Depuis Les Pilules bleues, petit chef-d’œuvre paru en 2002, le dessinateur genevois Frédérik Peeters, a eu tout loisir de se bâtir une œuvre tout en subtilité. Navigant allègrement entre le polar vécu (RG, en collaboration avec un vrai flic qui raconte ses faits d’armes aux Renseignements généraux) et le space opera intimiste (Aâma, 4 tomes parus chez Gallimard) sans oublier Pachyderme et Lupus, Peeters aime à surprendre son monde.
Avec L’odeur des garçons affamés, surprenant western baigné de sensualité, et de violence intérieure écrit avec Loo hui Phang, l’auteur se frotte à un genre très codé, qui véhicule un certain manichéisme. Sans doute pour mieux le détourner. Son trait réaliste et inspiré ne tarde pas à retrouver le lyrisme et ses soudaines plongées dans l’irrationnel, qui font toute la pertinence de son travail. De passage à Paris, Frédérik Peeters répond aux questions du Figaro.
LE FIGARO – Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce projet de BD en collaboration avec la romancière Loo hui Phang?
Frédérik PEETERS – Le western m’a toujours attiré, justement parce que ce genre cinématographique comporte des codes très précis. Quand il y a des codes, on peut les casser, jouer d’une certaine irrévérence. Je n’aime pas les hommages et les clins d’œil. C’est le revers de la médaille. C’est moi qui suis allé vers Loo hui Phang il y a dix ans. J’avais lu ses livres et ça m’intéressait de voir si on pouvait collaborer. C’est elle qui est revenue vers moi avec trois projets d’histoires dont cette intrigue western. Moi j’ai tout de suite flashé sur le western.
De quelle manière?
Il y avait déjà l’histoire de la mission photographique et cette ambiguïté sexuelle déjà. Cette intrigue, associée avec l’atmosphère du western, tout cela me semblait très intéressant.
Le titre de L’Odeur des garçons affamés ne ressemble pas à un titre de western…
Oui, d’ailleurs ce n’était pas le titre du projet au début. Le titre de travail, c’était Visions de l’Ouest. Au pluriel, elle jouait sur la photographie.
Comment est venue l’idée d’un tel titre?
Lorsque Loo est arrivée avec ce titre, j’ai d’abord trouvé cela précieux, trop précieux. Pourtant, avec le temps, cette expression s’est installée dans ma tête. Et je n’ai plus pu imaginer en changer. C’était trop parfait. C’est limite mauvais goût. J’avais lu sur un forum quelqu’un d’assez mauvaise foi, mais très drôle, qui disait que ça faisait penser au titre du prochain livre de Frédéric Mitterrand, et tout d’un coup, ça m’a paru beaucoup plus sympathique. Je me suis dit: «Ah oui, si c’est de mauvais goût comme ça, il a quelque chose d’intéressant derrière.»
Sur la couverture, la caravane des missionnaires traverse une gorge profonde en plein canyon… N’y aurait-il pas une double lecture de cette image
Évidemment, la connotation sexuelle de ce dessin est flagrante. Je suis étonné que les gens ne le voient pas plus frontalement. Cela me semblait évident. La forme même du passage est totalement vaginale… Et cela va parfaitement avec le titre L’odeur des garçons affamés… Car au fond, c’est du désir dont il s’agit dans cet album.
Les mains dans cet album sont très importantes et signifiantes…
J’ai toujours beaucoup aimé dessiner les mains. J’y ai réfléchi il n’y a pas si longtemps. C’est probablement dû à ma myopie, ça. Ça ne me coûte pas d’effort de regarder les choses proches, ça me coûte plus de regarder les choses lointaines. Je connais très bien les mains, je connais très bien les détails, les boutons des habits, les oreilles, les cheveux collés dans les nuques. Ce sont des choses que je connais très bien. Quand j’enlève mes lunettes, c’est la seule chose que je peux voir. Mais c’est aussi la sensualité. quand on travaille sur la sensualité, on est obligés de se concentrer sur des corps, des parties de corps, des mains.
Quelle a été le passage le plus difficile à dessiner sur le plan graphique?
Sans aucun doute, la première apparition des chevaux multiples, des troupeaux… Cette horde au début, j’ai trouvé ça assez dur. Et puis le village indien. J’ai eu un peu de peine avec les Indiens, en fait. Je ne savais pas trop comment traiter ces personnages. Je ne voulais pas que ce soit une espèce de peuple lointain, sauvage et mystérieux. Je voulais qu’ils existent en tant qu’humains, mais dans l’écriture du scénario, ils avaient très peu d’incarnation concrète ont un rôle très ténu à jouer dans l’histoire. Il y a ce bout très beau où il doit photographier un vieux. Il faut qu’il tienne la pose pour le costume mais il ne tiendra pas parce qu’il est trop vieux. Sa fille ou sa nièce vient pour l’aider à se relever. L’Indien devient humain parce qu’il est vieux et qu’il a des rhumatismes. Là c’était plus difficile. Je redoutais tout ce passage-là. Je me suis dit: «Mon dieu, dessiner autant de chevaux, ça va être terrible.» Mais en fait, je les avais tellement dans la main à ce moment-là que finalement ça c’est bien passé. Le summum du plaisir de dessin, là où je me suis vraiment le plus libéré, cela a été précisément les passages sensuels ou sexuels de l’album. Le moment où l’héroïne sort de l’eau, où ils se retrouvent dans la grotte, où il glisse la main dans le pantalon, où il l’embrasse et qu’elle recule. Ce sont ces moments qui m’ont amusé le plus.
Quel est votre prochain coup de poker?
C’est déjà en route. Une co-écriture avec Serge Lehman. C’est un récit fantastique contemporain qui commence à Paris de nos jours, dans lequel vont apparaître au fur et mesure des résurgences des très vieilles mythologies européennes profondément ancrées dans tous nos inconscients. Celle des contes, des ogres, des monstres… Nous allons essayer de faire ça sur un mode feuilleton noir et blanc, une sorte de manga à l’européenne. Là ce qui va se passer, c’est un peu comme si Amélie Poulain rencontrait Franz Kafka… Cela risque d’être amusant!
● L’Odeur des Garçons affamés, de Loo Hui Phang et Frédérik Peeters, aux éditions Casterman, 110 pages. 18,95€