Réactions à la mort d’André Glucksmann, survenue dans la nuit de lundi à mardi.
Daniel Cohn-Bendit : «On s’est rencontrés en Mai 68 et on ne s’est plus quitté»
«Avec André, on s’est rencontrés en 1968 et on ne s’est plus quitté. Nous avons toujours eu une relation d’amitié très profonde. Aujourd’hui, il faudrait en parler au passé, mais j’ai du mal. Nos liens ont été constants, sans jamais de rupture. Quand j’étais interdit de séjour en France, il venait me voir en Allemagne. Un jour, le président Valéry Giscard d’Estaing a invité à l’Elysée les «nouveaux philosophes» dont il était. Dans une lettre ouverte publiée dans le Monde, André à dit « non, je ne viendrais pas déjeuner avec vous tant que vous n’aurez pas levé l’interdiction de séjour de Dany ». BHL, lui, y est allé pour plaider ma cause. Giscard est intervenu pour lever l’interdiction.
«Avec André, on n’a pas toujours été d’accord. Mais on s’est toujours retrouvé sur l’antitotalitarisme, on a défendu ensemble les boat people. Sur la Bosnie aussi, on était exactement sur les mêmes positions.
«Ce qui est fascinant chez André, même s’il est péremptoire, c’est que la radicalité de sa pensée lui permet de surmonter, voir de modifier ses positions. Quand il a rompu avec le maoïsme, et s’est inscrit dans le courant des « nouveaux philosophes », moi qui étais libertaire, je lui ai dit bienvenue au club. En 2007, il soutient Sarkozy. Mais quand ce dernier dit des bêtises sur Mai 1968, André écrit un livre pour dénoncer ces bêtises. Quand Sarkozy dit des insanités sur les Roms, André publie un texte pour les défendre. Quand Sarkozy vend des frégates à Poutine, il le condamne publiquement.
«Il y a dans notre société médiatique quelque chose de profondément regrettable. En septembre 2014, André a publié un livre intitulé Voltaire contre-attaque, un livre prémonitoire six mois avant les attentats de Charlie. Ça n’a intéressé personne : il était déjà très malade, et il ne pouvait plus débattre sur les plateaux télé…
«André est un être gentil et doux. On ne se brouille pas avec lui. On discute. Sa mort, je m’y attendais, il était très faible, il en avait marre, c’était dur. Mais quand je l’ai apprise hier soir, cela m’a fait un choc. J’ai dit à ma femme : « Voilà on ne pourra plus discuter. Il manque un maillon dans la chaîne du débat. » Ce maillon, il ne sera plus jamais là. Et ça me rend profondément triste.
«André est mort le 9 novembre. Vous savez ce que c’est que le 9 novembre ? C’est 77 ans après la nuit de Cristal en Allemagne et les premiers pogroms contre les juifs, c’est 26 ans après la chute du mur de Berlin. Il est mort un jour symbolique qui recadre sa vie et sa pensée.» Recueilli par N.R
Romain Goupil : «Un intellectuel capable de penser contre lui-même»
«André Glucksmann était un érudit, un philosophe, un intellectuel… Mais surtout un penseur capable de penser contre lui-même, acceptant de prendre des risques, de se tromper, de ne pas toujours avoir raison et de le dire.»
«Dans les années 70, lui comme nous étions beaucoup à croire en des jours meilleurs. C’était l’époque il ne fallait pas désespérer Billancourt, où il fallait se taire pour atteindre un but ultime. Mais lui a tout remis en cause en dénonçant une immense supercherie que l’on payait en drames humains. Il faut se souvenir que cela a provoqué une fracture incroyable.»
«Il n’a cessé de lutter contre l’Etat totalitaire et de porter ce devoir d’humanité, avec les boat people, Sarajevo… Il était capable de mobiliser beaucoup de monde pour les combats qu’il estimait devoir mener. Nous étions parfois seuls comme sur l’Irak. Et Il était tout seul à soutenir Sarko. Mais là encore, il a été capable d’écouter et revenir sur ce soutien pour défendre les Roms.»
«Aujourd’hui, au moment où sont présentés comme intellectuels des représentants d’une France rance et repliée sur elle-même, au moment où nous nous battons contre l’indignité que représente la Jungle de Calais, cette voix universaliste, qui était celle d’André, nous manque.»
Sarkozy voit se tourner «une page de la pensée française»
L’ancien chef de l’Etat Nicolas Sarkozy a rendu un hommage superlatif à André Glucksmann celui dont l’amitié l’«honorait». Du «philosophe» soixante-huitard, il évoque «l’engagement maoïste au début des années 1960» puis «la dénonciation du marxisme comme théorie totalitaire». Selon lui, il aurait ainsi démontré«que l’idéologie ne pouvait pas toujours museler la pensée et que la philosophie ne pouvait pas servir de garantie a des systèmes politiques inhumains». Sarkozy célèbre la «lucidité intellectuelle» d’un intellectuel qui n’aurait «jamais cessé de dénoncer ces maîtres à penser prêts à cautionner le pire». Cette «amitié» entre Sarkozy et Glucksmann remonte à février 2007, quand l’auteur des Maîtres-penseurs choisi de soutenir le président de l’UMP contre la socialiste Ségolène Royal à l’élection présidentielle. André Glucksmann fondait alors sa décision sur les questions internationales, notamment la Tchétchénie. Avec ses déclarations anti-Poutine, Sarkozy opérait à ses yeux une «rupture» salutaire avec Jacques Chirac qui disait son amitié pour son homologue russe. L’ex-nouveau philosophe a dû déchanter dès 2009, quand l’ancien chef de l’Etat a mangé son chapeau zen allant signer, à Moscou, le contrat de vente des navires de guerre français de type Mistral. Il avait expliqué sa déception à Libération en 2012. A.A.
Hollande : «Il ne se résignait pas à la fatalité des guerres et des massacres»
Dans un communiqué, l’Elysée a estimé qu’André Glucksmann «portait en lui tous les drames du XXe siècle».
«Fils de réfugiés dans les années 1930, il avait connu le sort des enfants juifs cachés pendant la deuxième guerre mondiale. Ancien assistant de Raymond ARON à la Sorbonne, André Glucksmann a toute sa vie durant mis sa formation intellectuelle au service d’un engagement public pour la liberté.
«Il devint dans les années 1970 l’une des grandes figures du combat antitotalitaire, capable de réunir Jean-Paul Sartre et Raymond Aron à l’Elysée pour défendre la responsabilité de la France terre d’asile face au drame des « boat people » d’Extrême-Orient.
«Pénétré par le tragique de l’histoire autant que par son devoir d’intellectuel, il ne se résignait pas à la fatalité des guerres et des massacres. Il était toujours en éveil et à l’écoute des souffrances des peuples. La liberté de l’Ukraine fut l’un de ses derniers combats.»
Nathalie Raulin