Comparer son oeuvre à celle du roi des romanciers peut sembler plus osé. Elle reste évidemment loin d’en avoir les proportions titanesques et le génie démiurgique; leurs thèmes diffèrent (à la sociologie des moeurs françaises, Enard substitue la tragédie humaine d’autres tribus); leurs façons de raconter aussi (Céline et Claude Simon sont passés par là, entre autres, puisque le «New York Times» a même vu dans l’auteur de «Zone» un nouveau Joyce).
Et, pourtant, lequel de nos écrivains a encore assez d’appétit pour farcir de volumineuses fictions avec une telle dose d’érudition? Balzac gavait les siennes de tartines encyclopédiques sur la fabrication du papier, l’usage du mot «gars» chez les chouans, l’incompréhensible système des lettres de change.
Chez Enard, même sentiment, parfois, d’assister à un colloque de l’EHESS. Ici, un topo sur la diversité des juifs d’Istanbul. Là, une communication sur la manière dont Goethe a composé son «Divan occidental-oriental» en s’inspirant d’un chef-d’œuvre de la poésie persane du XIVe siècle. Et là, un impeccable «abstract» universitaire expliquant qu’«un des rapports entre orientalisme scientifique et littérature les plus surprenants est celui qu’entretiennent Honoré de Balzac et l’orientaliste autrichien Joseph von Hammer-Purgstall (1774-1856)». Balzac, oui.
« Contre le fantasme simpliste d’un Orient musulman et ennemi »
« Boussole » est une somme imposante, foisonnante et passionnante sur l’orientalisme, un conte des «Mille et Une Nuits» sur les mille et une manières dont l’Orient a «révolutionné l’art, les lettres et la musique». Sept ans après «Zone», homérique monologue ferroviaire qui charriait un siècle de violences, voilà qui tombe à pic dans une rentrée bouleversée par le chaos syrien, ses réfugiés et les crispations identitaires.
Un des objectifs, dit Enard, était de lutter contre l’image simpliste et fantasmée d’un Orient musulman et ennemi, en montrant tout ce qu’il nous a apporté. Tiens, je viens de lire “Soumission”, de Houellebecq: c’est franchement marrant, mais aussi sinistre et désolant, cette vision hyperutilitariste de l’islam qui permet à des mâles occidentaux ne bandant plus de se taper des jeunes femmes par quatre…
En fait, il n’y a pas de fossé entre Orient et Occident, c’est complètement une illusion. Dès qu’on cherche où passe ce fossé, la frontière est extraordinairement mouvante. Où mettre les Balkans? Il y a toujours eu des zones de mixité, et l’Orient lui-même est beaucoup plus mixte qu’on ne le pense. On oublie trop facilement la diversité de l’autre. Et aussi qu’on a soi-même un rapport à l’autre très différent selon qu’on est français, allemand ou espagnol.»
Lui est un peu tout ça à la fois. Après une jeunesse paisible, poitevine et entourée de livres, ce fils d’un éducateur spécialisé niçois et d’une orthophoniste basque a voulu «voir un peu le monde». Il est donc venu à l’Ecole du Louvre, puis aux Langues O, où, après avoir tenté le vietnamien, il s’est lancé dans une thèse sur «la poésie arabe et persane de l’après-guerre, et son rapport avec les littératures d’Europe».
Avant d’atterrir à Barcelone en 2000, à Rome en 2005, puis à Berlin ces deux dernières années, il a vécu au Caire, au Liban, en Iran, en Syrie. «La période la plus heureuse de ma vie, j’apprenais plein de trucs.» Ça a duré presque dix ans, et lui vaut encore de se faire traiter d’«espion» par Mathieu Larnaudie, Oliver Rohe et Claro, ses copains écrivains du collectif inculte, où il a par ailleurs fréquenté François Bégaudeau et Maylis de Kerangal. Enard se marre :
Non, je n’ai pas été approché par les services! On n’a plus tellement besoin d’envoyer un mec à chameau au milieu du désert voir ce que font les Bédouins. Il y a sûrement des chercheurs qui discutent avec des diplomates. Mais ceux que je connais n’aimeraient pas beaucoup qu’on le dise.»
Un portrait d’Hafez al-Assad, à Damas, vers 2000. (©Abd Rabbo/Sipa)
En attendant, s’il était plus ramenard, ce fan de Cendrars et Corto Maltese aurait de quoi se tailler une assez romanesque djellaba. Dans le Téhéran des mollahs, qui condamnaient alors les trafiquants à des «exécutions publiques» d’une «cruauté spectaculaire», il a comme son personnage de «Boussole» goûté l’opium, cette drogue «plurimillénaire» qui «chasse tout chagrin» et provoque «une saine constipation».
Il y a aussi été «jugé trois ou quatre fois» pour présence illégale sur le territoire et dû exposer, à plusieurs reprises, son sujet de thèse à un officier de renseignement qui n’y comprenait rien mais restait «très courtois, parce que si l’administration iranienne est parmi les plus pénibles de la terre, ses employés sont toujours extraordinairement courtois.»
Quant à la Syrie de Hafez al-Assad, il y a fait son service militaire, deux ans à Soueïda, petite ville du Djebel Druze, où il a connu l’ivresse de devenir arabe:
J’étais un des trois seuls étrangers à des kilomètres à la ronde. La France me prêtait à un centre culturel syrien où l’on apprend de tout : la couture, la dactylographie… Moi, je donnais des cours de français. Ce sont des années de très grand bonheur, même si le régime était vraiment dur. Les étrangers étaient surveillés mais tranquilles. Les Syriens, eux, avaient très peur. Ils devaient faire attention à tout ce qu’ils disaient. Parfois, quelqu’un disparaissait : il était en prison, on ne savait pas où, et sa famille ignorait si elle le reverrait. C’était assez flippant.»
Décapitation : mode d’emploi
Cette connaissance de l’Est aimante «Boussole». Mais c’est bien un roman: la méditation douloureuse et désordonnée d’un musicologue autrichien, une nuit d’insomnie, pendant que les infos rapportent comment «les égorgeurs barbus de l’Etat islamique s’en donnent à coeur joie, tranchent des carotides par-ci, des mains par-là, brûlent des églises et violent des infidèles à loisir.»
Reclus dans son appartement viennois, parmi ses livres, ses partitions et les objets qu’il a rapportés de ses voyages, ce Franz Ritter rumine le passé en pensant à Sarah, belle universitaire baroudeuse qui «lui manque» et qu’il «a manquée», autrefois, en hésitant à l’embrasser à Palmyre – car «parfois un baiser change une vie entière».
Le résultat est un grand foutoir subtilement et savamment orchestré d’émotions, de réflexions sur le couteau de cuisine qu’utilisent en Syrie «des bourreaux à l’accent londonien» (là où toute la tradition arabe de la décapitation préconise «le sabre sur la nuque»), d’histoires incroyables mais vraies où l’on croise en vrac :
« L’Origine du monde », de Gustave Courbet (1866), lors d’une expo au Grand Palais,
à Paris, en 2007. (©Giniès/Sipa)
« Un ambitieux modeste »
Ce déballage balzacien pourrait être assommant de cuistrerie, mais non, il suffit de se laisser porter. Le talent d’Enard est celui d’«un ambitieux modeste», comme dit son aîné Olivier Rolin :
Des écrivains intelligents, ça se trouve. Des érudits, déjà moins. Des ambitieux, il n’y en a pas des bottes – je ne parle pas de ceux qui courent après la notoriété, ils pullulent, mais de ceux qui croient après Calvino que “la littérature ne peut vivre que si on lui assigne des objectifs démesurés, voire impossibles à atteindre”. Mathias est tout ça.»
Dans son roman, on entend même Beethoven jouer son dernier concert sur un piano complètement faux. Beethoven qui, comme presque tous ici, Nietzsche en tête, savait que «le génie veut la bâtardise». Beethoven qui «avait compris qu’il faut rapprocher les deux côtés dans la musique, l’Orient et l’Occident, pour repousser la fin du monde qui s’approche». Beethoven, qui possédait une boussole indiquant obstinément l’est.
Enard n’a pas attendu l’apocalypse syrienne pour écrire son roman. Certaines lignes datent de «2005-2007». Il ne sait pas alors où il va. Juste qu’il vient d’abandonner sa thèse presque terminée et «les malles où il trimballait des centaines de photocopies», pour publier son premier roman, « la Perfection du tir», soliloque fiévreux d’un sniper à Beyrouth.
C’est aussi l’époque où la bande d’inculte l’adopte, pour écrire sur «Edward Saïd, pianiste» et «La Maman ou la Putain», mais aussi un «Eloge du rosé», et même démarrer une ironique biographie collective, «Kadhafi est un chic type», qui n’a hélas jamais été publiée.
Son ami Oliver Rohe, co-fondateur du collectif et de leur revue, a grandi au Liban. Il n’a pas oublié leur rencontre, en 2004, lors d’un Salon en Belgique:
Après avoir très vite établi notre intérêt commun pour la région du Moyen-Orient, j’ai été frappé par son arabe absolument parfait, parlé sans le moindre accent (dans le dialecte syro-libanais que je connais). Je sais qu’il a cette même aisance dans l’espagnol, l’anglais, l’allemand, le persan, etc. C’est ce qui est ressorti en premier à mes yeux, sa facilité avec les langues, sa capacité à comprendre (pas uniquement par les livres) des cultures autres que la sienne.
Ensuite, il aime raconter. Et ça se constate tout de suite à l’oral, dans la discussion, il y a chez lui une délectation évidente et contagieuse à raconter des histoires. Sa force, je crois, est d’écrire des choses savantes dans une forme narrative fluide — qui lui vient justement de ce plaisir à raconter.
Une dernière chose à laquelle je suis très sensible, surtout dans le contexte actuel : la conviction chez lui, pour aller vite, que l’Orient est dans l’Occident — idée qu’il montre (plutôt que de la démontrer) dans son dernier livre.»
Pourquoi Daech détruit Palmyre
L’an passé, Enard a voulu retourner en Syrie, dans le Sud. Sa femme, prof d’arabe, a menacé de le quitter. Il a laissé tomber.
Je pense qu’il y a encore des gens que je connais, et que je les retrouverais si j’y allais. Mais ceux dont j’étais vraiment proche sont tous partis au début de la révolution, ou sont morts.»
Comme le héros de « Boussole », il est très touché par ce qui se passe là-bas:
C’est incroyable de penser que ces mecs dynamitent Palmyre. Je crois à la puissance du dieu Baal, le terrifiant, qu’il va annihiler ces barbus sous la forme d’un drone ou d’autre chose. Mais en attendant ces pirates ont de beaux jours devant eux, puisque tout le jeu de Bachar al-Assad consiste à dire: c’est nous ou eux.»
Il a bien quelques éléments d’explication, pas tous sans lien avec l’histoire coloniale de l’archéologie orientaliste :
Ce n’est pas pour rien que Daech détruit des sites anté-islamiques avec une facilité terrifiante. Pour eux, ça n’est pas leur patrimoine. Toutes ces richesses ont été découvertes par des Occidentaux, visitées par des touristes, et leur apparaissent comme une étrange présence étrangère dans leur propre passé.
Par ailleurs, le régime nationaliste baassiste a beaucoup joué avec les symboles. A la télé, on voyait se lever le soleil avec le drapeau syrien sur Palmyre ou l’arc d’Apamée. Daech, c’est aussi une réaction à ça.»
Une image du temple de Baal, à Palmyre, diffusée par « l’Etat Islamique »
fin août 2015. (©Uncredited/AP/SIPA)
Mais pas question pour autant d’oublier que «ses dirigeants sont passés par la case prison en Irak sous les Américains», et que toute cette affaire est aussi, au fond, «une histoire européenne». Le roman le rappelle:
Des victimes européennes, des bourreaux à l’accent londonien. Un islam radical nouveau et violent, né en Europe et aux Etats-Unis, des bombes occidentales, et les seules victimes qui comptent sont en fin de compte des Européens. Pauvres Syriens. Leur destin intéresse bien peu nos médias, en réalité. Le terrifiant nationalisme des cadavres.»
Est-ce si nouveau ? « Boussole » détaille par ailleurs comment le premier «djihad mondial» fut inventé par les Allemands :
C’est assez dingue, oui, dit Enard. Napoléon y avait pensé quand il a envahi l’Egypte, l’Allemagne l’a fait en 1914. Le sultan ottoman était son allié. Comme il était calife, elle lui a demandé d’appeler tous les musulmans des troupes coloniales à se retourner contre les Français, les Britanniques et les Russes.
La fatwa était donc assez spéciale puisqu’elle visait tous les infidèles… à l’exception des Allemands, des Autrichiens et des représentants des pays neutres. Mais, le plus surprenant, c’est qu’un journal appelé “le Djihad” a été imprimé sous la direction d’un grand orientaliste allemand, près de Berlin, en quatre ou cinq langues.»
L’orientalisme n’est pas toujours un humanisme.
Et Balzac dans tout ça ? Lui aussi est un des personnages-clés du livre. Non seulement l’un de ses premiers textes publiés témoigne d’une certaine fascination pour l’opium, mais, beaucoup plus passionné qu’on ne le croit par l’Orient, l’auteur de «la Peau de chagrin» fut surtout «le premier romancier français à inclure un texte arabe dans un de ses romans.» Puisqu’on vous dit qu’Enard lui doit beaucoup. Il est bien le neveu de Balzac.
Grégoire Leménager
Boussole, par Mathias Enard,
Actes Sud, 382 p., 21,80 euros.
Bio express
Né en 1972 à Niort, Mathias Enard a étudié l’arabe et le persan à l’INALCO, vécu une dizaine d’années au Proche-Orient et fait partie du collectif inculte.
Traduit dans 22 pays, il est notamment l’auteur de «Zone» (prix Décembre 2008, prix du Livre Inter 2009), «Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants» (Goncourt des Lycéens 2010) et «Rue des Voleurs» (2012).
« Boussole » lui a valu de remporter le prix Goncourt 2015 ce mardi 3 novembre.
Portrait paru dans « L’Obs » du 17 septembre 2015.