Les prix Nobel se suivent et ne se ressemblent pas tant que ça. On imagine assez mal Patrick Modiano utilisant Twitter pour annoncer, lui-même, que l’Académie de Stockholm est sur le point de lui attribuer le Saint Graal des écrivains.
C’est pourtant ce que vient de faire quelqu’un se présentant comme la Biélorusse Svetlana Alexievitch, deux petites heures avant la proclamation officielle:
L’Académie suédoise m’a décerné le Prix Nobel de Littérature 2015. J’ai reçu à l’instant un appel de Suède. Je suis heureuse, très heureuse! Merci.
Il s’agissait d’un canular, revendiqué un peu plus tard par un journaliste italien.
De la part des jurés du Nobel, cependant, pas question de canular. Leur choix est clairement une manière de renouer avec une vieille tradition: celle qui consiste, à la frontière de la littérature et de la politique, à couronner un écrivain engagé, et donc par la bande les valeurs qu’il défend.
Le haïku avec lequel ils ont très officiellement justifié leur décision est d’ailleurs assez éloquent comme ça. S’ils ont couronné Svetlana Alexievitch, c’est
pour son oeuvre polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage à notre époque.
En l’occurrence, Svetlana Alexievitch n’est pas n’importe qui. Surtout dans le climat de néo-guerre froide entretenu par le nationalisme d’un certain Vladimir Poutine. Née en Ukraine en 1948, journaliste et écrivain, cette grande dame a en effet consacré l’essentiel de son oeuvre à restituer la mémoire du monde soviétique. Cinq de ses livres ont ainsi eu un succès considérable dans son pays, parmi lesquels «les Cercueils de zinc» (sur la guerre d’Afghanistan), «Ensorcelés par la mort» (sur les suicides qui ont suivi la chute de l’URSS) et «la Supplication» (sur Tchernobyl).
En 2013, enfin, elle avait publié une somme, «la Fin de l’homme rouge, ou le temps du désenchantement», qui lui avait valu de décrocher en France le prix Médicis essai (traduit du russe par Sophie Benech, chez Actes Sud). Le grand entretien qu’elle avait alors accordé à notre camarade Vincent Jauvert sur l’Homo Poutinus est plus que jamais d’actualité. Il est à (re)lire ici, sans attendre.
G.L.
Post-scriptum. Sauf erreur, le Nobel n’avait pas récompensé d’écrivain russophone depuis Soljenitsyne en 1970 (avant ça il y avait Boris Pasternak, en 1958). Par ailleurs, Svetlana Alexievitch est la quatorzième femme à remporter le Nobel depuis sa création en 1901.