchée : « Apocalypse ». Derrière, un monde feutré, exigu, encombré, et tous les secrets de cette série documentaire cosignée avec Isabelle Clarke.
Leur manière à eux d’écrire l’Histoire
C’est ici que le couple, à la ville et à l’écran, s’est enfermé pour écrire leurs différentes sagas historiques sur Hitler, de Gaulle ou les deux guerres mondiales. Une photo d’un groupe de soviets en noir et blanc vibre sur l’écran d’un des ordinateurs. Touche pause. Cette image, c’est tout ce qu’on verra de « Staline ». Car si France 2 a annoncé un documentaire sur « le petit père des peuples » à l’automne, eux ne veulent rien en dire.
Face aux ordinateurs, Daniel Costelle et Isabelle Clarke pianotent pour faire avancer les images. Leur manière à eux d’écrire l’Histoire. Ils ont inventé un ton. Leur « Apocalypse » pour France 2, vaste photographie de la Seconde Guerre mondiale, diffusé en 2009, a bouleversé la forme et la narration. Une révolution. Archives colorisées, musique omniprésente, montage virtuose, sens de la dramaturgie… Jamais on n’avait raconté l’Histoire comme cela. Fabrice Puchault, directeur de l’unité documentaires à France Télévisions rappelle :
‘Apocalypse’ est le plus gros succès historique de la télévision française à l’exportation. »
Le film a conquis 171 pays dans le monde. Mais le tandem, qui a fondé en 2003 CC&C (Clarke, Costelle & Cie) pour produire ses réalisations, n’a pas convaincu tout le monde. C’est uni que le couple, marié depuis 1990, affronte la polémique.
Débats et querelles
Ils se sont mis à dos des historiens, ont déclenché débats et querelles. On leur reproche de trop jouer la corde sensible, de multiplier les effets. Et, surtout, d’avoir osé coloriser les images d’archives. Isabelle Clarke considère le noir et blanc d’origine comme une « amputation » due à des « limitations techniques ». Le couple préfère donc démocratiser les archives historiques, au grand dam des « intégristes qui voudraient que l’on ne touche pas aux originaux et qu’on les réserve aux chercheurs ».
« Coloriser n’est rien d’autre que maquiller », accuse alors le philosophe historien Georges Didi-Huberman dans les colonnes de « Libération ». Il leur reproche aussi de « véhiculer un discours franchement réactionnaire ». Julie Maeck, chargée de recherche à l’université de Bruxelles, critique, elle, le manque de référencement des archives utilisées.
Daniel ne comprend pas cet acharnement. Isabelle tempère :
Il faut leur répondre comme Pialat. ‘Si vous ne m’aimez pas, je ne vous aime pas non plus’. Ils ne savent pas ce qui se passe dans la salle de montage et notre respect pour les archives. Chaque image est analysée… »
Depuis, tous les documentaires historiques utilisent la colorisation. Ils ont été pionniers. Certains, hostiles au départ, se sont ravisés. Benjamin Stora, universitaire et documentariste estime :
Si les historiens ne rentrent pas dans le processus de colorisation, il se fera sans eux. »
Désormais, le label « Clarke et Costelle » estampille des films historiques pour toutes les chaînes, en France et à l’étranger, et sur tous les sujets : les harkis, l’Occupation, la guerre d’Algérie, le débarquement… Copiés, jalousés, encensés aussi, ils font systématiquement l’événement. Aujourd’hui, ils ambitionnent d’écrire le XXe siècle en images.
Truffaut, Chabrol, Lelouch, Clouzot…
Mais quelle est l’histoire de ce couple tellement passionné par celle des autres ? Calée dans son fauteuil, Isabelle est discrète. Daniel est plus volubile. Il évoque ses « deux vies ». La première était vouée au cinéma. Il séchait ses cours de philo pour aller à la Cinémathèque :
J’ai vu cinq films par jour pendant un an. »
A force de s’asseoir tous les matins au premier rang, il croise les mêmes têtes. Un jour, il les salue. « Bonjour, je m’appelle François Truffaut », lui répond son voisin. Chabrol est quelques fauteuils plus loin. Daniel, le plus jeune, devient la mascotte de la bande qui se retrouve au Mac-Mahon ou au Studio Parnasse. Les « Cahiers du Cinéma » sont leur bible.
Formé à l’école de la RTF (Radio Télévision française), Costelle tourne ses premiers courts-métrages en 1960 avec une caméra prêtée par Claude Lelouch, son copain de promo, qui est aussi son chef opérateur. En échange, Costelle sera assistant pour « le Propre de l’homme », le premier film du réalisateur d' »Un homme et une femme ». Costelle devient ensuite assistant de Clouzot, puis réalise « Coup de feu à dix-huit heures » écrit par Philippe Labro et monté par Maurice Pialat, lui aussi élève de la RTF. Mais la crainte de « ne pas saisir la justesse » hante Costelle.
Filmer au plus juste
En 1966, Jean-Louis Guillaud, de l’ORTF, lui confie la réalisation de « Verdun ». Cette justesse qui lui échappe, Costelle va la trouver dans les films d’archives :
Mon ambition, c’était de faire ce que faisait Hawks : filmer les personnages sur le lieu de leur gloire, dans les conditions qu’ils ont connues. ‘Verdun’, nous l’avons tourné en février, en plein hiver. »
Le film reçoit le grand prix de la critique. Costelle enchaîne avec « les Grandes Batailles », série télé coréalisée avec Henri de Turenne qui occupera le petit écran pendant plus de dix ans.
En 1989, son directeur photo, Jean-Claude Larrieu, le quitte pour réaliser un long-métrage. Son rôle dans le choix du cadre et de la lumière est primordial.
Désemparé, le réalisateur cherche à le remplacer, à retrouver « le style Larrieu ». Il va trouver bien mieux. A la piscine du Racing Club, Isabelle Clarke, jeune photographe, croise Monique Berlioux, directrice générale du CIO qui a tourné avec Costelle « Histoire des jeux Olympiques » en 1980. Les deux femmes sympathisent. Monique Berlioux lui parle de ce réalisateur à la recherche d’un chef opérateur.
Poussée par son amie, Isabelle se rend à l’entretien, « impressionnée ». Daniel voit arriver dans son bureau cette jeune photographe de 28 ans, « belle comme le jour ». Il est de vingt-quatre ans son aîné. Elle lui montre ses clips de mode et des films de pub ou de mariage. Il ne lui trouve qu’un seul défaut : « Elle ne sait pas filmer laid ! » Son choix est fait. Elle a quelque chose en plus : « Du génie. »
Témoins et fonds d’archives
Après, « l’histoire s’est emballée, dit-il sobrement. Il s’est passé quelque chose. » Ils ont une fille en 1991. Isabelle, qui n’a pas pu tourner durant sa grossesse, s’initie au montage. Pour Daniel, elle est « l’idéal absolu : la caméra-stylo, qui sait filmer, monter, écrire, concevoir, réaliser ».
Ils se fixent deux axes fondamentaux : trouver des témoins sur place et se baser sur des fonds d’archives. Leur méthode connaît plusieurs phases : d’abord ce qu’ils appellent « le passage du bac » : tout lire et tout voir sur le sujet. Puis l’écriture du scénario. Vient ensuite la recherche des documents, enfin « le dérushage ».
Ils font tout ensemble. « Une relation fusionnelle », avouent-ils. Pour « Apocalypse, la Seconde Guerre mondiale », ils visionnent 500 heures d’archives pendant trois ans, entourés d’équipes qui fouillent greniers et caves pour trouver la pépite sur de vieilles bobines oubliées. Le couple est en recherche permanente. A chaque fois, le même objectif : toucher le plus grand nombre, surtout les jeunes générations.
« L’Histoire fait du bien aux gens »
C’est en voyant leur fille, Clémentine, s’ennuyer devant les reportages en noir et blanc qu’ils ont l’idée de coloriser les images. Ils font alors appel à un technicien : François Montpellier. Quatre jours de travail pour une minute à l’écran ! Le son est une autre de leurs obsessions. Chaque bruit d’obus est reconstitué fidèlement. Ils parlent de leur travail en commun comme de leur couple :
On se construit par l’étonnement et par une émulation réciproque qui nous nourrit. »
Daniel écrit les textes. « Moi, je nourris la bête », ajoute Isabelle. « Il n’y a pas un mètre d’images, de musique qu’elle ne contrôle pas », renchérit son mari. « Tant que je n’ai pas trouvé, j’ai beaucoup de mal à quitter la table de montage. Je pourrais rester toute la nuit. Mais Daniel m’en extirpe », dit-elle. « Elle est comme hypnotisée », explique Daniel.
Pour « les Oubliés de la Libération », diffusé sur TF1 en 1994, ils se disputent comme des chiffonniers. Pour « Apocalypse, la Première Guerre mondiale », Isabelle part au Canada chercher des images, Daniel ne supporte pas. « Je l’appelais tous les jours. » Ils ne peuvent plus travailler l’un sans l’autre. « C’est mon oxygène », confie Isabelle. « Chaque fois qu’on arrive à quelque chose tous les deux, on a un profond sentiment de bonheur », relance Daniel.
Les inséparables sont fiers d’avoir fait école. Explication d’Isabelle :
Il n’y a ni recette ni complaisance. L’Histoire fait du bien aux gens. Elle a un effet thérapeutique ! »
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