Encore les dates, ces bonnes vieilles dates, nos béquilles: Censier 1974, à la vitrine du libraire d’en face, entre deux numéros de «Tel Quel», la tête triste, médicale, de Soljenitsyne et celle, beatnik, d’André Glucksmann. «L’Archipel du Goulag», «La cuisinière et le mangeur d’hommes». Deux livres pour entrer dans mon époque. Ou plus exactement : deux livres pour vivre mon époque.
Mai avait passé, nous n’aurions pas vingt ans avec Sartre, mais avec les zeks de «l’Archipel». J’avais vu, de ma petite fenêtre donnant sur le cimetière Montparnasse, les funérailles de l’auteur des «Mots», dernier acte du XIXème siècle révolutionnaire. Avec Soljenitsyne a commencé la suite, celle-là même où nous sommes encore.
Et André Glucksmann aura incarné dans cette histoire non encore racontée en son fond véritable, métaphysique, la figure de l’intercesseur. Le philosophe de Clausewitz, le commentateur du «Petit livre rouge» pour qui Mao offrait – aussi étrange que cela paraisse aujourd’hui – une porte de sortie hors de la gangue stalinienne, le beatnik de la GP tombe sur «L’Archipel».
Soudain, ce n’est plus le «militant» qui mène la danse en mettant un chloroforme à ses doutes intimes, car il y a quelqu’un d’autre dans la pièce, qui regarde en face, comme la vérité devant le mensonge. Le zek de «l’Archipel» a quelque chose à dire, son livre sous le bras. Glucksmann, ici, est l’homme qui demande qu’on écoute ce que le miséreux du cercle polaire a de si important à raconter.
Pour l’étudiant que j’étais alors, cette lecture de «Soljé via Glucks», fut une sorte d’acte inaugural, intellectuel, littéraire. Tout a commencé là pour moi. Pas un mot écrit, depuis, qui ne soit redevable à cette prodigieuse leçon de vérité sur soi-même. Depuis, j’ai souvent relu et m’y plonge encore régulièrement, des pages au hasard de «l’Archipel». Et toujours, je crois entendre en surimpression cette voix de converti qu’avait Glucksmann, capable de dévaster un studio de télévision par la colère, l’impatience de faire lire ce qui avait changé sa vie.
On a beaucoup moqué l’invention des «nouveaux philosophes», on a ri de ces colères médiatiques. Les faits, pourtant, sont têtus : si Glucksmann, et avec lui un Clavel, un Bernard-Henri Lévy, un Christian Jambet, n’avaient pas si vigoureusement secoué le cocotier, nous en serions encore aux gloses d’une vieille gauche radicalo-stalinienne. Ces gloses n’ont d’ailleurs pas disparu tout à fait, l’onde de choc n’a pas fini sa trajectoire. Il y a encore du travail. Il va simplement falloir faire sans Glucks.
Son dernier livre, un hommage à Voltaire, prenait de plein fouet la nouvelle doxa du prétendu politiquement incorrect, celle-là même dont se drapent les nouveaux imposteurs de la prétendue scène intellectuelle. Il reprenait le sabre de combat, en hommage à son grand-père réfugié sur les routes de l’Europe nazie.
Glucksmann ne se laissait pas intimider par ces bonnes raisons que l’on ne cesse de trouver, le plus normalement du monde, à la mise à mort de la charité. Un assassinat de civilisation. La charité est un acte essentiel d’essence biblique, par lequel on témoigne de la prééminence du plus pauvre, quelle que soit la situation. C’est ce que Glucksmann appelait la morale d’«extrême urgence», appliquant aux guerres contemporaines ces fruits de lecture où le nom d’Emmanuel Levinas prend place au premier rang.
On rit beaucoup, aujourd’hui, chez Mr Ruquier, de ces fadaises éthiques, «droitdel’hommistes». Ceux qui rient aujourd’hui de ces colères démodées ont sur eux le rictus de l’éternelle lâcheté. Qu’André Glucksmann ne voie pas cela nous sert ici d’amère consolation.
Michel Crépu
Rédacteur en chef de la «NRF»
Le site internet de la «NRF»
VIDÉO. La polémique d’André Glucksmann avec Francis Cohen de « l’Humanité »
(« Apostrophes », 24 juin 1974)
VIDÉO. André Glucksmann à propos de la contestation
(« Apostrophes », 24 juin 1974)
Autour de la mort d’André Glucksmann
> Le philosophe André Glucksmann est mort
> André Glucksmann par Michel Foucault
> André Glucksmann, ce que je lui dois, par Michel Crépu
> Le testament philosophique d’André Glucksmann, par Pascal Bruckner
> ENTRETIEN. Quand Glucksmann analysait le nihilisme contemporain
> ENQUÊTE. Que reste-t-il des « nouveaux philosophes »?
> 40 ans après, l’incroyable histoire de « l’Archipel du Goulag »
> DOSSIER. En 2015, qui sont les intellectuels de gauche?