L’Obs. De sa liaison avec Heidegger à l’affaire Eichmann, peut-on parler d’Arendt la scandaleuse?
Barbara Cassin. Je dirais plutôt : Arendt la libre, mais il est vrai que la liberté est souvent scandaleuse. «J’ai simplement fait ce que j’avais envie de faire», dit-elle en 1964, lors de son fameux entretien avec Günter Gaus pour la seconde chaîne de la télévision allemande – un entretien qu’on trouve sur internet et que je recommande, car c’est un document exceptionnel.
Que ce soit dans sa façon d’être femme, d’être philosophe, d’être juive ou d’être allemande, elle est toujours libre et ne se détermine jamais par rapport à ce que l’on attend d’elle. Elle ne se soucie pas de l’opinion et c’est cela qui la rend potentiellement scandaleuse.
Arendt et Heidegger ont eu plus qu’une liaison: un amour, avec des racines et des traces. Quant à Eichmann, elle décrit ce qu’elle voit, avec une distance que son ami Gershom Scholem lui reproche comme de la «désinvolture». Dans les deux cas, elle ne se laisse dicter sa conduite par personne. «Le non-conformisme est la condition sine qua non de l’accomplissement intellectuel», déclare-t-elle en 1948.
Barbara Cassin, par Delphine Lebourgeois
Comment avez-vous rencontré l’œuvre d’Arendt et quelle place lui donnez-vous dans la pensée contemporaine ?
C’était dans l’immédiat après-68. Avec quelques amis, nous avions constitué une sorte d’université alternative autour de Michel Deguy, mon professeur en hypokhâgne. Nous étions des lecteurs avides de Heidegger, mais nous connaissions sa vie. Arendt est apparue comme celle qui avait posé le diagnostic le plus ferme sur Heidegger. Elle avait été son élève, elle s’était construite avec sa philosophie, elle l’avait aimé; elle connaissait aussi ses errements politiques et, pour de bon, son nazisme.
Son chemin intellectuel lui permettait de prendre ses distances en préservant ce qu’elle avait reçu de lui: l’exigence d’une intelligence philosophante. Deux livres d’elle seulement étaient disponibles en français: «Condition de l’homme moderne» et «Eichmann à Jérusalem». Sous la direction de Patrick Lévy, notre groupe a traduit «la Crise de la culture», puis «Vies politiques», des ouvrages étonnants.
Une anecdote témoigne de mon état d’esprit: je donnais des cours de culture générale à l’institut des télécoms, pour les postiers qui voulaient présenter l’ENA. Je leur disais: «Au concours, il faut savoir ce que les examinateurs veulent que vous sachiez, mais il faut savoir aussi quelque chose de plus qu’eux. Ce plus, ce sera Hannah Arendt.»
Arendt grandit en Allemagne et assiste à la prise du pouvoir de Hitler avant de se réfugier en France puis aux Etats-Unis. Quel rôle joue dans sa pensée cette «éducation allemande»?
Arendt a grandi à Königsberg, et sa mère, face à l’antisémitisme, lui avait fixé deux règles. Si un professeur faisait une remarque sur les juifs, elle devait se lever, quitter la classe et faire un compte rendu exact. Sa mère écrivait une lettre recommandée aux autorités. Et alors: «J’avais un jour de congé, c’était formidable», disait-elle. En revanche, si elle recevait des insultes antisémites venant de gamins de son âge, elle avait interdiction d’y faire allusion à la maison: à elle de se débrouiller. Ces règles lui permettaient à la fois d’être protégée et de conserver sa dignité !
Arendt a perdu son père très tôt et n’a jamais cessé d’être la fille de sa mère. Sa biographe Elisabeth Young-Bruehl raconte que, adulte, quand elle se trouvait dans une situation déplaisante, elle se levait et disait, moitié en anglais moitié en allemand: «This place is nicht für meine Mutter Tochter!» («Ce n’est pas un endroit pour la fille de ma mère!») Or sa mère est d’abord celle qui lui parlait allemand, la nourrissant de chansons et de poèmes.
Jusqu’à la fin de sa vie, Arendt dira que sa patrie, c’est sa langue maternelle, l’allemand, même après que le nazisme y eut infusé ses «petites doses d’arsenic», comme disait le philologue juif Klemperer. Arendt a une façon amoureuse de parler de l’allemand, mais sans germanophilie. Pour elle, à la différence de Heidegger, la langue n’est pas enracinée dans un peuple. Une langue, ça n’appartient à personne, on l’aime à travers ses œuvres et non parce que c’est la forteresse d’une nation. Tout le contraire d’un Sarkozy, qui vantait l’identité française et ironisait sur «la Princesse de Clèves»…
Dans l’entretien à la télévision allemande, sa première réponse est une dénégation: «Je ne suis pas philosophe.» Que veut-elle dire par là?
Dès 14 ans, dit-elle, «la philosophie s’imposait»: «Si je ne peux pas étudier la philosophie, je suis pour ainsi dire perdue.» Pourtant, en effet, elle réagit vivement quand le journaliste s’adresse à elle comme philosophe. Son métier, dit-elle, c’est la «théorie politique». Quelle est la différence?
C’est que les philosophes, lorsqu’ils s’emparent de la question politique, lui font subir une torsion particulièrement dangereuse. Ils ne savent pas se tenir devant elle de façon neutre, comme ils le font par exemple devant la nature. Le philosophe transforme la politique en quête de la vérité, réservée à «ceux qui savent». Cela les conduit souvent à se rapprocher d’un prince qu’ils espèrent éclairer de leurs conseils, et que ce prince se mue en dictateur ne les gêne finalement pas tant que ça.
La dérive commence dès Platon et son idée du philosophe-roi, qu’il tente de mettre en pratique lors de son voyage en Sicile chez Dion de Syracuse. Un fantasme d’influence du même ordre animait Heidegger en 1933, lorsqu’il pensait être en mesure de guider Hitler. Arendt le dit avec humour à l’occasion des 80 ans de Heidegger. «Le penchant au tyrannique se peut constater dans leurs théories chez presque tous les grands penseurs», note-t-elle, diagnostiquant une véritable «déformation professionnelle» (en français dans le texte !).
Dans la ligne d’Aristote et de la sophistique, Arendt montre que la politique ne se mesure pas à une vérité idéale: c’est plutôt un bien commun, que les hommes fabriquent sans cesse entre eux. Ce désaccord parcourt tout le champ philosophique, je l’ai par exemple aujourd’hui avec mon ami Alain Badiou.
Dans «Condition de l’homme moderne», son grand ouvrage théorique, elle définit la politique comme «action»…
Arendt distingue trois formes de l’activité humaine. D’abord, le travail, par lequel l’homme assure la perpétuation de sa vie biologique: cultiver, se faire à manger, etc. Puis l’oeuvre, c’est-à-dire la fabrication d’objets qui rendent la nature habitable: maisons, outils, œuvres d’art. Enfin, l’action, qui ne vise ni l’entretien du corps ni la fabrication d’objets, mais la mise en relation des hommes entre eux, c’est-à-dire la cité et la politique.
Avec la cité, ce qui se passe entre les hommes dure plus longtemps que les hommes eux-mêmes. En août 1950, elle note: «La politique repose sur un fait : la pluralité humaine.» Il n’y a pas d’essence de l’homme, juste des hommes: «La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur à l’homme.» Arendt s’est toujours bagarrée contre la tentation d’une vérité unique, contre le pouvoir des majuscules, l’Homme, l’Etre… En ce sens, tout son travail théorique aura été une longue réponse à Heidegger.
Publié en France dans les années 1970, son essai «les Origines du totalitarisme» rassemble sous la même étiquette nazisme et communisme. Que pensez-vous de ce rapprochement?
Arendt a pris le terme de «totalitarisme» pour en faire un concept générique sous lequel elle unifie certaines périodes du nazisme et stalinisme. C’est un rapprochement complexe, dont on fait un usage contestable. Mais elle a lu pour de bon Marx et partage avec lui l’idée venue d’Aristote que l’homme, à la différence de l’abeille, est un animal politique doué de logos.
On appelait Marx le «Darwin de l’histoire» et elle n’en ignore rien. Car, précisément, ce qui engendre la «terreur» propre au régime totalitaire, c’est de faire de l’Histoire un processus naturel, de détruire l’espace entre les hommes comme espace d’invention.
Etait-elle antimarxiste? Quel était son rapport au capitalisme?
Elle observait que le socialisme avait en commun avec le capitalisme de priver les masses de tout accès à la propriété. «Pour l’essentiel, le socialisme s’est contenté de poursuivre, en le poussant à l’extrême, ce que le capitalisme avait commencé. Pourquoi devrait-il en être le remède?» Cependant, elle ne renonce pas au «trésor perdu des révolutions», ces événements où elle voit, de manière parfois naïve, la coïncidence entre l’idée de liberté et l’idée de commencement.
À rebours des discours qui nous recommandent de ne pas juger autrui, Arendt fait souvent l’éloge du jugement. De quoi s’agit-il?
Quand elle parle de jugement, il faut entendre «Kant». Kant est le penseur de la faculté de juger. Et c’est aussi l’un des rares philosophes qui échappent à la «déformation professionnelle» dont j’ai parlé plus haut. L’un conditionne l’autre. Enseigner à penser par soi-même, c’est la définition même de l’éducation.
La vraie culture se caractérise non par l’accumulation des connaissances mais par le goût: «Une personne cultivée devrait être: quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, dans le présent comme dans le passé.» Arendt pose la question: «Serait-ce que le goût compte parmi les facultés politiques?» Réponse: oui, cent fois oui. Le jugement est au croisement de la politique et de la culture. C’est ce que nous pouvons enseigner de plus précieux.
Que se passe-t-il au moment de l’affaire Eichmann, ce haut fonctionnaire nazi qui avait assuré la coordination logistique de la Shoah et qu’Israël juge en 1961?
Pour comprendre ce qui se passe entre les hommes, Arendt doit aller sur le terrain. Elle a raté le procès de Nuremberg, elle veut voir celui d’Eichmann. Elle se fait accréditer par le «New Yorker», suit tout, travaille. Et que découvre-t-elle? D’abord, le rôle de certains conseils juifs, et leur «participation» à la Shoah, une idée qui, même si elle n’est pas la seule à en parler, n’est pas recevable facilement.
Surtout : Eichmann n’est pas «un monstre», c’est «un clown». C’est un «spécialiste» qui parle par clichés et reprend des formules toutes faites. Jamais il ne pense par lui-même. Il est «d’une bêtise révoltante». On a accusé Arendt d’avoir sous-estimé l’intelligence maléfique d’Eichmann. Peut-être, mais là n’est pas l’essentiel. Car, comme elle, je crois que la méchanceté humaine est moins dangereuse que la banalité du mal.
La responsabilité de la Shoah incombe moins à quelques esprits diaboliques qu’au mur de lieux communs qui a empêché les Allemands de voir ce qui se passait. La question de la langue dans sa pensée est centrale et elle s’engage toujours pleinement dans les mots qu’elle choisit, refusant la langue de bois et les «éléments de langage». Cela devrait valoir pour chacun de nous aujourd’hui…
Quel était son rapport avec sa judéité? Fut-elle une penseuse juive?
Un juif attaqué en tant que juif doit se défendre en tant que juif, disait-elle. Pendant la guerre, elle a plaidé avec passion pour la création d’une armée juive qui aurait participé à la lutte contre le nazisme. Elle déclarait qu’être juive était pour elle une évidence aussi indiscutable qu’être femme. Mais, comme avec la langue allemande, la philosophie ou la féminité, elle refusait d’en faire une identité, une essence.
Lors de l’affaire Eichmann, son ami Gershom Scholem, qui devait rompre définitivement avec elle, lui reprocha de manquer d’amour pour son peuple. Elle répondit avec cette formule extraordinaire: «Vous avez tout à fait raison. Je n’ai jamais “aimé” de toute ma vie quelque peuple ou quelque collectivité que ce soit – ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière ni quoi que ce soit d’autre du même genre. Je n’aime effectivement que mes amis et je suis absolument incapable de toute autre forme d’amour.»
Elle ajoute: «Mais il va de soi, c’est un fait, que je fais partie de ce peuple.» Comme en témoigne l’imposant recueil des «Ecrits juifs», elle n’a pas cessé d’écrire sur les juifs. Je ne sais pas si c’est une «penseuse juive», mais je sais que l’Etat d’Israël aurait profit à la lire.
Propos recueillis par Eric Aeschimann
Bio express
Philosophe et helléniste, spécialiste de la philosophie grecque, BARBARA CASSIN est directrice de recherche au CNRS. Elle a notamment publié « l’Effet sophistique » (Gallimard) en 1995 et dirigé le « Vocabulaire européen des philosophies » (Seuil/Le Robert) en 2004. Elle codirige avec Alain Badiou la collection « Ouverture » chez Fayard, qui a notamment publié les « Ecrits juifs » d’Hannah Arendt en 2012.
Entretien paru dans L’Obs du 20 août 2015.
Dans la même série
Philo #1 Platon par Alain Badiou
Philo #2 Nietzsche par Clément Rosset
Philo #3 Avicenne par Christian Jambet
Philo #4 Kierkegaard par Vincent Delecroix
Philo #5 Hegel par Slavoj Zizek