Comme sur Facebook, le booxuper crée un profil sur lequel il peut afficher les livres de son choix et constituer sa propre bibliothèque. L’application utilise aussi un procédé de géolocalisation qui permet de réunir les utilisateurs selon l’endroit où ils se trouvent au moment où ils se connectent. Et ça marche. Lancée en mars dernier, Booxup compte déjà 10.000 utilisateurs et quelque 30.000 livres.
Nichés sous les toits du mythique hôtel La Louisiane, au coeur de Saint-Germain-des-Prés, ses créateurs, David Mennesson et Robin Sappe, ont un objectif: «devenir la plus grande bibliothèque du monde». Ils n’y sont pas encore, mais y travaillent à plein temps. «Je n’ai jamais vu les personnes à qui je prêtais mes livres», raconte Thomas, un booxuper installé à Antibes.
Un jour, une jeune fille installée dans un foyer à 200 mètres de chez lui envoie un message: elle souhaite lui emprunter son livre sur la filmographie de Tim Burton. «C’était un sacré périple pour le lui remettre, se souvient-il: nos horaires ne correspondaient jamais. Mais elle avait l’air tellement intéressée par ce réalisateur que je me suis donné un peu de mal.» Après de nombreux messages envoyés par l’application, il finit par déposer le livre à l’accueil du foyer, accompagné d’un message personnel. «J’espère qu’elle s’est éclatée», dit Thomas. Il n’a pas cherché à récupérer son livre : «Je n’en ai pas besoin.» Il n’en a jamais emprunté non plus. Comme si le seul but de son adhésion à Booxup était, juste une fois, de faire plaisir à quelqu’un.
Certains n’ont pas attendu 2015 pour mettre en place un réseau de lecteurs autour de chez eux. Sylvie, parisienne et dévoreuse de romans, avait déjà pris l’habitude d’échanger ses livres avec le voisinage. Pourtant, en avril dernier, un accident au marathon de Paris la cloue deux mois au fond de son lit. Un ami lui conseille alors l’application. «Ma première expérience “booxupienne” fut assez forte d’un point de vue littéraire», raconte-t-elle. A son chevet, un aimable booxuper lui apporte «Je vous écris dans le noir», de Jean-Luc Seigle. Elle a «adoré ce livre». Il n’y aura pourtant que deux prêts en tout et pour tout, pendant la période de sa convalescence.
Ce qu’elle préfère, quand elle a l’usage de ses jambes, c’est se rendre dans la librairie parisienne Le Divan, sa préférée. C’est d’ailleurs la question que pose cette application, comme tout ce qui fonctionne à partir d’une économie de partage: Booxup pourrait-il, en se développant, nuire à l’économie du livre?
Échangisme littéraire
Charlotte l’assume complètement : pour elle, l’application est «une bonne alternative à Amazon». Mais c’est aussi à ses yeux une occasion formidable de «redonner vie aux vieux bouquins» ronflant depuis des années sur son étagère. Finie, l’ère de la bibliothèque individuelle qui ne profite qu’à trois lecteurs en un siècle? «C’est chaque fois une expérience très joyeuse», dit-elle. Livre à la main, elle a rejoint sur la butte Montmartre un booxuper souhaitant lui emprunter son roman préféré, «Inconnu à cette adresse», de Kathrine Kressmann Taylor. Malgré les appréhensions, la discussion fut «sympathique et courtoise», dit-elle en riant, ne remarquant même pas l’écho romantique de la situation avec le titre du roman.
Pourtant, si ses créateurs n’insistent pas sur l’aspect poétique de Booxup, l’application réunit tout de même tous les ingrédients pour une rencontre digne d’un récit à l’eau de rose. Là où tous les sites de rencontres de type Tinder imposent le modèle américain du date, impersonnel et sans surprise, Booxup préserve une part de mystère typiquement français où l’autre, l’inconnu, au bout de votre rue, ignore si votre démarche est galante ou purement littéraire. D’ailleurs, vous-même n’êtes pas obligé de le savoir. Comme dans une bibliothèque municipale, on peut être venu lire un livre et croiser par hasard un regard.
Ce détournement d’utilisation n’est pas ce que David Mennesson souhaite mettre en avant. Mais il avoue avoir reçu les avances d’une jeune femme qui lui avait emprunté son «On/Off», d’Ollivier Pourriol. Il a aussi appris qu’une booxupeuse aurait entretenu une conversation pendant quelques jours avec un homme, avant de réaliser que son interlocuteur était… son père.
Ce mois-ci, les booxupers pourront découvrir une nouvelle version de l’application, embellie et optimisée. De quoi espérer un élargissement considérable de leur nouvelle communauté, mais aussi s’attirer des problèmes: l’application fait depuis peu l’objet d’une enquête préventive de la part de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes, qui surveille de près toutes les start-up risquant, à l’instar d’Uber ou Airbnb, de mettre à mal le système de vente traditionnel.
Manifestement, la nouvelle économie de partage, qui s’introduit doucement mais sûrement dans notre mode de vie, séduit presque autant les lecteurs qu’elle préoccupe les vendeurs. Pourtant, quoi de plus naturel qu’emprunter un livre ?
Pia Duvigneau
Article paru dans « L’Obs » du 1er octobre 2015.