« Sean Connery vous attend », me dit l’amiral galonné, portier du Gleneagles, relais château écossais situé à mi-chemin entre Glasgow et Edimbourg, dans des collines moulées à la louche. Et, en effet, Sean Connery est là, en pull cachemire jaune, pantalon de tweed et mitaines en main. Il vient de tourner « Outland », un remake SF du « Train sifflera trois fois » et, en ce mois d’août 1981, en assure la promotion.
L’interview la plus courte du monde
Il discute un moment avec un clown vêtu de rouge (non, c’est un cadet, le portefaix du golfeur). Il est question d’albatros, de rough, de fairway, de green, de backswing, de sweet spot, des trucs mystérieux. Les autres joueurs ont des montres énormes, des casquettes de bouffons et des chaussures à crampons alpins. « Suivez-moi », dit Sean Connery, avec une indéniable autorité. Nous montons dans une Rolls-Royce Phantom 4, aussi spacieuse que le hall de « l’Obs ». Je disparais au fond d’une banquette en cuir de zébu.
« On m’attend pour jouer », dit-il, et autorise la présence d’un magnétophone.
Nous n’avons guère de temps. Première question : « Vous avez joué dans cinq James Bond. Y en aura-t-il un sixième ? » Un temps de réflexion, puis : « Non. » Glacial. Deuxième question : « Votre carrière… – Pardon, nous sommes arrivés. »
Sean Connery se lève, me salue, sort, enfile ses mitaines et disparaît dans la brume du « King’s Course », un parcours qui sinue sur les 340 hectares de gazon de Gleneagles. Mon magnéto et moi restons là, comme deux truffes. On entend la voix de l’acteur : « Faites attention au chien des Baskerville ! » Le chauffeur pouffe. Je viens de réaliser l’interview la plus courte du monde. La honte. Pourvu que le clebs des Baskerville pisse dans tous les trous de ce foutu green.
Millionnaires bronzés et escort girls de rêve
Deux ans passent. Coup de téléphone : « Sean Connery vient de terminer le nouveau James Bond, ‘Jamais plus jamais’. Il vous invite à venir le voir chez lui à Marbella. – Euh… J’arrive. » Me voici en Andalousie : villas à dômes dorés, millionnaires bronzés avec des escort girls de rêve (des bombes atomiques !), pelouses tondues au millimètre, palmiers parfumés chez Guerlain, ambiance Ferrari et… à droite, à gauche, que des terrains de golf !
La maison de Sean Connery donne sur la plage, sorte de villa Napoléon III blanche, avec un grand portrait en pied du maître de céans, en tartan écossais un peu incongru au bord de la Méditerranée. « Un whisky ? – Non merci, sir. – Allons faire l’interview au club de golf, voulez-vous ? »
Le ton ne souffre pas de refus. Je ne vais pas lui dire : « Après tout, non, je préfère rester ici, à contempler le tartan. » Je sais me tenir.
Nous montons dans une Rolls-Royce Silver Shadow. Le chauffeur semble ironique, je le déteste. Trois minutes plus tard, le club : une oasis de calme et de verdure, une piscine avec des naïades sublimes (des missiles sol-sol !), des tables en teck.
« Posez votre magnétophone là. » Soit : entre le bol à glaçons et la dame-jeanne de jus d’orange.
Première question : » Sir, ‘Jamais plus jamais’ est un James Bond. Sauf votre respect, vous m’avez menti la dernière fois ? » Sourire de Sean Connery, cruel et malicieux. 007 possède le permis de tuer, ne l’oublions pas. Goldfinger, Docteur No, Largo, Blofeld et Forestier : des méchants à éliminer entre deux Martini-gin ? Je me sens un peu nauséeux. Le soleil, sans doute.
« Tu cherches un James Bond ? Le voilà. »
Surprise : l’interview dure. Une heure, puis deux. Sean Connery se confie comme jamais : ses parents, qui tiraient le diable par la queue ; son premier job, laitier ; son tatouage (« Mommy ») ; son autre tatouage (« Scotland for ever ») ; son passage dans la Navale (« Je ne supportais pas la discipline ») ; son emploi de vernisseur de cercueils ; ses espoirs de footballeur avec Manchester United…
Et puis on m’a offert un rôle de figurant dans une opérette. J’étais en jupette avec une lance dans la main, ça m’a plu. Et ça payait bien… »
Dix guinées par semaine. Acteur ? Pourquoi pas ? Nous sommes en 1961 : Sean Connery, qui n’a jamais lu autre chose que le mode d’emploi de la machine à distiller de la bière dans sa cave, se plonge dans Shakespeare. Il lit Proust, James Joyce, « Tintin », Agatha Christie. Il aime. Il rencontre Claire Bloom, la future épouse de Philip Roth. Ils interprètent « Anna Karenine ». L’épouse du producteur Cubby Broccoli le repère. Et dit à son mari : « Tu cherches un James Bond ? Le voilà. »
Le temps passe, le magnéto tourne, tourne. Le golf de Marbella se vide. Les filles mettent des saris. Sean Connery est chaleureux, amusant, généreux : cette interview-ci est royale. Nous nous quittons : il va taquiner la balle avec son backswing et son stroke-play (ne me demandez pas). Dix journalistes attendent devant la grille. Cent autres font le pied de grue dans la rue. Les demandes pleuvent du monde entier.
Je repasse à la maison pour saluer sa femme, Micheline Roquebrune : c’est une Française, piquante et drôle. Elle me reçoit :
« C’est vous, le journaliste de Paris ? – C’est moi, madame. – Non, Micheline. – Alors, c’est moi, Micheline. » Elle sourit : « Sean en rigole encore. » Nous nous asseyons. Une créature divine passe en skis nautiques, cheveux au vent. « En effet, il a beaucoup ri. Il vous a joué un sale tour à Gleneagles, il y a deux ans. Mais vous vous en êtes bien tiré. » Madame Sean Connery fait tinter les glaçons dans son verre :
C’est pour ça que, cette fois-ci, il a tenu à vous donner la première interview, au niveau mondial. Les autres, Américains compris, attendront… »
« Sexiest Man of the Century »
L’après-midi touche à sa fin. L’un des dômes de Marbella flambe sous la lumière du soir. Sean Connery est un seigneur. Nous nous sommes revus plusieurs fois : sur le plateau du « Nom de la rose », en Italie, où sa simple présence imposait un silence respectueux. Pour une interview, lors de la sortie d' »A la poursuite d’Octobre rouge », à New York : il envisageait de se mettre à la bicyclette. Puis, à la première de son dernier film, « la Ligue des gentlemen extraordinaires », en 2003 : il avouait ne plus comprendre les scénarios qu’on lui soumettait (« la Ligue… » en était l’exemple parfait).
Aujourd’hui, à 85 ans, retiré à la Jamaïque, il « s’amuse à ne rien faire ». Etiqueté « Sexiest Man of the Century », Sean Connery reste le James Bond de la légende. Les autres ? Pffff… Quant au chien des Baskerville, désormais stipendié, sans doute hante-t-il encore le « King’s Course » à Gleneagles.
Cycle Sean Connery, tous les vendredis de septembre, à 20h40, sur TCM Cinéma.