Le nouveau roman de Boualem Sansal s’intitule «2084». Il a tout pour provoquer une nouvelle éruption épistolaire. Il dépeint un lugubre empire théocratique futur, l’Abistan, soumis à un dieu cruel qui s’appelle Yölah. Un territoire clos né d’une «Grande Guerre sainte» où «rien ne différencie un village d’un cimetière». Où des «commissaires de la foi» surveillent la population et combattent «la Grande Mécréance». L’islam est à peine déguisé. Chaque année, l’Abistan se fige lors d’une «semaine sacrée de l’Abstinence absolue», et les croyants doivent à Yölah neuf prières par jour. On suit un fonctionnaire nommé Ati, dont la foi vacille et qui découvre un «ghetto» sous-terrain peuplé de gens qui ne croient pas en Yölah.
En tant que fable, « 2084 » souffre d’un didactisme qui rend le récit abstrait, et empêche de s’intéresser au sort des personnages. Le texte est en revanche porté par une joie du sacrilège : Sansal éprouve un plaisir manifeste à parodier le dogme musulman et les mécanismes qui transforment la foi en instrument de domination politique. La référence au «1984» d’Orwell n’est pas là pour rien: elle rattache l’islamisme à la grande famille des totalitarismes. «La dangerosité de l’islamisme est très sous-estimée, dit-il.
Le monde islamiste est jeune, bouillonnant, agressif, tandis que l’autre est amorphe et vieillissant. Nous avons construit des outils pour dénoncer le soviétisme et le nazisme. Mais on peine à analyser ce phénomène-là, alors qu’il n’est pas si différent.»
Les premiers lecteurs de « 2084 » ont tout de suite pensé que l’Abistan désignait Daech. C’est aussi une parabole sur l’Algérie contemporaine. Les meilleures pages sont celles qui font l’anthropologie de l’Abistan. Sansal s’amuse à raconter son histoire et décrire ses structures symboliques, linguistiques, sociales.
On y retrouve les motifs récurrents de son oeuvre: sa colère contre une langue arabe surchargée de piété, «chant sidéral et envoûtant» qui ne laisse pas d’autre choix que la soumission à Dieu; contre la falsification de l’histoire algérienne, son arabisation forcée, l’effacement de son origine berbère et de son héritage français; contre le culte du martyr omniprésent dans l’islam; contre un pouvoir religieux qui a transformé des pays entiers en enclaves moribondes, où rien ne peut se passer parce que tout est interdit.
“Ma vie a été ravagée par les islamistes”
Sansal s’est installé à Boumerdès en 1972, jeune ingénieur sortant de l’Ecole polytechnique d’Alger. C’était une ville universitaire, dévolue au savoir et à la science, qui comptait une quinzaine d’instituts de recherche. Une centaine de nationalités étaient représentées. Les centres fonctionnaient en partenariat avec des universités françaises, américaines, canadiennes, russes. L’Algérie finançait ce coûteux système grâce à sa rente pétrolière. Quand le prix du baril a chuté, lors du contre-choc pétrolier de 1986, le pays a rompu ses onéreuses relations avec l’Occident, et Boumerdès s’est vidé.
« L’Etat a mené une politique d’algérianisation à la va-vite, raconte Sansal.
Pour remplacer les enseignants, il a fait venir n’importe qui du Liban, d’Irak, de Syrie. Ces pays en ont profité pour se débarrasser de leurs islamistes, qui sont tous arrivés en même temps, avec de faux diplômes. Ça a cassé le niveau scientifique et culturel, d’autant que ça a coïncidé avec la politique d’arabisation. En trois mois, on est passé du tout-français au tout-arabe. Mais nous le parlions très mal, alors qu’eux le maîtrisaient parfaitement.
On s’est retrouvés tout petits, humiliés, dans une situation de dyslexie mentale. S’est installé un culte de la pureté : nous devions être des Arabes purs, la religion devait être pure. Nous devions avoir honte d’avoir été communistes, colonisés, d’avoir parlé des langues de mécréants.»
En juin 1972, Sansal avait passé quinze jours à Prague, lors d’un programme d’échanges interuniversitaires. Il avait rencontré Anicka, une étudiante tchèque en anthropologie. En 1974, ils se mariaient à Boumerdès. En 1976 naissait leur fille, Nanny.
Quelques années plus tard, Sansal va la chercher à l’école, et ne la voit nulle part. Il finit par la trouver au bras d’un imam : un programme d’islamisation a été institué pour les enfants nés de couples mixtes, donc de mères chrétiennes. (La plupart des épouses étrangères ont dû se convertir, dans ces années-là.) Paniqué, il envoie les siens à Prague, où il multiplie les allers-retours. Son mariage n’y survit pas. Dans la préface du «Quarto» qui réunit ses romans, Sansal dit:
Ma vie personnelle et celle de ma famille ont vraiment été ravagées par les islamistes.»
Sansal, qui n’a jamais cru en Dieu, décrit l’islamisation de l’Algérie comme un épidémiologiste parlerait d’un raz de marée viral.
L’environnement verdit à notre insu. Tu retrouves un ami au café et, l’air contrit, il refuse de boire une bière. Il te dit : “Je fais la prière, maintenant.” Au début, tu t’en amuses. Puis un autre fait pareil, puis encore un autre.»
Au début des années 1980, il n’y avait qu’une mosquée à Boumerdès, une ancienne bâtisse de style ottoman, qui pouvait accueillir plus d’un millier de personnes. On en trouve aujourd’hui plus d’une dizaine.
Elles sont gigantesques, suréquipées, alors que la ville se délabre. Et ça ne suffit pas. Le vendredi, les rues sont bondées. La circulation est figée. Ces gens qui s’entassent pour prier, je les reconnais : ce sont des ingénieurs, des médecins, des étudiants.»
(©Ferhat Bouda – Agence VU)
“Alors parle et meurs”
Dans les années 1990, Boualem Sansal intègre le ministère du Commerce, puis celui de l’Industrie, en tant que «directeur général de l’industrie et de la restructuration». Pendant ce temps, la guerre entre l’armée et les islamistes ensanglante le pays. Des femmes enceintes sont éventrées vivantes, des jeunes filles kidnappées, des enfants coupés en morceaux:
En 1996, Alger se trouvait presque dans la situation de Kobané. Les islamistes étaient à quelques kilomètres au sud. Chaque jour, on se disait que la ville allait tomber le surlendemain.»
Des intellectuels, des artistes, des journalistes sont assassinés par centaines, comme l’écrivain Tahar Djaout, qui prend une balle dans la tête alors qu’il démarre sa voiture devant son domicile, dans la banlieue algéroise. Djaout avait ce mot que Sansal répète souvent:
Si tu parles, tu meurs; si tu ne parles pas, tu meurs. Alors parle et meurs.»
Aujourd’hui, il se rappelle cette guerre civile comme une «intense humiliation» :
Nous étions fiers de nous, d’avoir fait des études, d’occuper des fonctions importantes, et on s’est retrouvés réduits au silence par des petits caïds islamistes de 17 ans.»
Fin lecteur, Sansal n’avait jamais pensé devenir écrivain. Mais, en ces temps de guerre, il se met à son ordinateur et écrit, entre le journal intime et l’exercice de gymnastique intellectuelle. Mois après mois, le texte grossit. Lorsqu’il atteint les 300 pages, Sansal décide d’arranger cette masse «tout à fait illisible». En décembre 1998, il envoie «le Serment des Barbares» à Gallimard, seul éditeur dont il a l’adresse.
Pendant qu’il devient écrivain, la guerre se termine, et personne ne sait qui l’a gagnée. En 1999, Boumerdès devient un fief du Groupe salafiste pour la Prédication et le Combat. Les islamistes amnistiés pactisent avec le pouvoir, et obtiennent des ministères. A l’Industrie, Sansal se retrouve sous les ordres d’un ancien maquisard nommé El Hachemi Djaâboub. Leurs rapports sont difficiles. Djaâboub parle arabe, dans un ministère très francophone. (Les hauts fonctionnaires parlant français sont surnommés les «chrétiens», ou les «infidèles».) Les prises de bec sont quotidiennes. «Le problème avec les islamistes, dit Sansal, c’est qu’ils ne sont pas là pour travailler.
Djaâboub avait un énorme bureau, où il passait ses journées à zapper devant la télévision. Je l’ai moi-même surpris, absorbé devant des dessins animés stupides.»
Le succès littéraire pousse alors Sansal à prendre la parole. En France, en Allemagne, les journalistes prennent l’habitude de l’appeler. Il a la formule facile, n’a peur d’aucun gros mot. Il n’est pas un stratège qui épargne les ennemis de ses ennemis. Il s’en prend à tout le monde, indistinctement: à Bouteflika, aux religieux, aux intellectuels qui ont capitulé, à la société algérienne. En 2003, sur ordre de Bouteflika, il est démis de ses fonctions.
“Je suis allé à Jérusalem…”
Il est, depuis, dans une situation étrange. Il vit reclus avec sa femme (il s’est remarié). Il n’est pas persécuté par le pouvoir. On le laisse voyager. Il est invité partout. Il a une liberté de parole presque totale. Il n’est pas le seul. En Algérie, la presse francophone est assez virulente. Les «dissidents» sont nombreux. Le régime est une drôle d’entité politique, une dictature à faux nez, mouvante et lunatique, tantôt débonnaire, tantôt intraitable. Les livres de Sansal, là-bas, circulent de manière erratique. Certains sont censurés. Les autres, il faut les trouver. Ses lecteurs se les passent sous le manteau.
Sansal est souvent invité par des groupuscules d’admirateurs, pour des lectures et des conférences informelles en appartement. Le jour où on lui parle, il vient de recevoir l’e-mail d’un journaliste local de Tizi Ouzou, qui lui écrit : «J’ai appris que votre nouveau roman sortait. Venez nous en parler. Nous serons une vingtaine. Il y aura du vin.»
Bien sûr, dit Sansal, tous ces lieux sont infiltrés par la police. Le pouvoir laisse faire, tant qu’il n’y a pas de trop gros débordements, pour que les gens décompressent.»
Sansal décrit sa ville comme gangrenée par les moukhabarat, les informateurs.
Ils recrutent partout : une femme de ménage, un gamin qui vend des clopes. Ils tournent autour de moi, bien sûr. Ils tournent autour de tout le monde. Ils doivent me soupçonner d’intriguer avec le Mossad ou les Français. Le téléphone est écouté, le courrier lu. Ils doivent bien s’ennuyer, mais ils continuent.»
Lui aussi s’ennuie beaucoup.
A Boumerdès, il n’y a aucun loisir. Les cinémas ont fermé. Les bars aussi. Les gens boivent en cachette, dans leur voiture ou des clairières. On trouve un peu partout des cimetières de canettes. Il y a deux mondes, comme en Iran : une façade arabo-islamique triste, et une vie clandestine.»
Si le pouvoir le laisse tranquille, les ennuis viennent de la population. En 2012, Sansal est invité au Salon du Livre de Jérusalem. Il prend un avion pour Tel- Aviv, ce que personne en Algérie ne lui a pardonné. La presse se déchaîne contre ce «traître» vendu au «lobby sioniste». Revenant d’Israël, il répond à la foule en colère avec une tribune : «Je suis allé à Jérusalem… et j’en suis revenu riche et heureux» – titre qui illustre bien son espièglerie presque kamikaze. Puis il se rend à un dîner du Crif, ce qui fait hurler, dans un pays rongé par l’antisémitisme.
Son épouse Naziha, qui enseigne les mathématiques dans un lycée de Boumerdès, se fait alors traiter de «sale juive» par ses élèves. Les parents réclament sa tête, parce qu’ils craignent qu’elle «contamine» les enfants avec son «judaïsme». Elle a dû démissionner. Naziha Sansal vient d’une famille pieuse et traditionnelle. «Elle vit assez mal cette situation, dit son époux.
En général, je ne lui dis pas de quoi mes livres vont parler. Elle lit la presse arabophone, qui m’est très hostile et tient un discours lourd, fort, religieux, plein d’imprécations. Ce sont pour moi des malades mentaux, mais ils sont lus par beaucoup de monde.»
Même la presse « dissidente » en a après lui. «Il a eu des prises de position qui lui ont valu l’hostilité des laïques, des gens de son propre camp, dit Abdou Semmar, directeur du site Algérie-Focus.
Son voyage en Israël a beaucoup choqué. Ses positions flirtent avec celles des lobbies intellectuels français. Il est édité là-bas, il y passe du temps: un mécanisme le pousse à regarder l’Algérie avec des yeux français. On a l’impression que ça lui fait perdre sa lucidité. Son tableau est plus noir que noir. Le camp islamo-conservateur est fort, mais il existe des niches de résistance. Les policières n’ont pas le droit de porter le voile, par exemple. Ces mécanismes, Sansal n’en parle jamais. Il est dans une logique de sinistrose.»
Les intellectuels et universitaires algériens s’en prennent fréquemment à ses ouvrages. «Gouverner au nom d’Allah», pamphlet anti-islamiste paru en 2013, ou «le Village de l’Allemand» lui ont valu d’être qualifié de penseur grossier et d’islamophobe pathologique. Chez nous, il est traité en héros par une presse de droite hostile à l’islam, ce qui ne l’émeut pas. Fait-il une différence entre l’islamisation despotique des pays arabes et la place de l’islam en France, où les musulmans sont minoritaires et où la question relève de la liberté de culte?
Les débats que vous avez sont à la virgule près ceux que nous avons eus il y a trente ans. Nous avions voté une loi en 1993 sur l’interdiction de la tenue islamique, et pas seulement du voile, dans l’espace public. Nous discutions, comme vous : peut-on interdire? Les ennemis de la démocratie ont-ils le droit de s’exprimer? L’islam est-il un ennemi de la démocratie? Il y avait des pour, des contre. On disait que les religieux étaient des exclus, qu’il fallait les comprendre. Et puis, un jour, c’était trop tard. C’était la guerre, les clivages étaient irréparables. Ça a détruit une société. Il faut toujours couper le sifflet aux radicaux, quels qu’ils soient.»
David Caviglioli
2084, Gallimard, 274 p., 19,50 euros.
Romans 1999-2011, Gallimard,
coll. «Quarto», 1248 p., 29 euros.
Bio express
Né en 1949, Boualem Sansal est notamment l’auteur du «Serment des barbares» (1999), du «Village de l’Allemand» (2008) et «Rue Darwin» (2011). Il a reçu le prestigieux prix de la paix des libraires allemands en 2011. Son nouveau roman, «2084», figure actuellement sur la liste du Goncourt 2015.
Paru dans « L’Obs » du 10 septembre 2015.