Quand la tempête approche et que tout s’apprête à foutre le camp, il ne reste plus qu’à s’abriter derrière un mur solide et à prier pour qu’il tienne. Ce samedi soir, le XV de France finira sans doute par être emporté par les ouragans noirs, mais le pilier droit de sa mêlée aura résisté jusqu’au bout. Il s’appelle Rabah Slimani, il aura 26 ans dimanche, il pèse 112 kilos, il mesure 1,78m, et il garde le cap. Voici les cinq piliers de Slim’.
Rabah et le vice du métier. Le jeune pilier est une victime. Rabah Slimani se rappelle très bien de sa douloureuse première comme pilier droit au Stade Français : «Le tandem Jacques Delmas – Didier Faugeron était à la tête de l’équipe, il y avait des blessés, et on était en plein tournoi des Six Nations. Mathieu Bastareaud a même dépanné en n°8. Je me suis retrouvé face au Racing, à Colombes, j’avais Andrea Lo Cicero en face.» Lo Cicero, Il Barone chez les Ritals, l’impitoyable baron des mêlées, l’équivalent du barbu Martin Castrogiovanni. Slimani poursuit : «Il y a une série de mêlées, c’était très très compliqué, tout le monde criait en tribunes : ‘‘La mêlée ! La mêlée ! La mêlée !’’ Avec les gars, on s’est dit : ‘‘On serre les dents et on tient’’. Les jours suivants ont été durs.»
Rabah n’a pas été surpris quand son petit frère Chérif, choisi comme joker à son poste par le Stade Français pendant la Coupe du monde, a souffert le martyr à Brive, lors de la deuxième journée de Top 14. «Il s’est bloqué le dos après le match. Je l’ai vu joué, c’était dur, mais bon, c’est normal. Premières mêlées en Top 14. On est tous passés par là. On a bien débriefé après.» Chérif, 22 ans, est toujours convalescent. «Je suis plus lourd et plus grand que Rabah, raconte le petit frère. Lui, c’est un cauchemar pour le pilier gauche adverse, qui va essayer de rentrer sous lui, en dessous du torse, pour le faire sauter. Mais il est très bas, très fort athlétiquement, très fort en poussée. Tu as du mal à le bouger. Et puis surtout, il aime ça, la mêlée, il adore défier l’adversaire.»
Rabah et le rugby terroir. Slimani commence à avoir l’expérience d’un vieux briscard : «La mêlée, c’est beaucoup de ressenti. Il faut sentir les pressions, quand appuyer comme ci ou comme ça. Aucun pilier ne pousse pareil. J’ai appris sur le tas. J’ai connu des grands joueurs au club, les Roncero, les Marconnet, les Attoub. Avec eux, on apprend le vice.» Quelles sont ses marottes pour faire péter l’autre comme du pop-corn ? «Ça, je le garde pour moi! Tu sais, parfois tu as l’impression de prendre le dessus et en fait… pas du tout ! On peut être bien sur une mêlée, et partir à la mer sur la suivante. Le combat se renouvelle, perpétuellement. L’excès de confiance, le pilier adverse qui se réveille, et on peut vite déchanter.»
Slimani a découvert le rugby à 8 ans, via son école, avant de s’y mettre quelques saisons plus tard à l’AAS Sarcelles. Le petit gars de la cité des Rosiers a vite délaissé le foot de l’enfance, qui se jouait sur tout type de terrain : «L’herbe derrière la maison, le synthétique du quartier, ou le goudron devant les garages.» Il va voir les copains de l’AASS dès qu’il peut, a créé un groupe WhatsApp pour partager les conneries avec eux, mais refuse d’endosser l’habit du rugbyman des quartiers, trop cliché à son goût. «Il y a des talents à foison en banlieues, il faut peut-être juste les pousser un peu plus que les autres. Je le vois à chaque fois qu’on fait un petit match : les jeunes sont tout contents de faire des passes, de jouer, mais ils ne suivent pas assidûment le rugby.» Lui se levait le dimanche à 8 heures du matin pour ne pas manquer l’émission Rencontres à XV, rythmée par l’accent chantant du Montalbanais Jean Abeilhou : «Que j’ai joué la veille ou pas, que je sois fatigué, j’étais devant ma télé. J’ai découvert une autre partie du rugby, celle du fin fond de la France. Moi je ne connaissais que le rugby de région parisienne. C’est franchement dommage qu’elle ait été arrêtée.»
Rabah et le petit frère. Formé au Stade Français, Chérif Slimani s’est gravement blessé au dos. Direction l’infirmerie, puis le Foot Locker du coin où il vend les dernières Stan Smith et autres paires de pompe. «C’est Rabah qui m’a remis dans le rugby», glisse-t-il. L’international revient souvent au quartier, où sa mère et sa sœur Anissa habitent toujours. La maman était femme de ménage, le papa œuvrait dans la restauration des trains SNCF. «Mais attention, pas le club sandwich, la vraie cuisine, sur les lignes entre Paris et l’Allemagne.» Il est parti au printemps, et les funérailles ont été l’occasion d’un retour au bled, à Aït Bouaddou, près de Tizi Ouzou, dans la Grande Kabylie algérienne. Jeunots, Chérif et Rabah venaient chaque été, dans la maison construite par le paternel. Le rugby a eu raison des vacances outre-Méditerranée.
Rabah et les copains du Stade Français. A Marcoussis, on l’a vu emmener une tasse de café au pilier gauche Vincent Debaty, faire un geste affectueux au peu commode Pascal Papé, ou prendre les nouvelles de Mathieu Bastareaud. Rabah Slimani n’est pas un leader autoproclamé, mais il aimante les collègues. On va vers lui sans se forcer, parce que c’est tout sauf un rabat-joie. Il l’a senti à la prison de Fresnes, quand, avec des partenaires du Stade Français, il venait jouer au toucher avec des taulards. «On a bien rigolé, dit-il. J’ai croisé des mecs de Fresnes dehors. Un au stade Jean-Bouin, un autre avec sa femme sur les Champs Elysées, un dernier avec des potes à Boulogne. Ce sont eux qui m’ont reconnu. Chacun fait sa vie, mais ils sont quand même super cools.» Il ne juge pas.
Plus jeune, il a vu ses potes Bastareaud ou Djibril Camara lâcher totalement prise, boire comme des trous ou enchaîner les conquêtes. Lui grandit d’un coup : «Je ne suis pas un gros fêtard, je me suis vite mis en ménage, ça joue beaucoup aussi. Puis j’ai eu mes enfants, mon aîné (4 ans aujourd’hui), et mes jumelles (bientôt deux printemps). Les copains ont vu que ça marchait bien, alors ils se sont tous mis à faire des enfants. Hugo (Bonneval) a un petit, Djibril aussi. Ils se demandaient si ma vie allait devenir une prison, et en fait, même si on se calme au niveau des sorties, ça aide beaucoup mentalement. La preuve avec Djibril, mon colocataire d’antan. On faisait les soirées ensemble. Aujourd’hui, il est casé, il a son enfant, et ça se passe beaucoup mieux sur le terrain, ça lui réussit vraiment. Avoir une femme à la maison, c’est une grosse responsabilité, finie la vie de célibataire, finies les soirées. Et un enfant, là, mentalement, ça nous oblige à aller un peu plus loin.»
Il garde toujours un œil attentif sur Basta l’ultrasensible, dont il connaît la moindre fragilité : «Il a beaucoup changé, mûri, il a coupé le cordon en partant à Toulon, mais pas trop, sa maman est souvent avec lui. Mais ça lui a fait du bien de couper avec la vie parisienne.» Avec les biberonnés au Stade Français qui sont restés au club, les Plisson, Danty, Camara et même le pauvre Bonneval, blessé depuis un an, il a décroché le bouclier de Brennus en juin : «Les années de galère vécues ensemble, ça s’est ressenti la saison dernière. On en a tous chié, à un moment donné, on ne jouait plus beaucoup. Le tandem Auradou – Laussucq a su nous relancer, en 2012-2013. Et après, tout s’est enchaîné avec Quesada.»
Rabah et son entrecôte. Il se dit comme Bastareaud, à grossir rien qu’en regardant un paquet de M&M’s. Enfant, il était le plus mastoc du lot, et de loin. «Son seul défaut, c’était vraiment la bouffe, sourit Chérif. Si tu avais le malheur de toucher à son assiette, son caractère devenait explosif.» En 2015, Slimani hallucine devant les gabarits modernes. «Quand je vois les mecs de maintenant, ils s’entraînent beaucoup plus, se développent beaucoup plus. On se le disait récemment à Marcoussis, avec Sofiane Guitoune : on n’était pas aussi gaillards quand nous étions au Pôle Espoirs.» Pour se remettre des émotions, rien de mieux qu’un petit tour au Sous Bock, rue Saint-Honoré, dans le 1er arrondissement parisien : «Je l’ai découvert grâce à Mathieu (Bastareaud). Le patron est un Agenais, enfin, maintenant, il est pro Mathieu et pro Stade Français, il vient à tous nos matches. Mon menu ? Tartine de saumon, puis entrecôte ! La base.» Quand il descend voir Basta à Carqueiranne (Var), ils vont déguster des tapas près de la plage. La vie de pilier a aussi ses bons côtés.
Mathieu Grégoire Envoyé spécial à Cardiff (Pays de Galles)