Inutile d’actionner le GPS, lui-même se perd dans cette campagne orléanaise où William Sheller vit comme reclus. En tournant à droite sur la nationale, la voiture emprunte un chemin qui longe un bois où courent peut-être des biches, et sûrement des lapins. Ici, « Il automne à pas feutrés », comme chantait sa copine Barbara. Au bout du cul-de-sac, une maison claire et silencieuse.
En entrouvrant la porte, on le trouve assis, fixant un point, sans doute un écran allumé sur toutes les violences du monde. En approchant, on découvre que l’artiste observe sa baie vitrée : un grand rectangle de feuillages. Depuis combien d’heures, de jours, de semaines est-il assis là, pensif ? William Sheller lance :
Quelle année horrible ! »
Pour l’essentiel, il l’a passée à l’hôpital, à soigner une arythmie cardiaque. S’il semble fatigué, il est surtout soulagé d’entendre les deux ventricules battre de nouveau en choeur. On peut maintenant parler de « Stylus », ce disque contemplatif fait de sublimes ballades, de piano et de cordes. Et évoquer le passé par touches.
La pochette du dernier album de William Sheller, « Stylus ».
* * *
Vous n’avez pas sorti d’album depuis 2008, on aurait pu vous oublier.
– William Sheller : Cela n’aurait pas été si grave! J’ai donné beaucoup de concerts, trop de concerts, à travers la France et à l’étranger. On me demandait d’écrire un album, mais quand on fait d’aussi longues tournées, on n’a plus rien d’autre à raconter que des histoires de scène, d’hôtel, etc. Rien de très nourrissant. Cela ne m’empêche pas de composer car c’est mon métier.
En revanche, écrire des textes n’est pas mon métier. Si je le fais, c’est que j’y suis obligé. J’aime écrire mais je redoute la page blanche. J’aurais pu faire appel à des paroliers, mais curieusement je n’ai jamais réussi à obtenir des paroles ouvragées, avec des clins d’oeil à Baudelaire ou à d’autres, et une utilisation du français qui se permette des inversions de syntaxe.
Souvent, comme parfois les danseurs, les auteurs ne mettent pas les pieds sur les bonnes notes. Je préfère encore souffrir. La musique m’évoque des images, à la manière d’une musique de film. Sur telle séquence j’imagine un personnage, une situation, des sentiments. Ne reste plus qu’à lui faire raconter une histoire.
Au risque de passer pour un vieux con, je déplore que la plupart des chanteurs mettent autant de syllabes qu’il y a de place sur une mélodie. Même si ce n’est pas esthétique, même si on pourrait dire la même chose autrement.
Vous vivez donc à la campagne. C’est très calme ici…
– Au bout d’un moment, je me suis demandé ce que je faisais à Paris. Je pouvais passer 15 jours sans sortir. Si au moins j’avais eu un jardin… Je venais souvent dans cette région rendre visite à mes petits-enfants, et je trouvais ce coin tranquille. Si tranquille que certains prétendent qu’on s’y ennuie.
J’ai quitté Paris en 2001. J’ai trouvé une maison dont les 400 mètres carrés m’épuisaient, d’autant qu’il pleuvait dedans. Au bout de dix ans, j’ai déménagé dans cette propriété qui appartient à un milliardaire allemand. J’y prends un peu de repos, mais je ne vois plus grand monde. Je reçois des amis le week-end, mais ils ne s’invitent que de fin mars à début octobre. Ce n’est pas grave, je suis bien là.
« Je préfère inventer des histoires »
Votre disque est à l’image du paysage : apaisé, appelant à la contemplation. Est-ce celui d’un homme heureux ?
– C’est surtout le disque d’un artiste qui a été obligé d’en faire un! L’important est d’avoir un fil à tirer, une histoire qui ne ressemble pas à celles que j’ai déjà racontées. Je me plais à juxtaposer les images de manière qu’on ne sache pas précisément ce qui s’y passe, mais que l’on devine la situation, effrayante ou pas, qu’il y a derrière. Par exemple, je n’écrirais jamais : « Je suis allé au marché », mais : « Ce matin le marché était inondé de soleil. » On comprend que j’y étais.
Pour y parvenir, je noircis des rames et des rames de papier. J’écris à la main, à l’ordinateur je n’y arrive pas. Si ces chansons sont apaisées, c’est que je suis au calme, c’est vrai, ne jetant que de temps en temps mon regard de misanthrope sur les informations.
J’évoque quelques sujets qui sont dans l’air du temps, comme ces enfants de divorcés que le père récupère le week-end et dont il ne sait trop que faire. Mais je préfère inventer des histoires, je suis assez mauvais pour donner un avis sur l’actualité.
De ces enfants de divorcés, vous chantez qu’ils sont « sans famille ». N’est-ce pas violent pour évoquer une situation devenue banale ?
– Une famille recomposée ou monoparentale n’est plus une famille, mais un éclatement. Alors, c’est peut-être très banal, mais cela reste douloureux, c’est une faille. Je l’ai vécu.
Vos parents ont divorcé ?
– Ah non! Mes parents se sont mariés quand j’ai eu 50 ans. C’est dire s’ils ont eu le temps de m’élever. Moi, oui, j’ai divorcé, et ce fut tragique à tel point que je n’aime pas beaucoup chanter cette chanson. Elle me rappelle des souvenirs pénibles.
Il y a un autre enfant dans le disque, que vous surnommez « le petit Pimpon ». Que lui arrive-t-il ?
– C’est une version alambiquée d’une chanson de Crosby, Stills and Nash qui dit : « Si tu n’es pas avec celle que tu aimes, aime celle avec laquelle tu es. » Les parents du petit Pimpon sont visiblement heureux, sauf que le père a un secret, le souvenir d’un amour qui n’a pas abouti.
Ce n’est pas la mère du petit qu’il aimait à l’origine. Finalement, ce n’est pas plus mal, et le petit garçon s’endort auprès de ses parents. La famille est réunie, réussie. Ce n’est pas la passion, mais cela vaut peut-être mieux tout compte fait.
« Les Souris noires » est la chanson qui assombrit le plus votre disque. On croirait une lettre telle que les poilus en envoyaient à leur famille.
– J’aime bien cette image baudelairienne : « Les souris noires ont les yeux rouges, ma mère. » Cette chanson se situe dans l’avant-guerre, plutôt au Moyen Age avec les sabots de chevaux en fond sonore, mais elle peut s’inscrire dans toutes les époques.
C’est une lettre, qui aboutira ou pas, écrite par un jeune homme. Ma voix ne vieillit pas, ne chevrote pas, j’ai de la chance : je peux incarner quelqu’un de plus jeune que moi. Quand j’ai fait « Excalibur », le personnage avait 18 ans, moi 32, mais ça passait.
« Barbara dans tous ses états »
Vous fêtez les 40 ans d’une carrière commencée sous les encouragements de Barbara. « Tu devrais chanter », vous avait-elle conseillé.
– Barbara cherchait un arrangeur pour son album « la Louve ». François Wertheimer, qui lui avait écrit de forts beaux textes, est venu me trouver. Barbara ne voulait plus entendre parler de ses précédents arrangeurs parce que celui-ci avait raté tel morceau, celui-là ne la faisait pas rire. Bref : Barbara dans tous ses états, énervée avant d’avoir commencé.
J’avais enregistré une messe pour des amis, « Lux aeterna », un disque devenu culte depuis. Il se refile aujourd’hui en douce, mais à l’époque on l’avait vendu comme des cages à lion : environ 1.000 exemplaires. Barbara l’entend et clame aussitôt que c’est exactement ce qu’elle recherche, qu’elle raffole des « cordes bleues ». J’arrive, tout blond et de blanc vêtu; elle pousse un cri, prétend que je vais lui porter malheur.
En parlant chanson, nous nous découvrons des références communes malgré nos 15 ans d’écart. Je la connaissais pour l’avoir vue chez Denise Glaser, mais aussi en première partie de Sacha Distel, à la faveur d’un gala organisé par les parfums Rochas, au Théâtre des Champs-Elysées. Ma grand-mère y travaillait comme ouvreuse et mon grand-père comme régisseur de plateau, si bien que j’y passais mon temps, me forgeant une solide culture. Quand je l’ai rencontrée, Barbara emménageait à Précy-sur-Marne… et moi avec elle.
C’était particulier, non?
– Je n’y ai passé que six mois, mais c’était suffisant pour constater des bizarreries tout à fait naturelles chez elle. Comme sa spécialité culinaire : les omelettes à un oeuf qu’elle me faisait manger tandis qu’elle tournait autour de moi en suçant un citron. Le tout en déshabillé noir comme Edwige Feuillère dans « l’Aigle à deux têtes ».
J’avais l’impression qu’elle ne fermait pas l’oeil de la nuit, je l’entendais fourrager là-haut comme si elle déplaçait des commodes ou je ne sais quoi. Au beau milieu de la nuit, elle frappait à ma porte : « Tu dors? » Plus maintenant! On traversait le jardin pour aller dans sa pièce à musique chercher l’accord sur lequel elle butait depuis des heures. Il fallait trouver celui qui lui permettrait de lancer sa main en l’air, dans ce geste de diva qu’elle faisait sur scène. Je trouvais la solution et j’allais me recoucher.
William Sheller, Alain Souchon et Michel Jonasz, à Paris en 1979. (Aslan / SIPA)
Comment cela s’est-il fini?
– Durant l’aventure de « Lily Passion ». J’y ai travaillé avant d’être mystérieusement mis à l’écart, comme tout le monde, comme Roland Romanelli juste avant moi. Nous enregistrions des morceaux splendides, ça prenait une de ces gueules! Jusqu’au jour où j’avais rendez-vous avec elle et où elle n’est pas venue.
Elle devait soi-disant choisir les tissus pour ses costumes. J’avais répondu : « A quoi ça sert? Quoi qu’il arrive, tu seras en noir! » Je ne l’ai pas revue. Et tout ce que nous avions enregistré a disparu. Une fois, elle m’a appelé pour me dire qu’un jour elle m’expliquerait pourquoi. Elle ne l’a jamais fait.
Ce qui devait être son chef-d’oeuvre a été détruit pour des raisons que j’ignore. Ce que nous avions composé devait être joué par un orchestre symphonique, ça coûtait cher d’en engager un au Zénith. Ils ont éliminé tous les personnages pour ne garder que trois musiciens et les têtes d’affiche : Barbara et Depardieu.
« De la musique vraie. De la musique bio »
Depuis quelques années, vous semblez assez seul dans le métier. On vous voit rarement à la télévision. Est-ce volontaire?
– On ne voit guère plus Christophe ou Jean-Louis Murat. A l’époque des Carpentier, par exemple, il y avait de l’imagination. On jouait des sketchs qui n’étaient pas écrits par Sacha Guitry, certes, mais c’était sympa. Et même si on chantait en play-back, on s’amusait.
On se fréquentait hors des émissions, et dans les maisons de disques il y avait des salons pour que les artistes passent un moment ensemble s’ils en avaient envie. Cela n’existe plus. A un moment, c’est devenu un tel fourbi que nous n’avions plus le temps de nous voir. A présent, si je reste en retrait, c’est que je me suis retrouvé dans des émissions où je n’avais rien à faire.
Vous avez découvert et soutenu quelques artistes, comme Jean-Louis Murat ou Damien Saez.
– Jean-Louis était venu me donner une cassette du temps où, inconnu, il jouait avec son groupe, Clara. Il avait de ces textes! Damien a fait la même démarche, nous avons beaucoup discuté, et j’ai aimé ses chansons. Je n’ai pas fait le forcing pour qu’il signe chez Universal, mais j’ai beaucoup parlé de lui.
Cependant, on ne peut pas dire que je l’aie lancé comme Edith Piaf a lancé Montand, par exemple. Je ne l’ai pas imposé sur scène, ce que nous faisons est incompatible. Ces artistes m’intéressent toujours, mais pour entendre leurs chansons, il faut le vouloir! Ils sont sous-exposés. Quand je les écoute, l’un comme l’autre, je les trouve admirables et, souvent, je me dis que j’aurais aimé écrire ça.
Jeanne Cherhal a repris votre « Maman est folle ». Il y a une vraie influence de vous sur elle.
– Une influence musicale, oui, qu’elle puise aussi chez Véronique Sanson. Par goût, elle est attachée à un sens de la mélodie, des harmonies un peu fouillées, de la musique vraie. De la musique bio, si je puis dire : ce n’est pas de la musique qui naît des programmes d’ordinateur, mais d’un doigt qui se pose sur une mauvaise touche et fait soudain naître une idée. C’est la base, l’essence même.
Récemment, j’ai été étonné et ravi d’entendre Christine and the Queens reprendre sur scène « Photos souvenirs ». En général, on choisit plutôt « Un homme heureux », comme si j’étais né avec cette chanson. Quand je pense que personne n’y croyait… Sur internet, la vidéo de ce titre a été vue plus de trois millions de fois! Je ne vais pas me plaindre, mais j’ai tout de même composé des morceaux autrement plus intéressants.
Propos recueillis par Sophie Delassein
CD : « Stylus« , par William Sheller (Mercury).
Concerts : les 8 et 9 décembre aux Folies-Bergère, Paris-9e.