Le 15 septembre 2014, Netflix débarquait dans les foyers français. Films, séries, documentaires, dessins animés… Des milliers d’heures de programmes à portée de clic, sur nos télés connectées, ordinateurs, tablettes ou smartphones, pour une fourchette d’abonnement à un tarif abordable, situé entre 8 et 12 euros, en fonction des formules. L’accession, enfin, de nos concitoyens fans de séries aux délices du « binge watching » grâce à la mise à disposition de saisons entières rendant possible le visionnage d’épisodes à la chaîne. Inventé en 2007 par l’Américain Reed Hastings sur la base d’une ancienne activité de location de DVD livrés à domicile par la poste, le service de vidéo à la demande par abonnement (SVoD en anglais) s’installait alors dans un climat de méfiance de la part de nos institutions et de fiévreuse agitation médiatique.
Les uns saluaient la diversification de l’offre d’images sur le marché français, les autres conspuaient ce McDonald’s de l’audiovisuel suspecté d’abîmer, à terme, l’écosystème de l’industrie du cinéma. D’autres encore prédisaient au géant du streaming de faire « plouf » pour incompatibilité culturelle avec les Français, d’autant que plusieurs offres de SVoD tricolores existaient déjà, dont CanalPlay (plateforme de Canal+) et Filmo TV (service créé par le distributeur Wild Bunch).
Deux ans et demi plus tard, quel est le bilan ? En termes commerciaux, incontestablement positif. Même si Netflix ne communique aucun chiffre officiel par territoire, les experts du secteur, tels que Pascal Lechevallier, président de l’agence de consulting en nouveaux médias What’s Hot, estiment qu’en France l’américain a déjà probablement dépassé le million d’abonnés. « C’est une réussite commerciale, surtout faute de combattants, explique-t-il. « À partir du moment où, voici sept ou huit ans, les acteurs français du marché n’ont pas pris la mesure de l’enjeu de ce qu’allait représenter la SVoD, ils ont laissé le terrain libre à Netflix. Quant à l’offre de SVoD en projet chez France Télévisions, c’est un peu comme si on essayait de comparer un tracteur avec une fusée. »
Docteur en droit spécialiste de l’audiovisuel, Marc Le Roy, renchérit : « Le marché français a été donné à Netflix sur un plateau. TF1 et M6 ont reconnu que, stratégiquement, la SVoD n’était pas leur priorité, tandis que Canal+ s’est lancée trop timidement avec CanalPlay. Même les distributeurs de cinéma, tels Mk2, Pathé, Gaumont ou EuropaCorp, auraient pu essayer de s’associer pour créer une plateforme de SVoD, telle que Hulu aux États-Unis (service cocréé par Disney, Fox, NBC-Universal et Warner, NDLR). Mais personne n’a rien fait et aujourd’hui le retard est irrattrapable », analyse Marc Le Roy.
Politique de terre brûlée
Moins ergonomiques, moins complets en volume sur l’offre cinéma-séries, mais surtout moins visibles médiatiquement que le géant de Los Gatos, CanalPlay, FilmoTV (pionnier de la SVoD en France) et quelques autres ne luttent évidemment pas à armes égales. Amazon, le grand concurrent international de Netflix, a également lancé ses filets SVoD sur l’Hexagone depuis décembre 2016 (le service Amazon Prime Video), mais sa plateforme est unanimement jugée moins pratique que celle de Reed Hastings.
Netflix a aussi gagné des points dans son art consommé de la promotion : « Netflix, c’est 700 millions de dollars en Recherche & Développement en 2016 et 900 millions de dollars d’investissement dans le marketing, dont 600 millions à l’étranger. C’est une politique de terre brûlée », précise Pascal Lechevallier. Dans un marché français où 61 % des consommateurs de SVoD ont moins de 35 ans (source : Médiamétrie), Netflix a surtout conquis les jeunes.
Rond de serviette chez AlloCiné
Netflix serait devenue la « chaîne » des 15-18 ans, classe d’âge extrêmement active sur les réseaux sociaux : « Netflix a un impact irréversible sur la consommation audiovisuelle de cette génération pour qui la télé classique n’existe quasiment plus », nous explique Isabelle Tronchet, analyste chez Dynvibe, experte en veille stratégique sur les médias sociaux. « Délivrés de la contrainte de la pub et grâce à la portabilité du service, les ados sont libres de consommer sur Netflix ce qu’ils veulent, quand ils veulent, où ils veulent. Ils sont devenus accros à la SVoD autant qu’à Twitter. Le temps de trajet en transports en commun n’a plus d’importance tant qu’ils peuvent le meubler en regardant leurs séries. »
Symbole discret de l’habileté marketing du groupe : un onglet « Netflix » orne en permanence depuis deux ans la page d’accueil du site web AlloCiné, lui aussi très fréquenté par la jeunesse. Cet étonnant rond de serviette en vitrine du site leader sur le cinéma en France a été obtenu il y a deux ans par la plateforme SVoD, via un chèque record signé à Webedia, la régie publicitaire propriétaire d’Allo Ciné. Aucun des concurrents de Netflix dans l’Hexagone ne jouit du même privilège.
Campagnes d’affichage, spots publicitaires, somptuaires événements de présentation de leurs programmes ou de leur technologie à la presse (l’an passé à la Cité du cinéma à Paris, cette année à Berlin)…, le service de SVoD ne recule devant aucun sacrifice. Sa mondialité finit par tenter certains producteurs et artistes tricolores, malgré l’hostilité d’une partie du secteur face à l’expatriation de l’américain à Amsterdam, pour se soustraire à la fiscalité française et aux obligations de financement d’œuvres françaises.
Un premier film français Netflix
Attiré par la perspective de toucher simultanément 193 territoires, le producteur de Divines, Marc-Benoit Créancier, a vendu les droits étrangers de son film à Netflix. Paradoxe : Divines est donc disponible sur toutes les plateformes étrangères du groupe… sauf en France, à cause du système de la chronologie des médias qui, pour protéger les salles de cinéma, empêche les services de SVoD de proposer à leurs abonnés des films sortis il y a moins de trois ans.
De son côté, Gad Elmaleh a cédé à Netflix l’exclusivité de la diffusion de son one-man-show, Gad part en live (visible depuis le 24 janvier en streaming) et évoque même la possibilité d’une série écrite pour la plateforme. Mieux encore : le site Les Écrans.fr a révélé que le tournage de la comédie romantique Je ne suis pas un homme facile, premier long-métrage français financé par Netflix, signé Éléonore Pourriat avec Vincent Elbaz, venait tout juste de débuter à Paris. Le film ne sera donc pas distribué en salle, mais bien directement sur la plateforme, courant 2018. Une façon pratique de contourner la chronologie des médias.
Je ne suis pas un homme facile parviendra-t-il à faire oublier la désastreuse série Marseille et prouver qu’en matière de création française la plateforme de Reed Hastings sait proposer autre chose qu’un cache-misère pour amadouer les autorités ? Par ailleurs, forte de son succès sur les cibles jeunes, Netflix sera-t-elle en mesure d’atteindre un jour, en France, un seuil d’abonnés suffisant pour vraiment faire trembler à la fois les salles de cinéma et nos bonnes vieilles chaînes de télé en abolissant leurs frontières ? Pour l’instant, le service serait légèrement en dessous de ses objectifs.
À son arrivée en France, Reed Hastings avait annoncé vouloir « séduire un tiers des foyers français d’ici cinq à dix ans », soit 9,8 millions de personnes d’ici 2020 à 2025. Selon les prévisions du cabinet Futuresource Consulting, en 2019, Netflix aura atteint seulement 3 millions d’abonnés. Mais, d’après certains experts, l’entreprise se serait montrée trop ambitieuse et l’objectif de Reed Hastings serait tout bonnement irréaliste. Surtout, les autres prétendants au gâteau français de la SVoD, y compris le projet de France Télévisions, le petit nouveau Molotov et la nouvelle offre OCS Go concoctée par Orange et HBO, laisseront-ils la firme de Los Gatos conquérir l’Hexagone sans réagir ? Un suspense digne de Game of Thrones !