Article paru dans « le Nouvel Observateur » du 10 novembre 2009.
De notre envoyée spéciale à Berlin.
L’idée donnera peut-être la chair de poule. A partir de 2015, les Allemands pourront acheter en toute liberté une nouvelle édition de «Mein Kampf» en allemand. Il ne sera plus nécessaire de se procurer la bible du national-socialisme rédigée par Adolf Hitler sur les marchés aux puces ou chez un bouquiniste, ni de la télécharger dans sa version anglaise.
Il suffira d’aller sur Unter den Linden, les Champs-Elysées berlinois, qui aboutissent à la porte de Brandebourg, d’entrer dans l’un de ses immenses magasins de souvenirs où l’on trouve aussi bien des livres de recettes made in DDR, à côté d’une Trabant grandeur nature, que de grandes tables surmontées du panneau «IIIeme Reich». Et là, entre le journal du philologue allemand Victor Klemperer, les souvenirs de Sebastian Haffner, la biographie de Hitler par Ian Kershaw, on pourra trouver des piles entières de «Mein Kampf». Théoriquement.
Car les autorités allemandes veulent tout faire pour empêcher que le manifeste antisémite ne devienne un best-seller, comme cela fut le cas lors de sa réédition en Turquie (2005) et en Indonésie (2007). Cela risquerait de ruiner trois quarts de siècle d’efforts considérables pour travailler ce passé aussi douloureux que honni.
Le 31 décembre 2015, soixante-dix ans après le suicide de Hitler dans son bunker (30 avril 1945), l’Etat de Bavière ne pourra pourtant plus interdire la publication de «Mein Kampf» car il ne disposera plus des droits de copyright que les Alliés lui avaient transmis après la guerre. Ce texte, partiellement dicté à Rudolf Hess par un Hitler en pleine dépression dans sa geôle de Landsberg après sa tentative de putsch avorté en 1923, tombera dans le domaine public.
De tous les textes nazis, «Mein Kampf», un pavé indigeste de 700 pages dans lequel Hitler a exposé sans fard sa théorie de l’«ordre nouveau», est le seul à ne pas avoir été republié en allemand depuis sa sortie, en 1927, puisque l’Etat de Bavière l’avait totalement interdit.
Depuis plusieurs années, les historiens allemands se querellent par tribunes interposées dans les grands journaux. L’enjeu du débat : doit-on considérer «Mein Kampf» comme un simple document historique, au risque de le banaliser? Ou bien doit-on continuer à lui donner un statut à part, au risque de le mythifier? A mesure que l’on se rapproche de la date fatidique de 2015, la nécessité de passer du débat théorique à une décision s’impose.
Horst Möller, historien conservateur, proche de la CSU (petite soeur bavaroise de la CDU, chrétiens-démocrates) et directeur de l’Institut d’Histoire contemporaine de Munich, mène le front d’une «réédition critique». «Il n’est évidemment pas question de publier une édition de poche, précise-t-il. Il ne s’agit pas de faire une édition commerciale, mais d’apporter un éclairage scientifique sur les origines et les inspirations de ce texte qui revêt une forte valeur symbolique en Allemagne. Une édition de cette nature n’a aucune chance d’intéresser les néonazis. Elle a un but strictement pédagogique.»
Pour l’institut de Munich, le temps presse. Car un travail de cette importance nécessiterait de trois à cinq ans. Cette réédition constituerait un morceau de choix. L’institut a déjà établi l’édition critique des Journaux de Joseph Goebbels en vingt-neuf volumes, et regroupé les discours, les écrits, et les instructions de Hitler en treize volumes. A son grand désespoir, Horst Möller n’a pas encore obtenu l’autorisation de l’Etat de Bavière, tétanisé par la crainte d’assister à un emballement médiatique. La Bavière a d’ailleurs signalé qu’après 2015 elle se réservait la possibilité d’attaquer en justice toute édition non critique en utilisant la loi contre le racisme et les discours de haine.
« Totalement indigeste »
Cet été, l’Institut d’Histoire contemporaine a pourtant reçu un appui soutenu de la communauté juive. Stefan Kramer, secrétaire général du Conseil central des Juifs d’Allemagne, a plaidé pour la republication d’un ouvrage critique et érudit. Une grande première. «Les Allemands ont besoin de notre tampon juif», s’exclame l’écrivain provocateur Rafael Seligmann, auteur d’une biographie de Hitler. Il fut le premier intellectuel juif à lancer la polémique, il y a cinq ans, en prônant la réédition de «Mein Kampf».
«Dans ce livre, Hitler apparaît clairement comme un ennemi de la démocratie qui veut la guerre avec la Russie et la France et souhaite la destruction des juifs, explique-t-il. Quand il sera réédité, tout le monde l’achètera en moins d’une semaine. Il sera en haut de la liste des best-sellers pendant deux mois? Et alors ! Ce sera un signe de maturité de l’Allemagne.»
Directeur du Centre de Recherche contre l’Antisémitisme de l’Université technique de Berlin, Wolfgang Benz se montre nettement moins enthousiaste. Comme une bonne partie des intellectuels de gauche. «Je ne vois pas à quoi servira une telle édition, à part faire de la publicité autour du livre, bougonne-t-il. C’est un texte totalement indigeste et illisible. Même moi, je n’ai jamais lu les 700 pages en entier ! L’édition critique fera 1500 pages… Ceux qui ont besoin de le lire ou de l’étudier peuvent très facilement se le procurer en bibliothèque. Dans notre centre, nous en avons sept exemplaires.»
Et le voilà qui sort un exemplaire quasiment neuf. Le brûlot ressemble en effet à une Bible, avec son écriture gothique devenue aujourd’hui illisible pour le commun des mortels.
Près de 12 millions d’exemplaires de «Mein Kampf» ont été vendus du vivant de Hitler. Ce qui a d’ailleurs contribué à son enrichissement personnel, car les livres étaient vendus fort cher et beaucoup de communes étaient vivement incitées à en commander de grandes quantités pour les offrir aux jeunes mariés. Les Alliés ont demandé aux Allemands de s’en débarrasser. Mais tous ne l’ont pas fait. Et il n’est pas rare que des quadragénaires aujourd’hui soient tombés un jour sur une édition originale planquée au fond de la bibliothèque de leurs grands-parents.
Ces dernières années, s’agissant de son rapport à Hitler, l’Allemagne a connu une grande évolution. En 1998 déjà, bien avant que les Japonais ne donnent dans le manga hitlérien, le caricaturiste Walter Moers avait remporté un vif succès avec «Adolf», une bande dessinée décapante sur la vie du Führer.
En 2004, le producteur de cinéma Bernd Eichinger avait réussi avec «Der Untergang» («la Chute») à sortir le premier film sur Hitler fait par des Allemands. Et, trois ans plus tard, le réalisateur Dani Levy signait avec «Mein Führer» un film déjanté sur le sujet. Les Allemands se sont arrogé le «droit» de ne plus s’intéresser seulement aux victimes du nazisme, mais aussi à ses bourreaux.
« Disneyland chez les nazis »
Ces débats rejoignent les polémiques engendrées par la volonté d’inscrire les lieux de mémoire maudits – ce que les Allemands ont appelé les Böse Orte – dans le patrimoine allemand. Ainsi, il a fallu des années de débat avant que la ville-Etat de Berlin n’accepte de transformer en mémorial la Villa Wannsee, où eut lieu en 1942 la conférence décidant des modalités de la solution finale. Les autorités redoutaient que les néonazis ne s’accaparent ce haut lieu du nazisme. Les mêmes discussions ont accompagné l’ouverture d’un musée à Berchtesgaden à proximité du «nid d’aigle», lieu de villégiature estivale de Hitler dans les Alpes bavaroises de l’Obersalzberg.
La volonté des Allemands d’expier les horreurs et massacres nazis a son revers: tous ces lieux deviennent aussi «touristiques» que les camps de concentration. D’ailleurs, l’éditeur Ch. Links ne s’y est pas trompé. En 2004, il a suscité un tollé en sortant son premier guide du Berlin de 1933 à 1945, qui note tous les endroits ayant marqué la période nazie. Le succès a été si grand qu’il a aussi lancé le Munich nazi et l’Obersalzberg nazi… Un vrai marché.
Certains Allemands ont dénoncé ce goût pour «Disneyland chez les nazis». «Les gens ne veulent plus seulement voir des camps de concentration, expliquait déjà en 2004 Andreas Nachama, directeur du centre de documentation Topographie de la Terreur, situé à côté de la Gestapo (police secrète nazie). Avant, on étudiait les structures du fascisme. Maintenant, on veut voir les lieux du fascisme. » Dès lors, ils voudront aussi lire le livre du fascisme. Le livre du Mal absolu.
Bien que l’Allemagne ait procédé à un important travail de mémoire, ce livre reste encore comme une «tache indélébile» dans le passé allemand. «Il renvoie à ce que savaient ou auraient dû savoir leurs grands-parents ou leurs parents, estime Antoine Vitkine, auteur de « Mein Kampf. Histoire d’un livre » (1). Il est le symbole d’une culpabilité collective refoulée.» En rééditant ce texte, les Allemands sont en passe de lever l’un des derniers tabous. Pour eux, il ne s’agit pas de banaliser «Mein Kampf», mais plutôt de le dédramatiser.
Odile Benyahia-Kouider
(1) Flammarion, 2009
Article paru dans le « Nouvel Observateur » du 10 décembre 2009.