Les garde-côtes argentins ont coulé mardi un bateau de pêche chinois après avoir été attaqués par ce navire dans les eaux territoriales argentines, dans l’Atlantique sud, ont annoncé les autorités du pays sud-américain.
Le Lu Yan Yuan Yu 010 «a été détecté alors qu’il pêchait illégalement. Le navire en infraction a tenté d’entrer en collision avec les garde-côtes de la préfecture navale. L’ordre de tir a été donné, causant des avaries», selon un communiqué de la préfecture navale. Les membres de l’équipage du navire chinois ont pu être secourus. Le capitaine du navire chinois devait être livré à la justice et entendu par un magistrat.
L’incident est survenu au large de la Patagonie. C’est la base navale située dans la ville de Puerto Madryn, à proximité de la zone touristique de la Péninsule de Valdès, qui a découvert la présence du bâtiment chinois. Les garde-côtes ont tiré sur la coque du navire après les communications et sommations de rigueur, assurent les autorités argentines. «Le capitaine n’a stoppé les moteurs que lorsque le bateau a commencé à couler, l’équipage a pu quitter le navire», selon la version argentine. Deux autres bateaux de pêche opéraient illégalement dans la zone, selon la Préfecture navale argentine.
La semaine dernière, lors d’une patrouille au large de la Péninsule de Valdès, les autorités navales argentines avaient tiré en direction d’un navire pêchant illégalement dans la zone économique exclusive de l’Argentine. La pêche illégale est fréquente dans les eaux poissonneuses de l’Atlantique sud, notamment des navires chinois et russes.
La nouvelle est d’importance. Copé est de retour ? Bof. Michel Polnareff remonte sur scène ? Indifférence. Platini s’oppose à l’arbitrage par vidéo ? On s’en talque le nombril. Le vrai scoop de cette semaine m’a été communiqué par l’attaché de presse de Paramount, qui m’annonce, dans un mail estampillé « pour distribution immédiate », le début du tournage de « Baywatch : alerte à Malibu ». Ça, c’est du solide ! Du dur ! Alors qu’on est noyé sous les drames philippins, les divorces sud-américains, les adoptions africaines, les conflits du travail à Saint-Nazaire, enfin un rayon de soleil ! Sea, sex and sun, y a que ça de vrai !
Inutile de vous dire que, vu l’émotion (purement artistique, vous me connaissez) que m’ont procuré, dans le temps, les grandes actrices d’ »Alerte à Malibu » – je cite, en vrac, Nicole Eggert, Yasmine Bleeth, Erika Eleniak, Carmen Electra et, bien sûr, Pamela Anderson, des filles qui ont porté la bimboïsation à un niveau supérieur – je me suis précipité pour voir les photos des nouvelles arrivantes. Et, je te le donne Émile, elles sont canon-top-de-la-fiesta. Il n’y en a pas une qui peut prendre sa douche en se mouillant les pieds. C’est le signe d’une grande exigence cinématographique.
Un Prix de la Bimbo d’or ?
Donc, pour Alexandra Daddario (aperçue dans « True Detective »), je dirais trois étoiles. Kelly Rohrbach, mannequin pour maillots de bain dans « Sports Illustrated », quatre étoiles ; Ilfenesh Hadeka a de très beaux pieds (selon le site « WikiFeet.com »), mais je réserve mon jugement ; et Priyanka Chopra, ex-Miss Monde, est tout simplement sublime, cinq étoiles d’or, de platine et de Nutella. Le reste, l’intrigue, les acteurs masculins, la mise en scène, le scénario, les dialogues, les costumes, le montage, la musique, le décor, who cares ? Seul le lâcher de bimbos sur la plage de Malibu nous intéresse. Il est d’ailleurs temps de revaloriser l’image de la fille carénée comme un missile sol-sol, en maillot rouge, se jetant à l’eau pour sauver les bébés phoques, les sexagénaires cardiaques, les épouses droguées, et les surfeurs évanouis.
Une photo publiée par therock (@therock) le 3 Mars 2016 à 11h04 PST
The Rock et Priyanka Chopra (@therock / Instagram)
C’est ce qui nous manque, dans le cinéma actuel (français notamment). Nous avons Julie Gayet, Catherine Frot, Marion Cotillard, Mélanie Laurent, Charlotte Gainsbourg, Mathilde Seigner, Sylvie Testud, oui. Des bonnes comédiennes, certes. Mais pas des bimbos. La situation est grave. Quand la bimbo vient à manquer, le bambou tend à s’affaisser (vieux proverbe tibétain). Je ne critique pas, j’alerte.
L’histoire secrète de la sextape de Pamela Anderson et Tommy Lee
Le Centre National du Cinéma devrait se saisir du problème. Créer une Bourse des Bimbos, un Prix de la Bimbo d’or, un concours de la Bimbo Mieux-Disante, je sais pas moi. Si on est obligés de feuilleter en soupirant les numéros de « Swimsuit Illustrated » pour admirer Lily Aldridge, Kate Upton, Sara Sampaio ou Chanel Iman, c’est que le cinéma ne nous offre plus de quoi réjouir la rétine. Même James Bond a abandonné le filon : Léa Seydoux, c’est l’anti-bimbo par excellence. Elle est aussi sexy qu’un œuf dur mayo. Le retour d’ »Alerte à Malibu » réchauffe le cœur. Ce n’est pas du cinéma, dieu merci. C’est mieux : du cinoche. Pamela Anderson, reviens !
Htin Kyaw, un fidèle compagnon de dissidence d’Aung San Suu Kyi, est devenu le nouveau président de la Birmanie, le premier démocratique élu depuis des décennies, après un vote du Parlement mardi. La Ligue nationale pour la démocratie (NLD), qui a largement remporté les législatives de novembre, a proposé le nom de ce proche de la prix Nobel de la paix, qui ne peut elle-même devenir présidente en raison de la Constitution héritée de la junte. Il a été élu, sous les applaudissements, par 360 voix sur un total de 652 députés.
Le président et le nouveau gouvernement, dont la composition devrait être annoncée dans les jours qui viennent, prendront leurs fonctions le 1er avril. Après son éclatante victoire lors des législatives de novembre 2015, la NLD était certaine de pouvoir faire élire son candidat malgré la présence au Parlement d’un quart de députés militaires non élus. Mais le parti n’a pu avancer la candidature d’Aung San Suu Kyi, la Constitution interdisant la fonction à quiconque a des enfants de nationalité étrangère, ce qui est le cas d’Aung San Suu Kyi, qui a deux fils britanniques. Mais la dame de Rangoun a déjà prévenu qu’elle serait «au-dessus» du président.
Les deux autres candidats, celui de la chambre haute et celui présenté par les militaires, vont devenir vice-présidents. Ils ont respectivement obtenu 79 voix et 213 voix. Choisi pour sa loyauté envers la prix Nobel de la Paix, Htin Kyaw, fils d’un poète birman très célèbre, est un ami d’enfance d’Aung San Suu Kyi, qui a été la première à voter devant le parlement réuni en session conjointe. Htin Kyaw est le premier président civil du pays depuis des décennies après près de 50 années de dictature militaire suivi par la constitution d’un gouvernement dirigé par d’anciens généraux. Aung San Suu Kyi n’a toujours pas précisé si elle serait ministre du gouvernement qui doit être formé pour début avril ou si elle tirera les ficelles de l’exécutif depuis son poste de députée.
Syrie. Après cinq mois d’intervention pour soutenir l’armée de Bachar al-Assad, le président russe, prenant tout le monde de court, a ordonné le retour au pays du gros de ses troupes. De quoi relancer les pourparlers de paix ?
Birmanie. Ce mardi, Htin Kyaw (photo AFP), proche de Aung San Suu Kyi, a été élu président de Birmanie, sous les applaudissements, par 360 voix sur un total de 652 députés.
Etats-Unis. Des millions d’électeurs de cinq grands Etats américains -Floride, Caroline du Nord, Missouri, Ohio, Illinois- voteront ce mardi pour les primaires démocrates et républicaines, une journée monumentale que Donald Trump (républicain) espère transformer en plébiscite, alors qu’il est attaqué de toutes parts pour sa rhétorique incendiaire. La journée sera d’autant plus conséquente chez les républicains que 3 Etats (Floride, Ohio, Illinois) attribueront la totalité de leurs délégués à l’homme qui sera arrivé en tête. Retrouvez notre dossier spécial.
So-so-so-solidarité (ou pas). Vingt-cinq minutes : c’est le temps qui a suffi aux riverains du très chic arrondissement parisien pour interrompre lundi soir une réunion consacrée à un projet de centre d’hébergement d’urgence, après des dérapages en tous genres. Nous y étions.
Loi travail. Manuel Valls a reculé hier sur les articles les plus contestés du projet de loi travail, dont le barème des indemnités prud’homales, une initiative saluée par les syndicats dits «réformistes» mais décriée par le patronat, tandis que CGT, FO et Unef ont maintenu leurs appels à manifester.
Justice. Le procès du braqueur Redoine Faïd et de huit complices présumés est entré lundi dans sa troisième semaine. Des agents ont décrit la folle course poursuite qui s’est soldée par la mort d’une policière, en 2010.
Et aussi… Les 120 évêques catholiques de France sont réunis à partir de ce mardi à Lourdes pour leur assemblée de printemps, dans un huis clos plombé par l’affaire de pédophilie qui ébranle le diocèse de Lyon et son archevêque, le cardinal Barbarin ; un homme d’une vingtaine d’années a été tué d’une rafale de kalachnikov tirée par des agresseurs à moto à Marseille hier.
C’est un procès fleuve qui va débuter ce lundi après-midi au tribunal de correctionnel de Paris. Quarante-quatre « cols rouges », quatre commissaires-priseurs, un directeur de vente et un employé sont cités à comparaître pour association de malfaiteurs, vols ou complicité de vols en bande organisée.
Qui sont ces cols rouges ? A Drouot, la salle des ventes parisiennes, on les appelait aussi les « savoyards ». Reconnaissables à leur veste noire à col rouge (d’où leur surnom), ils appartenaient à l’Union des commissaires de l’Hôtel des ventes (UCHV), corporation fondée en 1834. A l’origine, la plupart de ses membres étaient originaires de villages de Haute-Savoie. A Drouot, ils assuraient la manutention et le transport des objets mis en vente.
Des objets qui disparaissent
En 2009, le scandale éclate : plusieurs de ces cols rouges sont suspectés d’avoir dérobés des objets soit chez des particuliers (à l’occasion d’inventaires établis après un décès par exemple), soit à Drouot même. Dans les lots volés on trouve un tableau de Courbet, des fauteuils d’Eileen Gray, des bijoux, des dessins de maître, des meubles et autres objets précieux.
Problème : s’il est facile de laisser tomber un objet du camion, encore faut-il pouvoir en tirer profit. Certains cols rouges affirment que ces objets volés étaient écoulés à Drouot avec la complicité de commissaires-priseurs qui les incluaient dans leurs catalogues de vente.
Lorsque ces combines sont mises au jour, tous les regards convergent vers Drouot. Les plus pessimistes pensent que la salle des ventes parisiennes va imploser. Et d’annoncer déjà la fin de ce temple des enchères.
Drouot victime ?
Dès le début de l’instruction cependant Drouot Patrimoine (la société qui exploite l’Hôtel des ventes) décide se porter partie civile, estimant être victime dans cette affaire. « Drouot entend se faire entendre comme une victime de ces vols », commente son avocat, maître Karim Beylouni :
« Cette affaire a causé un préjudice matériel et un préjudice d’image. Le marché des ventes publiques repose sur la confiance. Si vous la brisez, vous mettez en péril son activité. Or, contrairement à ce qui pu être dit, jamais la direction Drouot n’a eu connaissance des vols qui avaient été commis. D’autre part, elle n’était pas l’employeur des cols rouges, ceux-ci étant membres de l’UCHV. »
Reste le rôle des commissaires-priseurs. Pouvaient-ils ignorer que les objets qu’ils vendaient avaient été dérobés ? Quatre d’entre eux n’ont-ils pas été mis en examen ? Pour Karim Beylouni, « ils représentent une minorité, ils sont quatre sur une centaine organisant des ventes à Drouot. Le tribunal devra déterminer s’ils ont agi sciemment, s’ils sont complices ou si au contraire ils ont agi par négligence. Quoi qu’il en soit, il est évident que ce n’était pas de leur intérêt d’agir frauduleusement. »
La concurrence en profite
Ce qui certain en tout cas , c’est que dans cette affaire, Drouot a laissé des plumes. En 2013, le produit de ses ventes s’élevait à 407 millions d’euros. Pour 2014 et 2015, ce produit est tombé à 385 millions d’euros. Une glissade qui se produit au moment où ses principaux concurrents triomphent : en 2015, les ventes de Christie’s (maison de vente basée à Londres et propriété de François Pinault) a vu son chiffre d’affaires parisien progresser de 28% alors qu’Artcurial pouvait se targuer d’avoir doublé ses ventes en l’espace de 5 ans.
Les audiences du Tribunal correctionnel risquent en tout cas d’être agitées. Face aux parties civiles et à une vingtaine de plaignants, cols rouges et commissaires-priseurs devront répondre aux nombreuses questions qui continuent à agiter le milieu des ventes publiques. Les débats devraient durer 3 semaines et le verdict prononcé le 4 avril .
A l’occasion du festival de mi-saison à l’Opéra de Lyon qui se déroulera du 15 mars au 3 avril, quatre œuvres seront jouées dont « Benjamin, dernière nuit », une création de Michel Tabachnik sur un livret de Régis Debray. Une première pour l’écrivain français.
Régis Debray (Baltel/SIPA)
Vous voilà librettiste, à présent.
– Régis Debray : Au départ j’avais fait une pièce de théâtre. J’aime beaucoup ça, j’ai fait des petites revues, des galéjades, des vaudevilles, du music-hall – alors que mon état civil de philosophe devrait m’obliger à faire des pièces à thèse. Cette pièce était en prose rythmée, un peu à la façon de Brecht, années 1930. J’imaginais un petit accompagnement musical : un violon, un pianola… Je l’ai montrée à Michel Tabachnik, qui l’a montrée à Serge Dorny, directeur de l’Opéra de Lyon. Et c’est devenu un opéra.
Pourquoi avoir choisi le philosophe allemand Walter Benjamin ?
– D’abord parce qu’en tant que médiologue je le considère un peu comme un parrain, et ensuite parce qu’étant à Portbou, en Espagne, pour voir où il avait choisi de mourir, le 26 septembre 1940, j’ai entendu un bruit de bogies, de train, et aussi de carillon. J’ai vu que se retrouvaient, de façon sonore, les deux visages de ce Janus de Benjamin : la technologie et la théologie, Brecht et Scholem, Moscou et Jérusalem. Mais ma pièce n’était pas mélodramatique, plutôt « Opéra de quat’sous » ! Il y avait des refrains, des chansons… De fil en aiguille, c’est devenu un livret, et une grosse production. Dorny a pris un risque terrible : Benjamin, ce n’est pas Carmen, et Tabachnik sortait péniblement de l’affaire du Temple solaire…
Votre pièce a-t-elle été charcutée ?
– Absolument pas. Ils n’ont rien touché. Ils ont seulement dédoublé le personnage de Benjamin : il y aura un acteur pour le « discursif », le logos, et un chanteur pour le melos, le « mélodique ». C’est enlevé, pas pompeux du tout. Je découvre le monde de l’opéra, sa complexité, sa lourdeur, je découvre à quel point il coûte cher. J’ai vu les magnifiques décors, sobres, élégants, le metteur en scène John Fulljames m’a bien plu. Mais je n’ai aucune compétence musicale. Je n’ai que l’œil, pas l’oreille. Et je décroche après Stravinsky.
Avec Tabachnik, vous allez être servi !
– Je lui ai demandé de faire quelque chose de pas trop contemporain. Il l’a fait ; il a joué sur plusieurs registres. Ce sont des petites scènes, des « anciens éclats de temps messianique » , comme dirait Benjamin, qui viennent se loger dans le présent. Donc une série de retours en arrière, la nuit de sa mort. Il est arrivé à Portbou, l’aubergiste l’a repéré comme suspect, il est sur son lit et revit des scènes passées : à Berlin, à Moscou, à Paris avec Gide, avec Hannah Arendt, Koestler, Brecht. L’homme des fragments revoit sa vie en fragments.
Arendt parle longuement de son invraisemblable malchance.
– Oh oui, elle est devenue quasi proverbiale. Il a tout raté, c’est l’homme de l’échec. Il n’a trouvé sa place nulle part. Arendt mise à part, il n’a eu que de faux amis. Les Parisiens l’ont snobé, les Russes l’ont rejeté, les Allemands l’ont expulsé, les Espagnols ne l’ont pas accueilli, et les Français l’ont fichu dans un camp. Et le hasard avec lui est toujours malencontreux : à vingt-quatre heures près, il pouvait passer, être sauvé. D’ailleurs, j’imagine qu’on vient le lui dire : demain vous pourrez passer. Mais il répond : c’est trop tard, je m’en fous, laissez-moi.
Quel rapport entre lui et vous ?
– J’ai eu plus de chance que lui, mais nous sommes l’un et l’autre entre la philosophie et la littérature, et nous sommes des réactionnaires progressistes, nous refusons à la fois d’être des « pionniers de la modernité » et d’être scrogneugneu. Comme Pasolini, Orwell, Pessoa, il a bousculé les catégories. Un marxiste qui a besoin des ressources de la théologie ! Qui a besoin du passé pour aller de l’avant ! Aussi bien ses amis cabalistes, genre Scholem, que les marxistes, genre Brecht, jugeaient qu’il tournait mal : trop porté sur le matérialisme pour les premiers, sur le religieux pour les seconds. Il était entre deux chaises, et il est tombé dans le vide.
Mais ses 19 thèses sur l’Histoire (1) annoncent parfaitement le monde d’aujourd’hui. Un multi-identitaire qui n’avait pas de papiers ! Personnage irrégulier, embarrassant. Un passant considérable, qu’il faut considérer, et ne pas laisser passer. Parce que, comme il le dit lui-même, les désespérés nous apprennent l’espoir.
Propos recueillis par Jacques Drillon
(1) « Sur le concept d’histoire », Payot.
« Benjamin, dernière nuit », par Régis Debray et Michel Tabachnik, à l’Opéra de Lyon, du 15 au 26 mars.
Ce n’est ni par obsession culinaire ni par passion pour Un dîner presque parfait que Maylis de Kerangal vient de publier au Seuil dans la collection «Raconter la vie» le portrait de Mauro, jeune cuisinier porté par l’énergie filante de l’ambition. En suivant de bistrot en restaurant étoilé ce chef atypique, l’auteure de Réparer les vivants, best-seller vendu à 300 000 exemplaires qui vient de lui valoir d’être sélectionnée pour le Man Booker International Prize 2016, sort de l’invisibilité le monde des cuisines fait d’exaltations mais aussi d’épuisement d’un autre âge. Entre fiction et documentaire, Maylis de Kerangal répond au but de la collection initiée par l’historien Pierre Rosanvallon : exposer les vies ordinaires afin de «remédier à la mal-représentation qui ronge le pays». Un enjeu démocratique doublé d’un questionnement théorique : comment restituer au plus près le réel ? Quelle place peuvent avoir les idées dans un récit de fiction ? Réponses de Maylis de Kerangal, qui revendique une écriture «totalement poreuse avec la texture du monde contemporain».
N’est-il pas délicat pour un écrivain d’écrire dans une collection qui sollicite chercheurs en sciences sociales et journalistes afin de rendre compte d’une France qui n’aurait pas la parole ?
Le principe même de la collection Raconter la vie laisse à l’écrivain la liberté d’intervenir car il permet de porter le regard vers les marges de la fiction. Cette commande d’un texte court, une centaine de feuillets environ, m’a donné l’occasion de me positionner à un carrefour d’écritures situées entre documentaire, enquête, reportage et fiction.
Qu’apporte la fiction dans cette chasse au réel ?
La fiction est pour moi un moyen d’accéder à des réalités qui ne sont pas celles de nos vies, celle de ma vie. C’est aussi un moyen d’accéder à des lieux ou des états auxquels le documentaire ne donne pas accès : des zones invisibles ou interdites, l’intériorité, la vie psychologique. Dans ce texte, je m’invente comme personnage de fiction : dans le livre, je suis l’amie de Mauro, qui partage de rares moments de loisir avec lui. Ce «je» fictionnel permet d’assumer le regard de la subjectivité, qui n’est pas celui du sociologue ou du reporter, et inscrit le texte dans une empathie. Dans ce récit, c’est ce «je» qui raconte la vie. Mais pour autant, tout comme l’écriture de reportage ou l’écriture documentaire, la fiction requiert d’être précise dans la restitution de ce monde du travail. Par ailleurs, le documentaire, lui, ne peut aller vers l’extrapolation langagière. Par exemple, dans ce livre, je ne m’en tiens pas à écrire que «Mauro est fatigué», le mot fatigue ne me suffit pas, la littérature, elle, me permet de décliner les différentes formes de cette fatigue, ses nuances.
Ce recours à la fiction est-il un moyen plus efficace de restituer le réel ?
C’est la grande question ! A la naissance du projet, je ne pensais pas écrire un récit de fiction, mais plutôt faire un reportage pour aller quérir du matériau brut parce que j’avais l’idée que nous sommes souvent en déficit de réel. Mais c’est le contraire : nous devons faire face à un trop-plein de réel. Aucune description, par exemple, ne peut contenir la totalité du réel. Le passage par la fiction permet d’en donner une lecture, d’en dégager une forme. C’est déjà quelque chose. Mais pour moi, l’enjeu de la fiction n’est absolument pas la restitution du réel, mais la captation de la vie : dans ce livre comme dans les précédents, la matière documentaire est au service de la fiction, toujours fondue en elle et colonisée par elle. La fiction, c’est alors le réel augmenté de l’expérience du langage, c’est le réel qui se perce de tunnels, de galeries, de passages, d’ouvertures par lesquels je m’engouffre, pour l’habiter. Elle devient ce lieu où le réel s’augmente d’une intériorité, où le présent se frotte à l’archaïque, où le contemporain se reconnecte à l’histoire.
En racontant la vie, adhérez-vous au projet politique de Pierre Rosanvallon de montrer la France des invisibles ?
Le monde de la cuisine est un espace scindé, avec une séparation étanche entre la salle et les fourneaux, matérialisée par cette porte battante. Entre la scène et les coulisses. Là, dans ce monde peu visible, même et a fortiori quand il est exhibé par les caméras de la télé-réalité, se tient un monde dur, parfois violent, mais où l’on trouve aussi, par un esprit familial, de la solidarité. Comme un travelling qui n’en finit pas, je me mets dans ce livre dans les pas de Mauro, je décris ce par quoi il est passé, son parcours professionnel. Mauro occupe tout le temps le champ. Le lecteur est tout le temps avec lui. Le texte lui donne les salaires, les heures de travail, lui décrit la dureté d’un métier qui exige une disponibilité totale, lui raconte comment, à 25 ans, Mauro tient seul un restaurant et assure 70 repas par jour midi et soir.
Pourquoi trouvez-vous des correspondances entre les métiers de cuisinier et d’écrivain ?
Dans ce livre, c’est vrai, le travail du cuisinier m’a fait penser au travail de l’écrivain. Longtemps, le cuisinier a été considéré comme d’autant plus génial, ou un artiste d’autant plus extraordinaire, qu’il arrivait à métamorphoser un produit. Aujourd’hui, par exemple, la vogue du fooding valorise au contraire le produit brut, restitué. Là est le talent du chef. Or, en tant qu’écrivain, où sommes-nous au plus près de la vérité ? Dans la métamorphose ou dans la restitution ?
De la Naissance d’un pont à ce livre, vous manifestez un fort intérêt pour le monde du travail. Pourquoi ?
Ce qui m’intéresse, c’est la dépense à l’œuvre dans le travail. Comment se déroulent les journées. Le travail regarde immédiatement vers le corps, même si on est assis toute la journée derrière un bureau. C’est encore, évidemment, une organisation humaine, un lieu de pouvoirs, où existent de la domination, de l’exploitation. Pour autant, j’envisage le travail comme pouvant être un accomplissement de soi. Ce qui m’intéresse, d’ailleurs, c’est la notion d’expérience : qu’est ce que l’expérience ? Comment s’incarne-t-elle ? Dans les gestes. Dans une capacité à faire face à des situations. Ou dans une forme de sédimentation, un rapport au temps.
Le travail est aussi une histoire de mots et d’expressions…
Les lexiques professionnels sont des continents de langage encore peu présents dans la littérature. Ils seraient purement utilitaires, rétifs à la sensibilité à la beauté. Insolubles dans le roman. Comme s’ils étaient en quelque sorte les bas morceaux du langage. Par exemple : en cuisine, blondir n’est pas roussir. Inscrire ce lexique dans un projet littéraire démine l’idée qu’il y aurait un seul lexique autorisé qui aurait droit de cité dans la littérature.
De Réparer les vivants à Un chemin de tables, il y a toujours ce regard sur les corps, notamment sur celui de l’adolescent, celui du jeune homme en mouvement…
Sans doute parce que ce corps est lié à la promesse. Il y a là une forme de disponibilité au futur et d’intensité à vivre. Dans Un chemin de tables, Mauro est sans cesse occupé à faire quelque chose. Il est sur son vélo, il nettoie une salle, épluche des légumes, tire un Caddy. Toujours proche de l’épuisement. Et l’épuisement, c’est la vie ! Car la vie est une forme de dépense de soi. Cette dépense peut tout aussi être intellectuelle et méditative. Mais pour moi, cette dépense est située dans le premier monde, celui des sensations, de l’expérience. C’est ça qui joue d’abord : ce matérialisme des sensations, ce monde physique, le froid, le chaud… Les idées viennent de là, elles n’existent pas d’avance. La vérité première est celle de l’expérience.
Quelle place pourraient avoir les idées dans un récit de fiction ?
La description se tiendrait toujours en-deçà des idées, car elle porterait le monde, se contenterait de la matérialité du réel. Mais il n’y a pas de livre si cela ne pense pas ! Les idées se dressent alors au cours de l’écriture, elles naissent dans ce regard qui décrit. Cette position est aussi pour moi une façon de me départir des discours, des discours comme prêt-à-penser, comme langage qui vitrifie le monde. Je me méfie des discours, pas des idées.
Décrire, est-ce suffisant pour porter un geste politique ?
Dans la période politique actuelle, sans doute qu’il ne suffit plus de décrire et qu’il faudrait réinvestir les discours. Coupler le geste descriptif à une animation des idées. Et mener, dans le même temps, un travail de précision et de définition. Plus personne ne sait vraiment ce qu’est le marxisme ou le libéralisme. Il y a besoin d’un travail d’éclaircissement et de sens.
Comment analysez-vous les discours politiques ?
Cela fait très longtemps que je n’ai pas été touchée par une parole politique. La langue des politiques peine à trouver une sève, les mots sont usés jusqu’à la corde : les politiques s’expriment, parlent par slogan. Cela m’évoque une langue morte. L’urgence serait de sortir de ces langages inaptes à restituer les expériences. Redonner du corps à la parole, ce serait ça, une des urgences politiques.
«J’ai eu le sentiment d’exister», murmure Sana Yazigi. La Syrienne de 45 ans repose délicatement sa tasse pour dessiner de plus grands gestes qui font trembler les petits anneaux dorés qu’elle porte à ses oreilles. «On dansait, on chantait, on sautait. Ce jour-là, ma voix est sortie sans que je m’en rende compte, je n’avais plus peur.» En 2011, Sana est allée manifester «pour sentir le goût de la liberté». Comme des centaines, puis des milliers de Syriens. Assise à la terrasse d’un café du quartier de Hamra, à Beyrouth, où elle vit depuis juin 2012, elle raconte le besoin qu’a eu son peuple, dès les premiers jours, de filmer cette révolution naissante, après quarante ans d’humiliation.
Cinq ans plus tard, ce flot d’images a rendu le conflit peu lisible. D’abord des souvenirs, puis des instruments de contestation, ces vidéos sont aussi devenues des éléments de preuves ou des outils de propagande. Leur exploitation et leur préservation sont aujourd’hui des enjeux majeurs pour permettre ensuite au peuple syrien de construire la mémoire de sa révolution.
QUAND FILMER DEVIENT UN ACTE DE PROTESTATION
Dès février 2011, des rassemblements commencent à avoir lieu, mais c’est à partir du 15 mars 2011, à Damas, que la prise de parole explose réellement. Les Syriens descendent ensuite dans la rue et exigent «dignité» et «liberté». Si les premiers soulèvements populaires sont passés sous silence par les médias officiels, les manifestants sont plus nombreux chaque semaine à brandir leurs téléphones. «Les gens filment alors que d’autres [les journalistes professionnels, ndlr] filment déjà, c’est donc qu’ils ont besoin d’une trace, de leurs propres images de ce qui a lieu», analyse Ulrike Riboni, attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’université Paris-VIII. Khaled al-Essa, au fort accent de la province d’Idlib, est de ceux-là. Sa première vidéo, il l’a faite le 1er avril 2011, à Kafranbel, dans le nord-ouest de la Syrie : «J’ai filmé, mais pas comme un journaliste. Je voulais juste garder un souvenir à montrer aux copains et à la famille.» Il a un sourire doux et timide, une présence presque en retrait dans cet hôtel de l’ouest d’Istanbul, en cette nuit de novembre 2015. Son ami et activiste Hadi al-Abdallah, 28 ans, de deux ans son aîné, donne une conférence le lendemain. Il est venu l’épauler.
«Le flou, la pixellisation, le mouvement»
En avril 2011, Khaled n’a pas encore de compte Facebook ni YouTube. Le régime n’a autorisé leur accès que deux mois plus tôt pour mieux contrôler les citoyens. Certains militants utilisent tout de même les réseaux sociaux pour organiser des manifestations chaque vendredi. On ne sait pas encore s’il faut réellement parler de révolution, et ces mouvements pacifiques sont critiqués par un grand nombre de Syriens. Mais le 8 avril, «vendredi de la fermeté», les manifestations gagnent la majorité des villes et villages du pays, à l’exception de Damas et d’Alep.
Les vidéos de ces vendredis se multiplient et se ressemblent. «Quand on a vu une de ces vidéos, on a l’impression de les avoir toutes vues car il y a une esthétique spécifique à l’image – dite d’amateur –, avec un certain nombre de motifs : le flou, la pixellisation, le mouvement. Pourtant, chacune d’elle est unique et peut raconter bien plus que ce qu’il paraît», explique Ulrike Riboni, qui est en train de terminer un travail de recherche sur les usages de la vidéo dans le processus révolutionnaire tunisien. «Ces vidéos documentent des manières d’être dans l’événement et de le donner à voir», complète sa collègue Cécile Boëx, politologue et spécialiste de l’image, maîtresse de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Filmer devient également un acte de protestation. Le régime instaure des barrages et interdit les manifestations. Les Syriens se retrouvent alors chez un ami, chantent, se filment et diffusent leur prestation sur les réseaux sociaux, comme un pied de nez à Bachar al-Assad. «Une culture protestataire s’invente et se renouvelle par le biais de la vidéo», explique Cécile Boëx.
Les prises de vues s’orientent ensuite vers la production d’informations sur l’événement et les images sont de moins en moins spontanées. Au contraire, les actions protestataires sont mises en scène dans un but de sensibilisation. Chorégraphies, fresques humaines : l’euphorie révolutionnaire libère une énergie artistique jusque-là cachée. Chaque localité développe sa propre identité protestataire. Kafranbel, le village de Khaled, se fait connaître par ses banderoles satiriques et ses caricatures. «Les manifestants regardent ce qui se fait ailleurs, se réapproprient des répertoires et empruntent les codes», commente Cécile Boëx.
«ON S’EST MIS À FAIRE DU DIRECT»
Hama est dans toutes les mémoires. En février 1982, entre 15 000 et 30 000 Syriens ont été massacrés par Hafez al-Assad dans cette ville de l’ouest de la Syrie. A huis clos et sans images. Trente ans plus tard, les Syriens refusent qu’une telle chose se reproduise. Alors il faut tout montrer, tout dire, que le monde sache. Des groupes comme «Smart» aident à diffuser l’information des tansiqiyât, les comités de coordination qui organisent localement la contestation. Créé par Chamsy Sarkis, un Syrien dont les parents ont fui le régime de Hafez al-Assad en 1971, Smart achemine, dès avril 2011, du matériel vidéo et satellitaire. «Fin avril 2011, on en avait marre d’entendre les chaînes de télévision du monde entier dire qu’il fallait prendre des précautions avec l’authenticité des images venant de Syrie, alors on s’est mis à faire du direct en collaboration avec le réseau Shaam News», raconte le fondateur. Un bureau spécial est même créé à Homs. «On pensait que le régime n’oserait jamais tirer en direct à la télévision. On avait tort.»
A mesure que la répression s’intensifie, les images basculent dans l’horreur. Mais la révolution est trop jeune, mal organisée, les vidéos maladroites. Certains activistes mentent et gonflent le nombre de martyrs. D’autres sont donnés pour morts mais réapparaissent sur les écrans. Et si on entend les tirs, impossible de savoir d’où ils viennent. Bachar al-Assad en profite pour mettre en doute l’authenticité des vidéos et créer l’incertitude. Il parle de «terroristes», d’«infiltrés», de «complot médiatique».
«Une révolution journalistique»
L’armée a elle aussi recours à l’utilisation de vidéos. Les officiers du régime qui font défection se filment pour acter leur départ et, le 29 juillet 2011, une vidéo annonce le lancement de l’Armée syrienne libre (ASL) par le colonel Riad al-Assad peu après sa défection, créée à partir d’unités de soldats pour protéger les manifestants et sécuriser les périmètres des manifestations. Mais lors du mois de ramadan, à l’été 2011, les pertes humaines sont très lourdes dans les villes, àHama et à Deir el-Zor en particulier. On parle de 2 000 morts en cinq mois et demi mais, en août, les comités locaux de coordination rejettent les appels aux armes de certains Syriens.
Le régime fait tout ce qu’il peut pour entraîner le pays dans l’affrontement communautaire. La révolution sombre finalement dans le conflit armé. On filme pour rendre hommage à un martyr, pour recruter ou pour témoigner des avancées militaires et de la barbarie de l’ennemi. «Chacun y allait de sa vidéo. Les milices salafistes, par exemple, balançaient un obus en criant “Allah akbar” et espéraient qu’un cheikh d’Arabie Saoudite ou du Qatar les finance, s’emporte Chamsy Sarkis. Au début, Smart s’était mis d’accord pour ne travailler que sur la révolution pacifique, et pas sur le militaire. En 2012, on est revenus là-dessus, on ne pouvait pas laisser les militaires être leurs propres médias.» En août 2013, Smart se transforme en agence de presse et devient Smart News Media.
Au fil des mois, les images deviennent aussi de plus en plus «professionnelles» pour répondre à la demande des médias traditionnels. «Les Syriens ont très vite compris qu’en se professionnalisant, les médias auraient plus d’impact. La révolution syrienne a surtout été une révolution journalistique. Les activistes disposaient auparavant des téléphones de piètre qualité, ils ont aujourd’hui du matériel et des équipements professionnels», explique Joe Galvin, chef du service Europe de Storyful, une agence de presse d’une vingtaine de personnes créée en 2011 et dont le siège est basé en Irlande. Des centres médiatiques se créent,comme l’AMC (Aleppo Media Centre) à Alep, à l’été 2012, lorsque l’Armée libre s’empare de la moitié de la ville. Zein al-Rifai le rejoint et obtient une caméra. «Des journalistes étrangers qui passaient par l’AMC nous ont appris à nous en servir et à faire des reportages. A partir de janvier 2014, j’ai commencé à collaborer avec l’AFP.» Blessé aux deux jambes, Zein est joint par Skype. Il est dans la ville turque de Gaziantep, près de la frontière syrienne, où il se fait soigner depuis août 2015 : «En attendant de revenir enfin en Syrie.»
Mais la division territoriale complique le travail des journalistes. Mezar Matar, du collectif Al-Sheria («la rue»), raconte sur Skype depuis la Turquie également que «les différents groupes [le régime, les Kurdes, Jabhat al-Nosra, Daech et certains groupes de l’Armée syrienne libre imposent toujours plus de règles et d’autorisations pour contrôler toute l’information». Dans les régions aux mains de l’Etat islamique, ceux qui osent parler sont assassinés. Le 30 octobre 2015, Ibrahim Abdel-Qader, âgé d’à peine 20 ans, et Farès Hamadi, du collectif Raqqa est massacré en silence, sont décapités à Urfa, en Turquie – ce groupe raconte la vie dans la capitale du califat autoproclamé de l’organisation Etat islamique et publie témoignages, photos et vidéos. Deux mois plus tard, un autre assassinat est attribué à l’organisation Etat islamique, celui du journaliste et activiste syrien Naji al-Jarf, tué d’une balle dans la tête en plein Gaziantep. Il venait d’obtenir un visa pour se rendre en France avec son épouse et leurs deux filles. En janvier 2016, Hadi al-Abdallah et son collègue Raed Farès ont été détenus une journée par le Front al-Nusra et leur matériel a été confisqué.
Vidéos et propagande«Les médias occidentaux ne parlent bien souvent que des vidéos de décapitations, mais elles ne sont pas la majorité de la production de l’EI, explique le spécialiste Romain Caillet. A grand recours de mises en scène, les vidéos portent la plupart du temps sur la vie quotidienne du califat à des fins de propagande et de recrutement, mais elles sont signalées et supprimées en quelques minutes sur les canaux comme YouTube.» L’EI a publié plus de 845 vidéos entre janvier 2014 et septembre 2015.
Lire aussi notre décryptage sur la propagande de l’Etat islamique.
Batman, face cachée. Voilà ce que vous propose de découvrir l’exposition « Des chauves-souris et des hommes » qui démarre le 12 mars à la galerie Sakura, à Paris. Au menu, une centaine d’œuvres réalisées par 30 artistes du monde entier qui nous montrent le Chevalier noir sous un jour nouveau : jaloux de Superman, amoureux de Robin ou encore déprimé dans la banalité du quotidien…
Janvier 2016. A Los Angeles, assis sous un tableau du grand artiste congolais Marcel Gotène, l’énergique romancier de «Black Bazar» manipule un bouquin austère: «le Collège de France. Cinq siècles de recherche libre». C’est pour préparer sa propre entrée au Collège. Alain Mabanckou vient d’y être élu à la chaire annuelle de création artistique, qui avait jusqu’ici accueilli des gens comme les compositeurs Pascal Dusapin et Karol Beffa, le paysagiste Gilles Clément, ou encore l’artiste Anselm Kiefer. Lui sera le premier écrivain. Il prononcera sa leçon inaugurale le 17 mars.
« Ils t’ont donné le kit d’entrée?, rigole Dany Laferrière, qui de son côté a été reçu l’an passé sous la Coupole, en habit vert et en présence du président de la République. C’est bien, il faut étudier. Moi je devrais, parce que depuis que je suis à l’Académie, je n’arrête pas de dire que Robert Badinter y est aussi. Or j’ai regardé aujourd’hui dans la liste, Badinter n’y est pas… C’est Jean-Denis Bredin. Mais on ne m’a jamais rien dit à l’Académie ! Soit ils sont très ouverts, soit ils n’écoutent pas ce que je dis.»
On espère que ses compères du quai Conti ne passeront pas pour autant à côté des «Mythologies américaines» où l’écrivain québéco-haïtien a rassemblé ses premiers romans: le désormais mythique «Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer», mais aussi sa suite, «Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit?». Des livres qui pétillent d’intelligence, de jazz, d’érotisme et de clichés raciaux soigneusement dynamités. Mabanckou, évidemment, les a dans sa bibliothèque depuis des années. Il était temps d’organiser une conversation entre ces deux esprits libres.
« L’Académie doit redevenir un lieu malsain »
L’OBS. Vous qui êtes nés si loin de Paris, vous voilà devenus des notables de la vie littéraire française…
Dany Laferrière. Mais Paris a déjà été chez moi, quand Haïti est une colonie. C’est pour ça que je suis ici ! La langue française est très bien établie en Haïti, c’est une langue très pure que les Haïtiens s’efforcent de parler. Ensuite, Paris n’est pas qu’une ville française, c’est une capitale du monde, une capitale littéraire, un jardin suspendu où les gens viennent de partout.
AlainMabanckou. Quand vous mettez le livre au cœur de vos obsessions, le travail finit par aboutir et donner quelque chose. Nous sommes plutôt satisfaits du retour des choses, mais nous n’avons pas forcément cherché à être des notables. Ça a pris du temps à la France pour comprendre que ses gardiens du temple ne doivent pas toujours être des gens blonds aux yeux bleus, et que quiconque choisit la langue française comme instrument d’écriture est capable d’atteindre une certaine liberté, pour parler en son nom.
Le plus important, ce n’est pas d’entrer à l’Académie ou au Collège de France. C’est que nous sommes capables de dire «je», et qu’on ne voit pas toujours dans notre «je» une sorte de saupoudrage colonial. Et puis, nous avons toujours essayé de dédramatiser le formalisme qui pouvait entourer ces institutions. La meilleure façon d’entrer dans une grande institution, c’est de ne pas se prendre soi-même au sérieux. C’est de se dire qu’on me jette dans le vide, et que le seul filet que j’ai, c’est l’imaginaire que j’ai construit, les livres que j’ai écrits, et les lecteurs qui nous lisent.
D. Laferrière Par ailleurs, pour ce qui est des notables, il faut revenir aux origines de l’Académie. Tout groupe d’écrivains qui se réunit est en contestation face à l’Etat. D’ailleurs l’Etat a très vite vu qu’il n’était pas tolérable d’accepter que des gens se réunissent, comme ça, en plein Paris. Donc il a fallu leur mettre une Coupole au-dessus de la tête. Naturellement ça leur a donné du pouvoir, de la notabilité, mais on peut toujours refaire l’aventure du début. Il suffit de changer le contenu, de projeter d’autres gens à l’intérieur pour que, brusquement, l’Académie redevienne un endroit malsain, au sens profond du terme. Comme dit Victor Hugo: «Les hommes comme Tacite sont malsains pour l’autorité.»
Mais l’habit vert finit par faire l’Académicien, non ?
D. Laferrière Non, pas du tout, il suffit d’avoir des idées. Nous devons être des producteurs d’idées, d’images, de subversion d’une certaine manière. (Mabanckou rigole) Il suffit de ne pas l’oublier. Je ne pense pas que mes «Mythologies américaines» soit le livre d’un notable.
En effet. On y lit même ce genre de provocation : «C’est plus pratique de nos jours d’être un écrivain nègre. Les gens sont plus enclins à nous écouter aujourd’hui qu’à écouter un écrivain blanc de même calibre.» Que répondez-vous à ceux pour qui vous profitez d’une forme de discrimination positive?
D. Laferrière. Je suis ironique partout dans ce livre, puisque je finis par dire que je préfère être un écrivain tout court, plutôt que le plus grand écrivain nègre. Alain parlait du travail. La facilité aurait été de brandir le drapeau de la question raciale, de dire qu’on ne me donne pas ma place, et qu’on devrait me la donner même si je n’écris pas de livres, parce que je suis noir. Des choses comme ça. Le travail, pour moi, c’est le contraire de l’idéologie à cet égard. Et à un moment, les gens sont étonnés : «Ah quand même, Laferrière, il a écrit vingt-six livres!»
A. Mabanckou. Ce qui nous unit, c’est aussi de refuser les qualificatifs comme «le premier écrivain noir à faire ceci». Le Collège m’a offert quelque chose de spécifique. Pour la première fois, je ne peux pas dire que je suis le premier écrivain africain à entrer quelque part: je suis le premier écrivain tout court élu à la chaire de création artistique! Dany écrit que c’est pratique d’être un écrivain nègre parce qu’on vous invite partout… comme s’il y avait une sorte de sanglot de l’homme blanc qui voulait se racheter en disant «regardez ces pauvres anciens colonisés, nous devons leur rendre ce service». Mais moi je ne veux pas de la pitié dans la littérature. Je ne fais pas de la littérature pour quémander. J’en fais parce qu’il y a quelque chose en moi qui bouge, qui tremble, et que n’importe quel écrivain peut ressentir.
Laferrière, Finkielkraut & Cie : guerre idéologique à l’Académie française?
Votre leçon inaugurale au Collège de France sera intitulée «de la littérature coloniale à la littérature négro-africaine». Comment vous situez-vous dans cette histoire?
A. Mabanckou. Nous passons notre temps, dans nos œuvres, à refuser notre description par notre couleur de peau ou nos origines. Quand vous lisez Dany Laferrière, vous voyez bien qu’il est nourri par des écrivains blancs, jaunes, noirs, tout ce que vous voulez… C’est ce foisonnement qui fait sa singularité. La mort d’une certaine littérature africaine s’est faite approximativement quand on était, avec Dany, au premier festival Etonnants Voyageurs de Bamako en 2001. On a voulu, et on voulait alors, affecter à la littérature «négro-africaine» les missions qu’on affectait aux écrivains de la négritude: vous êtes noirs, vous devez parler de la condition noire et des souffrances du peuple noir. Du coup, on déniait à Dany d’être un dandy de la littérature…
D. Laferrière. … ou un Japonais ! [Dany Laferrière est notamment l’auteur de «Je suis un écrivain japonais». NdlR.]
A. Mabanckou. … ou de jouer avec les mots, de faire de l’érudition. Or on commence à écrire lorsqu’on cherche à se définir soi-même. Ce n’est pas un groupe social qui écrit un roman, c’est un individu! Et qui par la suite influence la pensée d’un groupe social. Je n’aime pas beaucoup le terme «négro-africain», mais il a son intérêt historique. Avec «africain», on pensait au «continent noir». En disant «négro-africain», on désigne plutôt «le monde noir». C’est plus vaste: on intègre la littérature d’Afrique, des Antilles, d’Haïti…
D. Laferrière. Oui, les diasporas comme on dit. Dans mes «Mythologies américaines», par exemple, il ne s’agit pas d’apporter un regard sur la France parce qu’elle m’a colonisé. Il s’agit de parler de l’Amérique, un territoire complètement autre. Et le faire en français, pour moi, c’est un apport, parce que très peu d’écrivains de France parlent d’Amérique de cette manière: sans chercher à faire du rap, une pâle copie de Bukowski, ou de l’américanité comme je l’ai vu chez Philippe Djian. Je crois qu’il y a dans mon livre quelque chose de direct, de naturel. L’individu, c’est-à-dire moi, se trouve dans son lieu de vie et parle de ce qui se passe autour de lui.
« Nous sommes des autodidactes »
Est-ce ainsi que vous avez conçu «Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer»?
D. Laferrière. Ce premier roman était une sorte de reportage sur un garçon de Port-au-Prince qui se retrouve à Montréal dans une petite chambre, en opposition avec son île: un espace étroit, cerné par l’hiver, où il vit avec des livres qu’il n’avait pas en Haïti, faute d’argent. Il les lit dans une baignoire rose. Il prépare sa nourriture seul, ce qu’il n’avait jamais fait, puisqu’en Haïti on interdit la cuisine aux garçons. Le voilà désormais maître de son île. Dictateur d’un pays dont il est le seul membre.
En écrivant, je me demandais : quel est l’événement le plus important de ta vie? Est-ce le dictateur Papa Doc? Ou d’être dans cette chambre, tout seul, à choisir ton destin? J’ai vu qu’avoir la clé de cette chambre était la chose le plus importante qui m’était arrivée en tant qu’individu. En Haïti, c’est comme en Afrique: ce sont les mères et les grands-mères qui ouvrent et ferment les portes! Pour la littérature aussi, cette clé était l’arme la plus cruciale que je puisse avoir: elle me faisait rejoindre Virginia Woolf, l’auteur d’«Une chambre à soi», et donc une autre lutte, plus large, plus universelle.
C’est important que des gens du Sud apportent ce genre d’expérience. A l’Académie, je crois être le seul à avoir travaillé dans une usine. J’ai passé un mois seulement à l’université, mais huit ans à l’usine. Il n’y a pas beaucoup d’académiciens qui l’ont fait.
A. Mabanckou. C’est vrai, nous avons des parcours atypiques. Nous sommes des autodidactes. Les gens croient que j’ai fait des études de lettres, mais non, je suis juriste. La littérature, nous y sommes venus par la hargne de la lecture. On parle toujours d’ouverture à gauche ou à droite. Il y a aussi une ouverture qui commence par soi-même, quand on refuse les barrières dressées devant nous. Et quand vous écrivez, vous avez quand même devant vous toute la littérature avec ses courants, sa vie parisienne, ses canons, ses modèles…
Par exemple, je n’aurais jamais rêvé de rencontrer Dany Laferrière, et ça s’est fait dans les années 1990. Le destin était tracé ainsi, mais ça prouvait que je sortais du carcan de la littérature africaine. Les écrivains africains étaient alors toujours entre eux: ils se chamaillaient, mangeaient ensemble, sortaient avec les mêmes femmes, pendant que certains cherchaient à aller voir ailleurs. Dany m’a donné la soif de connaître la littérature haïtienne. Puis je me suis lié d’amitié avec des écrivains comme Louis-Philippe Dalembert, Jean Métellus, ou encore Emile Ollivier, qui vivait au Canada, et qui disait toujours, heu…
D. Laferrière. … «Je suis Québécois le jour et Haïtien la nuit».
A. Mabanckou. Voilà ! Merci Dany. Le premier ingrédient du talent, c’est la volonté. Vous pouvez avoir du talent, si vous n’avez pas la volonté, ce n’est pas du talent que vous avez. Toutes les portes semblent fermées, mais vous avez la clé: celle dont parlait Dany, celle de mon personnage qui, dans «Demain j’aurai vingt ans», veut ouvrir le ventre de sa mère. La vie est une histoire de clés qui puissent entrer dans les serrures. Les gens ne savent pas toujours trouver la bonne, parce qu’ils en choisissent une grosse là où il faut la plus fine, la plus esthétique.
D. Laferrière. Et la clé de la littérature, ce sont les vingt-six lettres de l’alphabet, non l’idéologie qui peut toujours nous induire en erreur. Il y a bien sûr des moments où la lutte et l’idéologie sont importantes, comme nous l’ont montré Césaire, Senghor ou Damas, qui sont d’ailleurs venus à Paris aussi. Mais j’ai toujours déploré qu’ils n’aient pas compris que ça nous aurait fait grand plaisir de lire des petits textes d’eux où ils auraient raconté une après-midi dans un café. Ils y auraient pris un verre et causé de choses et d’autres. Par exemple de lectures qui ne soient pas liées à une lutte précise. Ou encore plus simplement, du goût du café, de l’amitié, de la tendresse.
Dany Laferrière, le géant vert
Mais si vous avez pu vous-même écrire un livre comme «l’Odeur du café», n’est-ce pas aussi parce qu’ils vous ont précédé ?
D. Laferrière. Oui et non. Césaire et Senghor étaient dans l’affirmation que le nègre est beau. Moi, j’étais d’emblée dans la dévitalisation du mot nègre. La définition politique du mot nègre ne m’intéressait même plus. Mais ce ne sont pas vraiment eux qui m’ont libéré de la névrose coloniale. Je viens d’Haïti, ce n’est pas n’importe quoi. C’est un pays qui a deux cents ans d’indépendance. Il y a 600.000 Haïtiens à New York, 300.000 à Miami, 200.000 à Montréal, il y en a dans toute la Caraïbe, en Europe… Cet éparpillement montre qu’il n’y a plus un seul axe Haïti-Paris. Haïti n’a pas de métropole. Haïti a Port-au-Prince qui est une mégalopole, mais pas de métropole. La lutte contre l’esclavage et le fait que nous avons eu des dictateurs nous a un peu sauvés de la névrose coloniale et du racisme anti-blanc, puisqu’on a vu que des Noirs pouvaient en faire autant. C’est une des leçons de la dictature…
Le problème de la colonisation, c’est que les gens n’arrivent pas à récupérer la politique dans le lieu dans lequel ils vivent. Ils parlent tout le temps de la France, ou de Londres, ou de Madrid suivant le colonisateur qu’ils ont eu. Alors que quand on a un dictateur, on ne peut que mener une lutte locale. Duvalier avait un jour dit qu’il vaut mieux un dictateur noir qu’un colon blanc. Les Haïtiens avaient répondu qu’ils ne voulaient ni de l’un ni de l’autre. Je trouve ça très important dans la formation de l’esprit. Ce ne sont pas du tout Césaire, Senghor ou même Damas, même si je leur rends hommage, qui ont fait cela.
Enfin, il n’y pas forcément de progrès dans l’histoire des idées. Il y a des échappées aussi. Des individus. Dans la grande charpente nationale, il y a aussi la petite tasse de café de ma grand-mère. Ma plus grande rupture, ce n’est pas d’avoir parlé de l’Amérique, ou de Voltaire, c’est d’avoir vu ma grand-mère boire sa tasse de café, offrir du café à des gens, et compris que ça pouvait être de la littérature. Parce que personne n’avait décrit cette tasse de café, sans folklore, comme un centre de civilisation.
« Nègre, je resterai », par Aimé Césaire
A. Mabanckou. Le mot «nègre» dans son aspect politique a pu gommer l’intimité. Dans la littérature de la négritude, si on enlève «l’Enfant noir» de Camara Laye et quelques autres, on voit qu’on privilégiait plutôt les causes communes. On y oubliait que la littérature peut être aussi un certain regard sur les petites choses de la vie: ce fameux café de la grand-mère de Laferrière, la description du pagne de sa mère…
L’écrivain de l’époque de Césaire avait d’abord l’obligation de décrire l’environnement social et les grandes idéologies occidentales qu’on est venu imposer dans le sud. Donc il s’était interdit de faire une littérature individuelle, personnelle, avec sa propre voix. Or c’est essentiel: la littérature ne se libère que par l’individualité de la voix. Quand Proust écrit, ce n’est pas pour vous dicter ce que seraient les grandes idéologies de son temps; il réinvente le roman psychologique dans lequel d’autres vont pouvoir picorer, par exemple pour donner naissance à l’autofiction actuelle.
Nous, dans la littérature africaine, nous n’avons pas ces sortes de modèles individuels. On nous a habitués à écouter des leçons d’intérêt général. Mais parfois la littérature est une histoire d’effraction. D’échappée comme disait Dany. On commence à écrire lorsqu’on ne sent plus peser sur soi la voix collective. Dans ce sens, je suis respectueux de ceux qui tracent une littérature autour du petit périmètre de leur nombril… à condition que je puisse être intégré dans ce nombril.
D. Laferrière. Prenez un livre comme «Comment faire l’amour avec un nègre», que j’ai publié il y a trente ans. La lecture a changé. Il y a trente ans, c’était une façon pour certains lecteurs de re-poser, un peu différemment de Césaire ou Senghor, la question nègre. Aujourd’hui, je rencontre des jeunes gens qui l’ont lu comme un livre sur la solitude de deux jeunes hommes dans une grande ville. Donc sur une expérience universelle, que peuvent vivre tous ceux qui viennent de province, que ce soit de Marseille ou de Rimouski au Québec. Ils se retrouvent ensemble et causent de leur sentiment d’exclusion. Ils n’ont ni la télé ni le téléphone, et ils en sont fiers. L’un dit : «la grande ville ne veut pas de nous, on ne veut pas d’elle». Il y a trente ans, la litanie habituelle, c’était: nous sommes noirs, on ne veut pas de nous. Or mes personnages ne disent pas ça: ils disent qu’ils ont la paix, et utilisent cette paix pour lire, écrire, rencontrer des gens. Le mot nègre étant dévitalisé, on peut lire le livre différemment.
Dany Laferrière : « Haïti n’a pas besoin de larmes »
Peut-être, mais à l’époque, pour vous aussi, le premier niveau devait bien être la question raciale… Il y a le titre et ce que raconte le livre, mais aussi l’épigraphe, issu du code noir: «le nègre est un bien meuble».
D. Laferrière. Oui, mais pas uniquement ça. Ce qui comptait d’abord, c’était de mettre de ma vie dans ce livre. Un jeune universitaire est venu me voir parce qu’il faisait un travail sur toutes les bestioles qui se trouvent dans le livre. Il y en a plein ! Je ne le savais pas ! Mais je les y avais mises parce que j’étais obsédé par l’idée de faire prendre vie à la page. Je sentais déjà que le discours seul ne pouvait pas porter la littérature, et qu’il fallait ces petites choses de la vie. On peut toujours dire: je vais faire ceci ou cela, mais quand trente ans ont passé, on se rend compte qu’il est impossible de tricher.
A. Mabanckou. Je le pense aussi, en prenant l’exemple de ma libération du carcan dont je parlais. Quand on est un écrivain africain, si on ne fait pas attention, on pense avoir écrit, mais en réalité on a simplement retranscrit les échos, les grondements militants… C’est pour ça que je me méfie beaucoup d’une certaine poésie africaine qui traite de l’exaltation de l’Afrique. Quand j’aime quelque chose, je n’ai pas besoin de le crier sur tous les toits.
Quand j’ai écrit «Verre cassé», je ne le savais pas, mais j’étais en train de rompre avec mes tics d’écrivain africain. Ces tics qui veulent que l’écrivain africain soit là pour sauver l’Afrique. Mais la littérature n’est pas là pour sauver un continent ! Elle est là pour exprimer l’imaginaire d’un individu. Il appartient à un continent, bien sûr, mais il est aussi un chaînon de l’ensemble du monde. On a toujours gommé cette dimension du monde, quand nous étions en train de crier notre existence nègre. Nous le faisions uniquement pour dire au monde entier que l’Afrique est le berceau de l’humanité, que nous y étions les premiers. Mais il ne s’agit pas d’être les premiers, il s’agit de continuer ce que le genre humain a fait dans l’imaginaire. Moins je pense à sauver quelque chose, plus je suis dans une dimension littéraire.
D. Laferrière. Tout cela, c’est parce qu’on a surtout voulu regarder la littérature du point de vue de l’écrivain. Celui qui publie s’appelle Mabanckou, il est né au Congo, il y a fait une partie de ses études, il est arrivé en France… Donc on peut désigner le livre par lui. Mais les lecteurs? Le type de Marseille, de Dakar, de Berlin, qui le lit et s’identifie aux personnages du livre? Cette identification ne peut passer que par des petites choses intimes et délicates. Si «Comment faire l’amour avec un nègre» peut prendre un autre ton au fil du temps, c’est parce que, sans le savoir, spontanément, j’y ai mis une masse d’émotions complexes à travers de petits détails. Ce sont eux qui ont permis qu’on puisse le lire d’un autre point de vue.
Alain Mabanckou, l’enfant noir
« Amis publics »
Votre amitié, à tous les deux, vous inspire-t-elle? A Port-au-Prince, en 2012, vous aviez le projet d’un livre à quatre mains…
A. Mabanckou. Notre amitié est sans calcul, sans émulation. Je suis fils unique, j’ai toujours considéré Laferrière comme un grand frère. Il ne le sait peut-être pas mais, quand il accouche d’un livre, j’ai la sensation de souffrir des mêmes douleurs que lui. Et quand je le lis, je l’imagine en train de l’écrire. Des gens pensent que pour exister en littérature, il faut assassiner celui qui est dans la lumière. C’est faux. Nous y avions été très sensibles quand Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy avaient publié «Ennemis publics». Dany et moi avions eu l’idée d’écrire un livre qui s’appellerait «Amis publics».
D. Laferrière. C’est une correspondance qui se fait cahin-caha. Elle a commencé dans l’excitation et était très abondante au début. Ensuite, puisque nous avions beaucoup dit, nous sommes regardés, et cette correspondance s’est prolongée par des conversations. Enfin, toute bonne amitié doit finir par le silence. Donc nous ne savons pas quelle forme tout ça va prendre. Mais ce n’est pas quelque chose qu’on cherche à publier ni même à écrire. Ça doit se faire, un jour, comme un coup de dés.
L’amitié entre Alain et moi est venue spontanément, mais aussi parce que nous avons voulu la vivre. Un cliché veut que les écrivains sont des ennemis, que l’espace est petit pour survivre dans l’espace littéraire. C’est vrai que beaucoup de choses sont organisées ainsi, les prix, la rentrée, etc. Tout le monde galope sur le stade en même temps. Du coup on croit que les écrivains ne sont intéressants que quand ils débinent les uns sur les autres, ou font des portraits acides. Mais on peut parler d’amitié aussi, de relations simples et fraternelles.
A. Mabanckou. Jusqu’ici nous nous sommes écrits de manière libre, sans être très conscients de ce que nous faisons. Mais peut-être que nous avons plus de matière qu’on ne croit, parce que parallèlement chacun lit des livres à gauche et à droite… Et puis quand Dany m’explique comment il vient de préparer du saumon, pour moi c’est aussi intéressant que quand je lis un de ses chapitres.
Alain, vous avez consacré un essai à James Baldwin. Et dans un des premiers romans de Dany, le même Baldwin dit: «Tu sais le racisme il faudrait nous résigner à laisser ça aux racistes. C’est une maladie … Tu ne peux pas être à la fois la maladie et le remède.» C’est aussi votre avis?
D. Laferrière. Oui, en voulant combattre le racisme, on s’est fait avoir ! Il faut le laisser à ceux qui l’ont implanté.
A. Mabanckou. Parfois j’en ai marre que la question du racisme soit réservée aux Noirs. De la même manière, Dany avait demandé un jour qu’on arrête de lui parler de l’exil. Comme si un écrivain africain ou antillais était forcément en exil et qu’il lui fallait de l’exil pour écrire. Pour écrire, il faut partir de quelque part. Par exemple de toutes ces références au monde noir ou au code noir qu’on trouve chez Dany. C’est triste, mais l’écrivain noir est toujours celui qui est en train de combattre les préjugés.
Moi j’aimerais avoir un jour la liberté tranquille d’un écrivain français blanc, ne pas avoir à chaque fois à justifier l’intérêt de ma culture dans la grande construction de la littérature mondiale. Même en fouillant dans mes propres livres, je pense que j’ai beau m’écarter de la «condition noire», elle reste présente. Mais si elle est présente, c’est parce que je cherche à me démarquer d’elle, et à montrer que je peux être autre chose qu’un instrument de l’histoire qu’on a posée là. Pour moi, un livre comme «Comment faire l’amour avec un nègre» va bien au-delà, c’est un livre sur la littérature, le jazz, la poésie, le foisonnement et la rencontre de plusieurs cultures.
Par ailleurs le racisme ne vise pas que les Africains. Il y a plusieurs autres formes de racisme que nous devons combattre. Par exemple, un racisme anti-blanc existe également en France. Quand je vais dans les pays du Maghreb, je retrouve du racisme entre des gens qui ont la peau plus ou moins claire. Les Maghrébins ont des Noirs qui n’existent pas socialement. Quand je vais aux Antilles, je vois comment les Haïtiens sont traités par les Martiniquais ou les Guadeloupéens. La critique que je formule contre un certain racisme qui se passe en France, je la formule aussi contre ceux qui sont considérés comme mes propres frères et sœurs. Je demande aussi une certaine tolérance vis-à-vis de l’autre, mais l’autre n’a pas forcément la couleur noire: ça peut être un Haïtien, un Blanc, un Maghrébin.
Comment être moins raciste ? Il faut aller à la rencontre de l’autre. C’est tout ce que je cherche à faire dans la littérature. Plus on avance dans l’évolution des sociétés, moins on verra des formes marquées de racisme. Elles seront plus pernicieuses, il faudra plus de vigilance pour les traquer.
Dany Laferrière : « Depuis 50 ans, on nous emmerde avec l’identité »
« L’Afrique a aussi fait l’histoire de la France »
Dans sa préface aux «Mythologies américaines», Charles Dantzig parle de «l’état de haine» où se trouve la France contemporaine, et d’«un génie de télévision» qui ressemble à Eric Zemmour. Vous qui avez été des «migrants», comment percevez-vous le repli identitaire actuel, qui s’est notamment traduit par les récents scores du Front national?
A. Mabanckou. Les politiques européennes ont désigné l’étranger comme l’ennemi public n°1: celui qui prend le travail ou la place d’untel. Pour la France, il faut être clair. Elle a suivi les autres nations dans les préjugés, le mythe du bon sauvage, le côté mystérieux de l’Afrique, mais quoi qu’on dise, elle n’a jamais élaboré un système de ségrégation vis-à-vis d’une population. Aux Etats-Unis, je suis dans un pays où le racisme signifie quelque chose: il a été un système politique, comme en Afrique du Sud.
Nous, on a une littérature exotique dans laquelle le nègre était un objet, et où l’Occident devait nous donner ses lumières pour que nous soyons au rendez-vous des civilisations. Mais je reste convaincu que nous exagérons en matière de racisme quand il s’agit de la France. Elle a été un pays de premier plan dans la réception de ceux qui étaient persécutés dans le monde. C’est parce que nous oublions les actes positifs que nous avons posés que nous insistons beaucoup sur le côté sombre de ce qui se passe aujourd’hui.
Le problème est surtout que ce pays n’a jamais su regarder en face son passé colonial. Nous n’avons jamais eu une vraie discussion là-dessus. Le sujet est traité ici et là par des spécialistes comme Pascal Blanchard ou Pap Ndiaye, mais comme dit Blanchard, la France a des musées pour tout, elle a même le musée du sabot, mais pas un musée de la colonisation. Comment voulez-vous expliquer à la jeunesse française que le nègre qu’on voit dans la rue est aussi chargé d’une histoire, et qu’on lui a fait subir ceci ou cela?
Même si vos succès à tous deux sont des symptômes contradictoires, l’image du pays des droits de l’homme est-elle en train de bouger?
A. Mabanckou. Le problème du racisme en France, c’est qu’il est utilisé pour pêcher quelques voix au moment des élections. On a récemment entendu Nadine Morano déclarer que la France est un pays judéo-chrétien de race blanche. Elle n’est pas la première. On avait eu cette tirade selon laquelle «l’homme africain n’est pas entré suffisamment dans l’histoire». Quand j’écoute ces propos, j’éprouve un mélange de désolation et d’amusement. Imaginez que nous ayons eu cette réaction pendant la Seconde Guerre mondiale, quand Brazzaville était la capitale de la France libre. Nous aurions pu dire que ce que les Blancs se faisaient là-bas en Europe ne nous concernait pas, et que nous n’avions pas à mourir pour l’empire français… Or nous sommes allés combattre pour que la France existe.
L’Afrique a aussi fait l’histoire de la France. La France a été construite par des énergies qui voulaient se rencontrer, quelles que soient leurs races, parce qu’elles étaient portées par une idée fondamentale: défendre les droits de l’homme Pendant que les gens qui transmettent de la haine s’endorment sous leur couette en regardant la télévision, qui va vendre à l’étranger une certaine idée de la France? C’est nous autres. Et moi je ne veux pas vendre une mauvaise idée de la France, rendre coup pour coup ce qu’on me ferait en France. Parce que je sais que la France aura toujours besoin d’autres voix pour parler d’elle à l’étranger.
Ta-Nehisi Coates : « Chez les Noirs américains, la peur est omniprésente »
D. Laferrière. J’étais à la radio, à Montréal, le jour où un sondage a dit qu’un Québécois sur cinq refuse l’étranger. L’animateur était désespéré. Je lui ai répondu: «Vous voulez dire que quatre Québécois sur cinq acceptent l’étranger? Mais c’est énooorme !» Quand je suis sorti, des gens sont venus me dire: «Après vous avoir entendu, on s’est mis debout».
Il y a une haine quotidienne rampante, délétère, un peu partout dans le monde. En France, je n’y vis pas assez, mais on le sent, physiquement. C’est dans l’air. Il y a de la peur. On a une grisaille qui n’est pas la grisaille courante, presque consubstantielle de l’esprit français. Des choses se sont passées à Paris, deux fois en une année, terriblement. Et d’autres choses ont eu lieu, qui sont graves aussi: elles sont de l’ordre des déclarations publiques, de la haine ordinaire qu’on trouve sur internet, un peu partout. C’est une haine qui se sent bien, qui a l’impression qu’elle peut se déclarer publiquement, un monologue qui n’écoute pas l’objection, et auquel on ne fait d’ailleurs pas trop d’objection. On se contente de pleurer en soi.
Je crois qu’on a besoin d’une forte énergie, que les quatre cinquièmes se lèvent, et disent que l’avenir ne sera pas fait par ce cinquième qui est en train de distiller dans la société une haine rampante, quotidienne, intime. Quelqu’un comme Madame Morano – c’est bien son nom? – ne peut pas me décourager tant que je rencontre plein de gens qui n’ont rien à voir avec ce qu’elle dit. Tout ce qu’elle a, c’est un micro. Mais en démocratie, chaque voix compte, quotidiennement.
Vous restez optimiste ?
D. Laferrière. Il y a une réalité économique désastreuse et une réalité sociale qui souffre de ce manque de pédagogie dont parlait Alain. On ne peut pas tout le temps cacher la poussière historique sous le tapis: ni à l’école ni à l’Académie, où il faut faire entrer des mots, des cultures. Il faut ouvrir tout cela, pour préparer l’avenir. Enfin, la haine n’existe pas seulement sous sa forme raciste, en France. Je vois autant de Noirs que de Blancs sous ma fenêtre, qui viennent manger dans la poubelle. Il y a une misère. On sait très bien qu’il y a de la nourriture pour tout le monde. Pourquoi l’argent s’est-il concentré ainsi? La société est malade de partout, il y a quelque chose de pourri dans ce royaume.
Pour moi, les propos racistes ne sont pas si importants. Mais ça dit beaucoup. C’est comme la fièvre. Ce n’est pas une maladie. C’est l’indication que vous avez une maladie. Et pour moi les propos racistes disent qu’il faut aller en-dessous pour guérir la maladie, pour voir ce qui a bougé dans la structure profonde de la France et la politique française des droits de l’homme. Il faut descendre pour aller colmater la brèche. On a besoin de spéléologues. Si on ne colmate pas la brèche, on aura toujours des poussées de fièvre.
Propos recueillis par Grégoire Leménager
Alain Mabanckou et son « cantique de la négraille »
Version intégrale de l’entretien paru dans « L’Obs » du 4 février 2016.
BIBLIOBS. Dany Laferrière, un académicien pas…par LeNouvelObservateur
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