Marimekko en couleurs

Heureusement, il y a le finnois, cette langue qui nous échappe complètement, mélopée à la fois rocailleuse et bizarrement chantante. C’est une bénédiction, la garantie d’un dépaysement effectif dans un Helsinki sinon en voie de standardisation avancée : ici comme dans toutes les métropoles «civilisées», les bataillons de marques de luxe comme de fast fashion ont fait main basse sur le centre-ville, du patriarche français Vuitton à l’adolescent suédois Monki en passant par la séductrice espagnole Mango.

Le visiteur se sent comme Bill Murray dans Un jour sans fin. Renvoyé sans cesse à la case départ, au même scénario à écho d’impasse. La «couleur locale», il faut la chercher, la dénicher. Ou alors se tourner vers la tradition, vers les fondamentaux que ne pourront jamais copier H&M ou Zara. Assister à une messe en la cathédrale orthodoxe Ouspenski, avec prêtres à kamilavkion (couvre-chefs noirs). Sa concurrente luthérienne et immaculée de la place du Sénat vaut aussi le détour malgré les débiles arrimés à leurs perches à selfie – une pulsion de meurtre nous embrase comme dans une tragédie ordinaire de Matti Yrjänä Joensuu, pilier du roman noir nordique.

La raison, ou serait-ce la lâcheté, fait préférer une après-midi dans la somptueuse piscine-sauna d’Yrjönkatu, la toute première construite dans le pays, en 1928. Manger du renne est une autre alternative. Sucer une pastille de réglisse salée, si tu es veggie. Pour tous, regarder les bateaux brise-glace qui émergent du brouillard. La séduction fantomatique d’Helsinki en hiver apaise la panique du voyageur castré par l’uniformité soyeuse des avenues-centres commerciaux. Et puis, il y a Marimekko. Qui pourrait faire le lien, un bon entre-deux, une alternative réconciliatrice. Soit une marque de vêtements, textiles et éléments de décoration intérieure qui a en Finlande pignon sur rue, essaime via des boutiques en propre comme des «corners» dans les grands magasins.

Armi Ratia, à l’usine Marimekko, à Helsinki dans les années 70. Photo Marimekko.  

Encore confidentielle dans le sud de l’Europe, elle y tente ces temps-ci une percée comme l’atteste sa «présentation» le 6 mars dans le cadre de la fashion week parisienne, réitération d’un galop d’essai l’an dernier. Marimekko fait en revanche totalement partie du patrimoine commun aux pays du nord, tout en conservant sa spécificité. Une success story basée sur un équilibre que toute enseigne de plus de trente ans guigne comme le Graal : entre entretien de l’héritage et développement constant du business.

Le tout est irrigué par une figure tutélaire omniprésente chez les acteurs actuels de l’entreprise, sa fondatrice Armi Ratia. Qu’on entrevoit comme une sorte de fantôme positif et haut en couleur. Fleurs, pois, rayures… Armi Ratia (1912-1979) était clairement un sacré pistolet. Une businesswoman mue par une intuition en béton. Née en Carélie, à la frontière de la Finlande et de la Russie, fille d’un marchand et d’une institutrice, cette audacieuse crée Marimekko («robe de fille») en 1951.

Entre-temps, elle a étudié le textile à Helsinki, mis sur pied un atelier de tissage, puis, après la guerre contre la Russie qui a fauché ses trois frères et l’a obligée à quitter sa région d’origine, elle a secondé son mari dans la création de Printex, société spécialisée dans la fabrication de toiles cirées. Son idée : passer à des tissus plus modernes et se concentrer sur les imprimés. Confiés à des designers maison ou à des artistes, ils doivent claquer, dans les motifs comme dans les teintes, à rebours de toute morosité. Dans la foulée, elle imagine des vêtements.

 Le motif Unikko, emblématique de la marque, créé par Maija Isola, en 1964. Photo Marimekko.

Son intuition colle à l’air du temps, cet après-guerre où en Finlande comme ailleurs, les rescapés ont hâte de tourner la page survie pour renouer avec la légèreté et l’optimisme. Marimekko n’y va pas de main morte. Grandes et mini-fleurs, carottes (!), pois, vagues, triangles, ronds, carrés, rayures. Et un nuancier strident, orange sanguine, vermillon, rose, vert chlorophylle, noir, blanc. Le tout est psychédélique, naïf, pointilliste, pop.

Armi Ratia, qui avait paraît-il le débit d’une mitraillette, pilotait Marimekko en franc-tireuse. Avec le goût de la flamboyance, et du paradoxe : autoproclamée «femme la moins bien habillée d’Helsinki» mais guetteuse de tendances, iconoclaste affichée mais partisane d’une mode faite pour durer. Soixante ans plus tard, ses successeurs surfent toujours et résolument sur cette ligne de crête potentiellement impraticable. A commencer par Anna Teurnell, directrice de l’ensemble de la création depuis un an et demi après une montée en puissance chez H&M et sa branche & Other Stories.

Rencontrée dans son bureau de Stockholm, la chic quadra suédoise en total look Marimekko néo-preppy (chemise à rayures sur jupe longue à fleurs) récuse toute dimension «boulet» d’une vision issue d’une époque portée par la reconstruction et protégée de la mondialisation et son uniformisation concomitante : «Non, ça n’est pas lourd, au contraire : ce passé, on peut s’y adosser, c’est bien plus confortable que d’avoir à créer ex nihilo. Et c’est une fierté parce qu’il y a peu de marques nordiques aussi pérennes, qui perpétuent un savoir-faire proche de l’artisanal. Mais dans le même temps, il faut continuer à surprendre, en proposant notamment de nouvelles silhouettes.» 

Sa collection été 2016 l’atteste, robes chemises qui échappent à l’écueil tenue-de-concierge par l’étroitisation, chemises légèrement trapèzes ou droites comme celles des hommes, pantalons feu au plancher, bottes rose malabar. Un alliage plutôt réussi entre échos vintage et tendance normcore, praticable tous terrains pour peu qu’on n’ait pas froid à la rétine. Anna Teurnell: «Je n’ai pas une femme précise en tête, pas d’icône. Mais je sais qu’elle a de la personnalité et qu’elle est active, qu’elle travaille, qu’elle a peut-être des enfants, et qu’elle a besoin de vêtements faciles à porter, avec une touche de chic.»

La veille, in situ, au siège-usine nickel mais sans charme installé dans la zone industrielle d’Helsinki, on nous l’avait martelé : Marimekko se veut «pratique et démocratique», pour la vie quotidienne plus que le tapis rouge, et abordable tout en restant qualitativement haut de gamme. Les prix incarnent bien l’option, impropres à l’achat coup de tête mais pas impossible non plus : 275 euros la robe, 250 la jupe, 285 le cardigan, 550 le manteau. 

Le magazine Sports Illustrated du mois de décembre 1960. Jackie Kennedy porte une robe Marimekko (photographie de Drew Zingg). 

Paradoxalement, c’est grâce à Jackie Kennedy, socialite branchée s’il en était, que la marque a percé à l’international : en 1960, la femme du futur président des Etats-Unis a ponctué la campagne de JFK de sémillantes robes made in Helsinki. Mettons que ça n’était pas tactique – quoique Jackie ait toujours été une master & commander du style. Toujours est-il que passer inaperçu en Marimekko relève de l’exploit. Même en noir et blanc de base, on produit son petit effet. Par la force des imprimés. L’entreprise en compte actuellement quelque 3 500, réunis en un corpus-trésor de guerre dans lequel les créatifs piochent régulièrement et religieusement.

Particularité instaurée par la fondatrice amatrice d’art : ils sont tous signés et datés, et leurs nouvelles moutures sont soumises à l’accord de leurs auteurs (ou de leurs ayants droit s’ils ne sont plus de ce monde). Une «éthique» qui permet aussi de surfer sur l’idée d’exclusivité, d’une démarche noble et non bassement commerciale. «Philosophie» et «design» sont d’ailleurs des leitmotivs internes, quand «mode» semble relever du chat noir, et lorsqu’on demande quelle marque pourrait servir de référence, c’est sa majesté Hermès qui sort du chapeau.

Tous les imprimés portent un nom de baptême, certains sont totémiques. L’Unikko (coquelicot) est carrément iconique, parterre de fleurs irrégulières qui fait l’objet de variations ad libitum depuis 1964. Il est l’œuvre de Maija Isola, qui en a créé 533 au total. Pimpant, naïf, avec cet air d’inachevé qu’ont les dessins d’enfant, il incarne l’état d’esprit positiviste originel dont l’actuelle PDG Tiina Alahuhta-Kasko parle avec la déférence du disciple à l’égard d’un texte saint : «Armi Ratia voulait que Marimekko donne aux gens les moyens d’être heureux tels qu’ils sont, et de s’exprimer. C’est cette philosophie en laquelle nous croyons aussi aujourd’hui et nous avons le sentiment que ces valeurs qui incluent l’individualité, l’authenticité, l’intemporalité et la fonctionnalité, sont aujourd’hui plus d’actualité que jamais.»

Le fantasme d’un village maison

C’est carrément un projet de vie qu’avait Armi Ratia, au point de se profiler en gourou ex textilis : outre les vêtements et les tissus disponibles au mètre, elle a voulu de la décoration de maison, du linge, des objets, et même envisagé une sorte de village Marimekko pour son personnel (Google avant l’heure ?). Le fantasme n’a d’ailleurs pas fait totalement pschitt : Sami Ruotsalainen, membre de l’équipe dédiée à la décoration d’intérieur, spécialiste ès céramique, parle en rigolant d’une «secte Marimekko», avec salariés habillés maison, qui y restent longtemps, qui se connaissent tous, «comme une famille».

Les motifs « Tiilskivi » et « Faruk », exemples de textiles d’intérieur. Photo Marimekko. 

Designer côté vêtements, le très hipster Mika Piirainen, vingt-et-un ans d’activité au compteur, évoque une histoire qui a pu «par moments avoir des allures de soap opera, maintenant c’est plus tranquille, mais en tout cas, on ne s’ennuie jamais, ça évolue tout le temps, on n’a pas l’impression de stagner». Ces deux-là font partie des quelques hommes que compte une entreprise qui reste à 91% féminine, sans qu’eux-mêmes s’en offusquent ou même le relèvent, confirmation de la fibre paritaire nordique.

La mort d’Armi Ratia en 1979 a failli entraîner celle de Marimekko. Une autre «leadeuse», Kirsti Paakkanen, venue de la publicité, l’a remise sur les rails. Désormais propriété de l’ancien patron d’un groupe d’assurances, présente dans le monde entier via ses 140 boutiques et la vente en ligne, la marque qui compte 500 salariés, cartonne en Asie. Notamment au Japon. Pas étonnant, se dit-on, vu le prisme kawaï, gai et innocent comme un pinson à rebours d’une société hypercorsetée. Toute chose que n’est pas a priori la société finlandaise, plutôt notoirement débridée et fêtarde. «Il y a ici une mélancolie liée à la nature, à la météorologie, pointe Minna Kemell-Kutvonen, chargé des lignes maison et de l’impression. Quand il fait froid et gris, vous avez besoin de couleur, de luminosité, et vous vous occupez beaucoup de votre intérieur auquel vous êtes très souvent ramené.» Le jour d’après, sous les flocons et face aux eaux glacées du port d’Helsinki, la phrase résonne comme une validation assez imparable de Marimekko.

Sabrina Champenois

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