En 1917, les Kanaks ont fait la guerre. Deux fois. La première contre les Allemands, sur les fronts de la Marne, aux côtés d’autres unités supplétives, spahis marocains et tirailleurs sénégalais.
La seconde contre les Français, sur la Grande Terre, en Nouvelle-Calédonie. Cantonnés depuis 1876 dans des «réserves» étriquées, soumis depuis 1887 à une série de règlements discriminatoires (le Code de l’Indigénat), décimés par les corvées et les maladies nouvelles, dépossédés de leurs terres au profit des mines et du bétail, les Kanaks avaient de bonnes raisons de se soulever contre l’administration et le colonat européens.
Ils s’y étaient d’ailleurs déjà risqués en 1878, lors d’une insurrection qui avait fait près de 1000 morts dans leurs rangs. Arbitraires et cruelles, les levées d’hommes de 1914-1916 accrurent jusqu’à l’absurde le sentiment d’injustice. Pourquoi donc partir combattre un ennemi lointain pour le compte d’un ennemi intime ?
Escarmouches, rafles, massacre
Le 4 avril 1917, une cinquantaine de Kanaks en armes se rassemblent à Pwënäki pour protester contre la brutalité des policiers du poste de Koniambo, situé près de Koné, dans le nord de l’île. Alerté, le syndic des Affaires indigènes, Auguste-Albert Faure, se rend sur place et propose qu’une réunion d’apaisement se tienne avec le «petit chef» de Koniambo. Pour toute réponse, les hommes commencent à «danser un pilou». Les autorités coloniales prennent la chose pour une déclaration de guerre.
La scène se reproduit à Cému. Là encore, les Français ne comprennent pas grand-chose à ce qui se joue sous leurs yeux. Pour eux, les «cris» sont des insultes, la danse une menace : ils arrêtent le «chef» Noël, que ses hommes libèrent et qui prend le maquis. S’ensuit une guerre d’escarmouches, durant laquelle l’armée française privilégie la stratégie de la «terre brûlée» et ne renâcle pas au massacre, «nettoyant» les hautes vallées à coups de rafles et d’incendies. Une centaine de Kanaks tombent au combat. 78 sont faits prisonniers et jugés fin 1919: 12 sont acquittés, et 2 condamnés à mort. Les autres pourrissent des mois en prison.
La « rébellion de 1917 » pourrait n’être qu’un épisode parmi d’autres d’une longue série de soulèvements qui ébranlent aussi, au tournant des années 1910, le pouvoir colonial français au Niger, dans les Aurès ou au Laos. L’histoire coloniale n’a d’ailleurs jamais passé ces révoltes sous silence.
Simplement, prenant comme à son habitude le parti de l’Europe, elle en a rendu compte dans les termes des militaires qui les avaient écrasées. L’ouvrage d’Alban Bensa, de Kacué Yvon Goromoedo et d’Adrian Muckle nous propose une tout autre façon de procéder.
« Tout ce qui vit a brûlé »
Ce sont les récits kanaks de l’événement qui sont désormais au centre de l’histoire. Des récits patiemment recueillis, un demi-siècle durant, de la bouche même des conteurs et des descendants des insurgés de 1917. Des récits dotés d’une prodigieuse cohérence, mais qui n’obéissent que marginalement aux principes de chronologie et de causalité qui ordonnent les sources françaises. Des récits, enfin, d’une rare splendeur poétique, et qui, déclamés ou psalmodiés – et ici méticuleusement traduits –, nous plongent au coeur des «arts kanaks de la mémoire», dans un monde de lieux-dits où chaque tertre évoque une alliance ou un désaccord.
Car c’est cela, tout d’abord, qui surprend, dans ces épopées en forme de randonnées que sont les ténô: l’importance extrême accordée aux toponymes, comme si le paysage tout entier déployait une chronologie, comme si chacune de ses aspérités était un événement pétrifié.
De retour du front, Bwëungä Cöpiu Göröpwêjilèi écrit en 1919, dans un cahier remis au pasteur Maurice Leenhardt: «L’aigle pêcheur en doux sanglots/Nomme un à un tous les endroits.» Et il ajoute, pour dire la dévastation : «Nous regrettons les lieux sacrés/Car tout ce qui vit a brûlé.»
C’est peu dire que les lieux, sur la Grande Terre, ont une âme. Les maisons, les clans, les pays cultivés abritent des esprits (nyûââ) qui les relient à un passé profond d’où les Blancs sont absents. «Les plantes, les arbres, ce sont des “duéé”, des ancêtres, et ce sont aussi des médicaments qui nous soignent.»
Les récits kanaks de la «guerre de 1917» ne font pas que compléter les comptes rendus des administrateurs français. Ils nous entraînent dans un deuxième monde auquel le pouvoir colonial, en dépit de ses baïonnettes et de ses interprètes, n’a jamais eu accès. Les pasteurs et les gazetiers de Nouméa ont beau affubler les pratiques locales de l’invisible de sobriquets moqueurs – «magies», «superstitions» –, celles-ci résistent à l’assaut de leurs mots et de leur mépris.
Repliée dans les combes où s’étagent les fougères arborescentes, l’histoire des Kanaks continue à s’énoncer dans ses propres termes. Le grand mérite des auteurs des «Sanglots de l’aigle pêcheur» est d’avoir réussi, à force d’érudition mais surtout d’écoute, à l’y débusquer sans la brusquer.
Romain Bertrand
Historien et directeur de recherche à Sciences-Po
Les Sanglots de l’aigle pêcheur. Nouvelle-Calédonie.
La guerre kanak de 1917
par Alban Bensa, Kacué Yvon Goromoedo et Adrian Muckle,
Anacharsis (Toulouse), 716 p. + un CD, 30 euros.
Paru dans « L’Obs » du 29 octobre 2015.