Cette semaine de postrentrée, Jérémie Rhorer décrypte le sens de l’Enlèvement au sérail, l’Académie de l’Opéra de Paris est officiellement lancée, la directrice du département musique nous parle des 2 millions de partitions de la BNF et le Quatuor Artemis exhume deux quatuors de Brahms, avant une surprise.
L’empire du sens : «l’Enlèvement au sérail» avec Jérémie Rhorer
On avait laissé le chef d’orchestre Jérémie Rhorer sur la scène du théâtre de l’Archevêché après la première de l’Enlèvement au sérail, le 2 juillet à Aix-en-Provence. Heureux d’avoir mené à bien son entreprise, il saluait avec vigueur alors que la salle tétanisée, sous le choc de la mise en scène de Martin Kusej, applaudissait à cadence lente ou sifflait : «Débâcle intellectuelle», «cliché». Chez Mozart, les quatre Occidentaux sont libérés, fruit de la mansuétude du pacha ; dans cette mise en scène, ils sont libérés, puis assassinés en coulisse par des islamistes. Au moment des saluts, l’oasis d’énergie entretenue par Rhorer au milieu d’un désert houleux en forme de catastrophe scénique nous avait émus.
Le 21 septembre, Jérémie Rhorer dirigera au Théâtre des Champs-Elysées une version de concert de l’Enlèvement au sérail, avec les mêmes interprètes et sans mise en scène. Nous lui avons donc demandé pour l’occasion de revenir sur ce projet controversé et mal accueilli, mené en collaboration avec l’Autrichien Martin Kusej.
Jérémie Rhorer dirigeant Don Giovanni au Théâtre des Champs-Elysée en 2013. (Photo Yannick Coupannec)
Le soir de la première, vous étiez content alors que la salle sifflait la mise en scène…
Oui, ça montre bien que, même en façade, il n’y avait pas de collaboration avec Martin Kusej. Je conçois l’œuvre de Mozart comme un projet intellectuel et humaniste. C’est un objet façonné dans la voie de l’humanisme, avec un message extravagant pour l’époque : le pardon n’est pas l’apanage des civilisations occidentales. Moi, de la fosse, je me fais l’avocat de la valeur de ce propos. C’est là que nous différons avec Martin Kusej.
Qui, lui, a transposé la suite du pacha en une bande d’islamistes…
Oui, mais Kusej n’allait pas tout le temps à l’encontre de ce que disait Mozart. Quand il transforme Osmin, le gardien du sérail, en islamiste, pourquoi pas ? Osmin est un personnage bouffon, mais par convention. Au fond, il est très ambigu. A la limite, le radicaliser ainsi peut même aller dans le sens de Mozart. En revanche, la dernière image de sa mise en scène [Osmin brandit les vêtements ensanglantés des protagonistes tués en coulisse, ndlr] dénature le propos de Mozart.
Mais pourquoi ? Justement, Osmin est ambigu, et les violons montrent qu’il y a une tension. Il peut très bien tuer tous les Occidentaux, c’est tordu mais acceptable…
Je pense que le message de Mozart est différent. Sur ce dernier air, justement, le livret pose que rien n’est plus haïssable que la vengeance. Il y a des accents sur hässlich, laid, et Rache, vengeance. C’est clair, c’est ce que Mozart veut dire, il ne veut pas au contraire montrer la haine. Durant les réunions préparatoires, j’avais dit à Martin Kusej : «Je peux te suivre jusqu’à un certain point, mais pas dans cette interprétation finale.» En plus, on ne sait pas vraiment si le pacha [une figure du pardon pour Mozart, ndlr], est d’accord ou pas avec ce que vient de faire Osmin.
Tout est dans les forte. Photo Gallica. BNF
Et alors ?
En réunion, Kusej disait qu’il changerait des choses pour la première.
Vous n’avez pas l’impression d’avoir été instrumentalisé ?
Complètement. Kusej est un personnage intéressant, et sur l’Enlèvement… son travail comporte des points de force, comme l’enfermement dans le désert, mais il n’a absolument pas respecté les solutions communes. Il n’a pas beaucoup de considération pour ses collaborateurs. Il appréciait par exemple mon travail au premier degré sur la direction, mais refusait que je donne mon interprétation de l’œuvre. Alors que, de mon côté, je refuse que la mise en scène s’arroge le monopole du sens. Le manque de considération de la partie musicale est un des symptômes inquiétants de l’opéra d’aujourd’hui, hérité du «Regietheater» [liberté de transposition accordée à la mise en scène, ndlr]. En France, les metteurs en scène sont tout de même plus respectueux de la musique.
Comment faites-vous ensuite pour tenir six dates avec ce hiatus artistique ?
C’est difficile, il faut porter un spectacle avec une mise en scène sur laquelle vous êtes en désaccord. Alors que le metteur en scène, lui, est absent. Ensuite nous l’avons tourné en version demi-scénique, en Allemagne notamment. Et nous le jouons lundi prochain au Théâtre des Champs-Elysées.
L’Enlèvement au sérail de Wolfgang Amadeus Mozart, en version concert au Théâtre des Champs-Elysées le 21 septembre.
Opéra de Paris: l’Académie des 9 musiciens
Jeudi 10 septembre, dans son bureau en demi-cercle de l’Opéra Bastille à la vue imprenable, Stéphane Lissner, son directeur, organisait une conférence de presse pour lancer l’Académie de l’Opéra de Paris. Du moins son extension, car le principe existe déjà, avec l’Atelier lyrique, mais n’était jusque-là cantonné qu’au chant.
Une Académie, pourquoi faire ?
«La transmission est une mission de service public», explique Stéphane Lissner. Le but du projet est d’accompagner des artistes sur le chemin de la professionnalisation. La formation est reconnue par l’Afdas (Assurance formation des activités du spectacle) et les élèves bénéficient d’un contrat rémunéré. Lissner n’en est pas à son coup d’essai : il a déjà monté de telles structures pour le festival d’Aix-en-Provence et à la Scala de Milan. L’Académie coûtera 3,5 millions d’euros, financée pour l’instant à hauteur de 2 millions par le mécénat. Philippe Jordan, le directeur de la musique, regard clair et arcades sombres, en vieilles baskets, passé en coup de vent dans le bureau avant des répètes à la Philharmonie – il y présente le 16 un programme Mahler-Schönberg (le musicien phare de la programmation 2015-2016) –, explique : «Nous avions l’idée depuis cinq ans avec les musiciens de monter une académie. Et, évidemment, Stéphane Lissner en a fait un projet plus vaste.»
Quels champs couvrira-t-elle ?
Plus vaste. Cela signifie qu’à l’Atelier lyrique seront adjointes des formations pour musiciens, chorégraphes et metteurs en scène, qui aboutiront ensuite à un travail sur des productions. La sélection, drastique, privilégie les profils déjà mûrs : l’Académie pouvait accueillir 12 musiciens, au terme de plus de 350 auditions, elle n’en a sélectionné que 9. Il y aura donc pour cette première année 11 chanteurs, 4 chefs de chant, 1 metteur en scène, 9 musiciens et 4 chorégraphes qui, pour l’instant, ont été recrutés parmi les danseurs du ballet de l’Opéra, mais dont la filière de sélection s’ouvrira à l’extérieur la saison prochaine. Tout cela avant d’élargir encore l’éventail pédagogique de l’Académie, les saisons suivantes, aux métiers d’art – la perruquerie a été prise en exemple.
Quelles retombées pour l’Opéra ?
Cette Académie produira des musiciens qui interviendront dans l’orchestre, comme des musiciens supplémentaires. Par exemple, l’opéra pour enfants Vol retour, de la compositrice Joanna Lee, mis en scène par la Britannique Katie Mitchell, verra en décembre les musiciens en résidence à l’Académie intégrés à l’orchestre et sera interprété par des chanteurs de l’Atelier lyrique – tout comme Orfeo de Monteverdi en mai 2016. Cette initiative s’inscrit aussi dans des démarches destinées aux jeunes, existantes ou sur le point d’être mises sur pied, comme Dix Mois d’école et d’opéra, les Petits Violons ou la sensibilisation à la musique des élèves décrocheurs de Sarcelles.
BNF : «Chaque partition a une histoire»
C’était la grande nouvelle de la semaine dernière : la découverte des partitions du Chant funèbre, œuvre de Stravinsky d’une douzaine de minutes composée en 1908 à la mémoire de Rimsky-Korsakov, dont Stravinsky avait été l’élève, puis considérée comme disparue, y compris par son auteur, peut-être détruite, et retrouvée par hasard par une bibliothécaire, Natalia Braguinskaïa, lors d’un déménagement au conservatoire de Saint-Pétersbourg.
Une histoire qui tient du conte de fées. «Oui, mais encore faut-il une fée, explique Elizabeth Giuliani, directrice du département musique de la Bibliothèque nationale de France, que nous avons interrogée pour l’occasion. On peut retrouver dans les archives des écoles, des conservatoires ou encore des orchestres, les partitions des jeunes années. Mais il faut savoir reconnaître l’écriture et l’évolution du compositeur. Il faut une fée.» Continuons avec Elizabeth Giuliani sur le fonds de la BNF et ses trésors, passés ou à venir.
Combien avez-vous de partitions ?
Plus de 2 millions. Dont 80 000 manuscrites, et 30 000 manuscrites autographes, c’est-à-dire écrites de la main de l’artiste. C’est l’un des fonds les plus riches avec ceux de Munich, Berlin et Londres.
Pour combien de titres ?
Il n’y a pas de doublons concernant les manuscrits : tous ont des différences. Jusqu’au début du XIXe siècle, par exemple, les amateurs s’adressaient à des copistes professionnels pour des transpositions, des simplifications, des adaptations… chacune a sa particularité.
Le répertoire français est-il plus important dans votre collection ?
Il est important, mais il ne se résume pas à cela. Nous avons une collection autographe de Beethoven – il y a beaucoup d’études, mais nous avons par exemple la sonate Appassionata, qui nous a été donnée par une pianiste au XIXe –, ou encore de Schumann. Nous avons la partition autographe de Don Giovanni, qui avait été achetée par la cantatrice Pauline Vierdot au gendre de l’éditeur Johann André, qui l’avait lui-même achetée à Constance Mozart à la mort de ce dernier. Pauline Vierdot en avait fait don au Conservatoire, dont nous avons récupéré le fonds en 1935. Chaque partition a une histoire. Une partie de ces partitions a été numérisée et est disponible sur le site Gallica.
La partition autographe de Don Giovanni. Photo Gallica. BNF
Combien de partitions faites-vous rentrer par an ?
Entre 1 000 et 1 200 par le dépôt légal. Environ 500, selon le budget, par l’achat d’éditions musicales étrangères. Et assez peu, une dizaine, d’acquisitions patrimoniales. Lorsque cela dépasse un certain montant [de l’ordre de plusieurs dizaines de milliers d’euros, ndlr], il faut l’aval du directeur de collection, mais aussi l’autorisation de la BNF et de son président, après consultation d’une commission des acquisitions exceptionnelles. Il y a aussi la possibilité de passer par le ministère de la Culture, dans le cadre d’un classement «trésor national», c’est-à-dire une œuvre, même étrangère, qui porte sur un point de la culture française. Ces temps-ci, par exemple, nous faisons une recherche de mécénat pour l’acquisition d’une réduction piano-voix des Troyens de Berlioz.
Nous avons aussi beaucoup de dons, des compositeurs ou des ayants droit. Le but étant qu’ainsi les documents restent disponibles pour les chercheurs.
Qui consulte ces partitions ?
Des musicologues, des chercheurs, mais aussi des interprètes. Notamment avec la redécouverte du baroque, dans un souci de reconstitution des interprétations, il y a eu toute une vague. Encore aujourd’hui par exemple, Sébastien Daucé est venu se documenter pour son Ballet royal de la nuit. Et puis il y a les grands amateurs, qui cherchent souvent des versions différentes des œuvres, des réductions.
Vous trouvez-vous souvent face à des faux ?
Oui, il y a des faux, mais il y a longtemps qu’on n’en a pas vus. Nous avons beaucoup de critères, les faux sont rares. Le marché des partitions est moins important que celui des textes littéraires.
Avez-vous eu une bonne surprise à la façon de la redécouverte de Stravinsky ?
Oui, mais plus modeste et plus récente. Par exemple, nous accueillons les archives Messiaen-Loriod, et nous y avons trouvé une partition autographe de Pierre Boulez, annotée de sa main et de celle d’Yvonne Loriod. Dans les archives du conservatoire, parmi les copies d’examen, nous avons aussi trouvé une partition autographe d’une cantate de Bizet composé pour le prix de Rome, David. Et qui a été jouée en 2009. A propos de Bizet, d’ailleurs, il existe une partition réputée perdue, celle des Pêcheurs de perles.
Le disque : les quatuors 1 et 3 de Brahms par le Quatuor Artemis
A la question bête : dans le corps de quel compositeur mort aimeriez-vous être réincarné ? le chef Jérémie Rhorer a lâché : «Brahms.» Vie compliquée. «Oui, mais quelle inventivité !» On pourra une nouvelle fois s’en rendre compte, au large des œuvres symphoniques, en se penchant sur sa musique de chambre, et par exemple ces 1er et 3e quatuors du Hambourgeois enregistrés par le Quatuor Artemis, et qui sortent le 18 septembre chez Erato.
Quatuor Artemis (gauche à droite) : Eckart Runge, Gregor Sigl, Vineta Sareika et Friedemann Weigle. (Photo DR)
«Ce n’est pas difficile de composer, ce qui est incroyablement difficile, c’est de faire tomber sous la table toutes les notes inutiles», écrivait Brahms au dédicataire du quatuor numéro 1, écrit sur une période de huit ans, et décrit comme accouché «au forceps». Schumann, vingt ans avant la publication de cette première œuvre, parlait déjà de quatuor à cordes écrits par Brahms, et l’on évoque une vingtaine de partitions détruites par Brahms (et ne cherchez pas, il n’y a aucune partition autographe de Brahms disponible sur Gallica).
L’enregistrement boisé et brillant, équilibré et à bonne distance, voit les instrumentistes d’Artemis se répartir les pans et laisser libre le centre de l’écoute où résonnent parfois les pizzi de la contrebasse et où débordent des coulées impromptues de descentes à l’unisson. L’ensemble dégouline et frappe d’un même allant, «progressiste dans un domaine [de la musique de chambre] alors en friche», écrivait Arnold Schönberg. Inventif, donc. Et on n’ose pas imaginer ce qu’il y a «sous la table».
Brahms, String Quartets Numéro 1 & 3, Artemis Quartet (Erato). Sortie le 18.
Le Quatuor Artemis sera en concert le 30 septembre à Anvers (De Singel).
Coda bonus : la fosse du TCE
En 1928, Strawinsky s’écriwait awec un w. (Photo DR)
En 2010, des travaux ont été réalisés dans la fosse d’orchestre du Théâtre des Champs-Elysées. Pourquoi ?
1. Parce qu’elle avait disparu. Dans un souci de rentabilité, les directeurs successifs avaient d’année en année rogné l’espace de la fosse et rajouté des premiers rangs aux premiers rangs. La supercherie a été découverte quand il n’est plus resté, en 2009, que la place du chef d’orchestre entre les chanteurs et les spectateurs.
2. Parce qu’elle n’avait jamais existé. Le Théâtre des Champs-Elysées est la seule institution du monde qui éparpille ses musiciens dans la salle selon un système de spatialisation mis en place en 1913 par Stravinsky avant la présentation du Sacre du printemps : l’immanophonie.
3. Parce qu’il n’y avait pas d’eau. Or, la Convention internationale des musiciens de scène signée en mars 1936 oblige les salles de spectacle à fournir de l’eau courante à l’orchestre pendant les représentations, notamment pour prévenir les départs d’incendie.
4. Parce qu’elle était rongée. En l’espace de cent ans, la fosse était progressivement passée de 100 à 60 musiciens, l’espace s’étant transformé en volume de stockage, notamment pour un système hydraulique encombrant empilant des cadres métalliques sous la scène.
Réponse : 4 (toutes les autres sont fausses, évidemment). Elle peut donc à nouveau accueillir 92 musiciens, comme lors de la création du Sacre du printemps le 29 mai 1913.
Guillaume Tion