Je ne connais pas Paul Veyne, enfin pas personnellement. J’aimerais le rencontrer, lui parler, je me sentirais sans nul doute meilleur, plus éclairé, plus ouvert à ce monde qu’il a su si bien interpréter. En historien.
Je ne connais pas Paul Veyne, mais je l’ai lu et relu, je l’ai annoté et médité, j’ai recommandé à mes étudiants de le lire avec soin, car ils ne pouvaient en sortir que grandis.
Je ne connais pas Paul Veyne, mais je connais Palmyre, ou du moins je la connaissais, avant que des criminels indignes de toute religion n’en pulvérisent certains des plus beaux monuments. Pulvérisent, littéralement, afin d’en interdire toute reconstruction.
J’ai arpenté les ruines d’Alep dans la guerre d’Assad et la révolution de son peuple. J’ai pleuré dans la cour de la mosquée des Omeyyades, entre deux tirs d’assassins. Mais les pierres du minaret écroulé étaient toujours là, en tas informe, pourtant prêtes à la renaissance un jour.
Rien de cela à Palmyre où les bourreaux de notre temps ont pulvérisé le temple de Bel, celui de Baalshamin et l’Arc de Triomphe, entre autres saccages. Et nous, ici, à comptabiliser ces pertes irréparables. Impuissants d’avoir laissé sur son trône de sang ce même Bachar qui a livré Palmyre aux jihadistes, au printemps dernier.
Pauvres habitants de Palmyre
Car Palmyre était aussi Tadmur, en arabe, la pire des geôles des Assad père et fils, le cul-de-basse-fosse où les infiltrations de l’oasis pourrissaient les os des damnés. Des centaines de détenus y furent massacrés en 1980, en «représailles» d’un tyrannicide avorté. Le premier acte des jihadistes, après leur prise de la ville sans grand combat, fut de détruire cette prison. Ils effaçaient ainsi les traces du crime de ces Assad à qui ils doivent tant.
Je savais Tadmur, pourtant j’aimais Palmyre, je suis comme mille autres tombé sous son charme. Matthias Enard vient de brosser dans son roman «Boussole» des pages fabuleuses sur Palmyre. J’ai moi aussi dormi à l’hôtel Zénobie, j’ai escaladé les dunes de sable à l’aube et j’ai palabré avec les bédouins très avant dans la nuit. Mes deux garçons, désormais adultes, y ont chevauché chameaux et galopé calèches.
Pauvres habitants de Palmyre, si longtemps abandonnés à la soldatesque d’Assad, aujourd’hui pieds et poings liés sous le joug jihadiste ! Qui est venu à votre secours, quand Obama bombarde sans conscience et Poutine sans remord? Indifférents, tellement indifférents au sort de Palmyre et de ses habitants. L’aviation russe a d’ailleurs pilonné le site byzantin de Sergilla, bijou du Vème siècle dans le nord-ouest de la Syrie, sans qu’une voix s’élève contre ce scandale.
Palmyre sera libérée un jour grâce aux Syriennes et aux Syriens qui résistent à la face d’un monde aveugle et sourd. Mais Palmyre aura à jamais été défigurée par les monstres de ce siècle.
Tombeau de Palmyre
Et c’est pourquoi le livre de Paul Veyne est si précieux. Dans sa magnifique fresque de l’histoire palmyréenne, il offre à voir et à comprendre ce que fut, aux confins de l’Empire romain et de la Perse, ce moment de notre humanité. Il nous rend présent, palpable, ce que les jihadistes voudraient effacer, éradiquer, réduire en poussières insaisissables.
La densité d’informations de cet essai est impressionnante, bien qu’elle ne pèse jamais sur un récit enlevé, parfois captivant, souvent pittoresque. On saisit enfin ce qu’est d’être Romain pour un Araméen, comment d’immenses fortunes ont pu se nourrir des caravanes à Palmyre, comment Zénobie a pu croire le pouvoir suprême de l’Empire à portée de sa main. Le cahier de photographies centrales fait écho aux descriptions d’architecture et d’urbanisme. Ce n’est pas Palmyre comme si vous y étiez, c’est Palmyre comme elle aurait dû, une fois entrée dans l’Histoire, y demeurer intacte.
L’érudition est fluide dans cet essai, fluide comme une conversation au coin du feu, comme une ballade dans ce désert si proche et si lointain. On devine ce qu’il a fallu mobiliser de science et d’intelligence pour conjurer désespoir et accablement. Car y céder aurait été faire le jeu des monstres aujourd’hui déchaînés en Syrie. Paul Veyne, en dressant ce tombeau à Palmyre, illustre l’Histoire dans ce qu’elle a de plus noble, car elle nous élève vers la mémoire, donc l’espoir. Qu’il en soit remercié.
Jean-Pierre Filiu (*)
Palmyre. L’irremplaçable trésor, par Paul Veyne,
Albin Michel, 144 p., 14,50 euros (en librairie le 2 novembre).
(*) Jean-Pierre Filiu est professeur des universités à Sciences Po (Paris) en histoire du Moyen-Orient contemporain. Il vient de publier «Les Arabes, leur destin et le nôtre», aux Editions La Découverte.
Paul Veyne, bio express
Professeur honoraire au Collège de France, Paul Veyne, né en 1930, est l’un des plus grands historiens de l’Antiquité romaine. Il a publié chez Albin Michel, une oeuvre importante dont, récemment, « Quand notre monde est devenu chrétien », « Foucault, sa pensée, sa personne », « Mon musée imaginaire », et une traduction de « l’Enéide ». Lauréat en 2014 du prix Femina essai avec un merveilleux livre de souvenirs, « Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas », il publie, ce 2 novembre 2015, « Palmyre. L’irremplaçable trésor » (toujours chez Albin Michel).