Des hommes en costume la regardent de loin, ou en biais, lui sourient parfois pendant qu’elle parle avec ses larmes. Erika Nguyen Van Vai, hôtesse au sol chez Air France, se souvient de ce face-à-face avec des responsables silencieux alors qu’elle leur demandait si ses 1 800 euros de salaire mensuel allaient ruiner la compagnie aérienne : «Je me suis sentie humiliée par leur attitude.»
Le 5 octobre, cette femme de 33 ans pénètre, en compagnie d’autres salariés en colère, dans la salle où doit se dérouler le comité central d’entreprise (CCE) d’Air France. La direction doit y détailler le plan de restructuration, notamment les suppressions de poste. Elle est filmée par une collègue et la vidéo sera ensuite postée sur les réseaux sociaux. Erika Nguyen Van Vai deviendra le porte-voix de la colère des salariés d’Air France, l’illustration d’une «violence sociale» dénoncée par les syndicats et qui, selon eux, est à l’origine de l’agression subie la même matinée par les deux cadres dirigeants de la compagnie.
«Mon premier acte de militantisme»
La jeune femme était invitée à l’assemblée par Daniel Goldberg, député PS frondeur, avec deux autres agents d’Air France, délégués CGT. L’élu souhaitait les entendre sur le climat social qui règne au sein de l’entreprise et qui, de la bouche de nombreux responsables syndicaux, est calamiteux. Elle est réservée, sa voix est douce. Ce lundi 5 octobre, elle avait surtout prévu de venir au rassemblement organisé par une large intersyndicale. Elle-même est syndiquée CGT, mais n’est pas «engagée». «C’était la première fois que je participais à un mouvement de grève, mon premier acte de militantisme. Tout se passait dans une ambiance bon enfant, on faisait des selfies !»
Mais le vendredi précédent, devant son poste de télévision, elle entend qu’il y aura autour de 3 000 emplois supprimés, dont la majorité parmi le personnel au sol. L’exaspération monte. Le lundi, dans la salle du CCE, avant que la caméra ne tourne, elle «salue les gens qui sont présents» et leur demande des précisions. «Comment ça va se passer, comment ça va se décider ? Le célibataire qui n’a pas d’enfants, pas de crédit, sera-t-il touché en premier ? Moi, je suis mère de famille, j’ai un crédit, je vais être sauvée ? On est complètement dans l’ignorance.» Elle dénonce aujourd’hui l’attitude «complètement détachée» des cadres qui lui font face. «Voir des personnes qui vous prennent avec légèreté, alors que moi j’ai le sentiment qu’on parle de mon destin… J’ai pas su contrôler mes émotions.» Elle explose. La caméra tourne et enregistre sa colère : «Cela fait quatre ans que nos salaires n’ont pas évolué, quatre ans qu’on travaille pour rien, dit-elle dans cette salle, la voix tremblante. Nous, on les a faits, les efforts, quatre ans sans rien. Et c’est nous qui trinquons ?»
«Moments de vérité»
Ce lundi, elle s’explique encore. «Tous ces efforts que l’on nous a demandés pendant quatre ans, toute cette pression qu’on a subie… On nous demande d’être efficaces, d’être positifs, d’être polyvalents parce que des services ont fermé. Mais quand on vous surcharge et qu’on vous explique que ça va continuer dans ce sens, ben… vous vous demandez comment vous allez y arriver.» La salle, remplie de journalistes, écoute. Christian Paul, député socialiste frondeur, avoue que «des moments de vérité comme celui-là, on n’en a pas tout le temps à l’Assemblée».
Le film dure presque quatre minutes. Erika Nguyen Van Vai dit qu’elle a ensuite parlé avec celui-là même qui, dans la vidéo, disait ne pas être habilité à lui répondre. «On nous a baladés avec des chiffres en nous disant comment ça s’était passé chez Emirates ou Alitalia.»
L’employée ne souhaitait pas que cette vidéo soit diffusée. «Je n’avais pas envie de m’exposer, je ne savais même pas que j’étais filmée. J’ai une famille, je ne voulais pas que cela prenne de l’ampleur.» Et puis il y a eu l’autre film, celui de l’agression, lorsque le DRH, Xavier Broseta, est physiquement pris à partie et se fait arracher sa chemise. Le film fait le tour des JT, en France et à l’étranger. Les responsables de l’agression sont qualifiés de «voyous» par Manuel Valls, un terme très mal accueilli par les trois employés présents, qu’ils prennent comme une attaque contre eux et l’ensemble du personnel. Le délégué CGT Youssef Sifi rappelle les contraintes auxquelles sont soumis les employés travaillant dans les aéroports, et qui s’appliquent notamment aux personnes interpellées lundi. «Tous les trois ans, les salariés de chaque aéroport sont soumis à une autorisation préfectorale pour pouvoir travailler sur les pistes. Le badge ne m’est délivré que si j’ai un casier judiciaire vierge. Si je veux manger demain, faut y faire attention tous les jours, à ce badge. Traiter de « voyous » des gens qui font des efforts quotidiens pour rester au plus près de la loi, c’est indécent. Trouvez-moi des « voyous » qui protègent la direction !»En référence à ces salariés qui ont aidé le DRH à s’extraire de la foule.
«On m’a demandé si j’avais gardé un bout de la chemise !»
Un de ces «voyous» est justement présent. Abdel Errouihi a aidé Xavier Broseta, mais sur les photos et vidéos qui ont circulé ce jour-là, la confusion pouvait laisser penser qu’il faisait partie des agresseurs. «Pendant une journée, j’étais l’Arabe qui avait agressé le DRH», dit-il sur le ton de la dérision. «C’est la pire journée de ma vie. Ma femme n’a pas eu la force d’amener mes enfants à l’école l’après-midi. Elle pleurait, elle est enceinte, à son dernier mois. Tout le monde m’appelait, mes amis, ma famille, on me demandait si j’avais gardé un bout de la chemise en souvenir !» Une semaine après, il rit jaune : «J’attends toujours ma médaille.» Personne ne l’a remercié. «On m’a dit que ce n’était pas la politique de la maison.»
Le DRH d’Air France, Xavier Broseta, sans chemise, extrait de la foule lundi 5 octobre. Abdel Errouihi est en polo gris, à gauche. (Photo Jacky Naegelen. Reuters)
L’attitude de la direction et la réaction du Premier ministre sont les raisons pour lesquelles Erika Nguyen Van Vai acceptera finalement que soit diffusée la vidéo. «Lorsque, pendant une journée et demie, j’ai vu que les politiques soutenaient la direction et ne comprenaient pas notre mal-être, j’ai dit OK.» Le film sera posté, repris par les médias et vu des centaines de milliers de fois.
«Tout le monde a une responsabilité pour que le dialogue social s’engage», a déclaré le député socialiste de Seine-Saint-Denis Daniel Goldberg. «L’Etat est actionnaire et a donc une responsabilité dans ce qui se passe», et, concernant le PDG d’Air France-KLM, Alexandre de Juniac, «sa responsabilité en tant que dirigeant est grande».
Richard Poirot