Je me souviens de Georges Perec

«Il prétendait que les kangourous n’existaient pas»

Par Jacques Roubaud

Je me souviens qu’un jour, au commencement d’une réunion de l’Oulipo chez François Le Lionnais, route de la Reine, à Boulogne, GeorgesPerec lut quelques pages du livre qu’il était en train d’écrire. Il nous demanda quelle était la contrainte. On ne trouvait pas. «C’est un lipogramme en e», dit-il. Le livre en cours était «la Disparition».

Je me souviens que, peu de temps après certain événement, GeorgesPerec disait: «Althusser-res trop fort !»

Je me souviens de GeorgesPerec mimant une conversation téléphonique: «Où il est Roméo ? – ‘Oméo pati ! – Et où il est, Dinu ? – Dinu Lipati !»

Je me souviens qu’à son retour d’Australie, en 1981, GeorgesPerec prétendait que les kangourous n’existaient pas, que c’était une invention de l’Office du Tourisme australien, qui engageait des Aborigènes pour qu’ils fassent semblant d’être des kangourous.

Je me souviens que GeorgesPerec disait : «Le Vaudou, c’est toujours Debord !»

Je me souviens qu’en ce temps-là, il y a bien des années, GeorgesPerec habitait au Moulin d’Andé. A cette époque Henri Pichette préparait une nouvelle édition de son livre «les Epiphanies». Il avait décidé de les récrire. Il n’arrivait pas à dépasser la première phrase. Tous les matins, il descendait dans la salle à manger commune, et récitait à Georges une nouvelle version de cette fameuse première phrase. «C’est pas les épiphanies, disait Perec, mais les épafinies !»

Je me souviens qu’avant de partir pour l’Australie, GeorgesPerec a demandé à Paul Braffort et à moi-même s’il existait des nombres n ayant les propriétés suivantes:

a) n est premier ;

b) le palindrome de n, écrit en chiffres arabes, est premier;

c) le palindrome de n, écrit en chiffres arabes, est égal à 2n-1.

Nous avons dit : 37. Son palindrome est 73, qui est égal à 2 fois 37 moins 1. Et 37 comme 73 sont tous les deux des nombres premiers.Georges a dit qu’il le savait, mais qu’il voulait savoir s’il y en avait d’autres. Nous avons dit : «C’est pour quoi faire ? – C’est pour mon roman. – Ah !» Nous avons cherché un moment, Braffort et moi. Mais Georges a abandonné 37 en route. Son dernier livre, inachevé, est «53 Jours». 53 est premier, mais pas son palindrome, 35.

Je me souviens du dernier coup de téléphone que j’ai reçu de GeorgesPerec. C’était peu de temps avant sa mort. Il m’a dit qu’il espérait avoir le temps de finir «53 Jours».

« Il buvait du vin rouge quelconque »

Par Paul Fournel

Je me souviens que GeorgesPerec tenait sa cigarette entre le majeur et l’annulaire et que, pour fumer, il arrondissait sa main comme la coque d’un sabre.

Je me souviens que GeorgesPerec portait des chemises indiennes par-dessus son pantalon. Il ne les rentrait jamais dans sa ceinture pour cacher son petit bedon.

Je me souviens de l’époque où GeorgesPerec s’est laissé pousser la barbe et les cheveux.

Je me souviens que GeorgesPerec buvait du vin rouge quelconque, et du meilleur lorsqu’il est devenu ami avec Harry [Matthews].

Je me souviens d’une réunion de l’Oulipo chez le président Le Lionnais où GeorgesPerec nous a parlé d’un projet de roman qui allait devenir «la Vie mode d’emploi». Ce jour-là, Italo Calvino a parlé aussi d’un projet qui allait devenir «Si par une nuit d’hiver un voyageur». Quand j’y repense, c’était un joli jour.

Je me souviens d’un photographe qui poursuivait GeorgesPerec dans son appartement en l’appelant «maître».GeorgesPerec, fort embarrassé, fuyait de pièce en pièce en répétant: «Je ne suis pas un maître.»

Je me souviens avoir classé avec Georges Perec la bibliothèque de la chambre du président Le Lionnais. Il s’agissait de la collection de romans populaires. Nous étions poussiéreux. Ensuite nous aurions dû faire le couloir, le salon, la salle à manger et le sous-sol. Nous en sommes restés à la chambre, et l’opération a pris le nom de code «Augias 1».

Je me souviens être arrivé chez GeorgesPerec au moment même où il terminait la dactylographie de «la Vie mode d’emploi» sur son IBM à boule. Il m’a fait signe d’attendre une seconde, il a fini la dernière phrase, il a mis le mot «Fin» et s’est levé. Il était brisé. Il a regardé sa machine et a dit : «Je la hais.» J’ai répondu: «Je l’achète», et je l’ai emportée chez moi. Elle n’a jamais voulu marcher.

« Il portait une robe de chambre

et respirait avec difficulté »

Par Jacques Bens

Je me souviens de son appartement de la rue Linné. Un carton punaisé annonçait : «Georges Perec, peinture en bâtiment, 36, rue du Cotentin, 75015 Paris.» En regardant de près, on s’apercevait que l’inscription originale portait «Berec»: la boucle inférieure du B avait été grattée.

Je me souviens de la réunion de l’Oulipo où, après nous avoir lu les premières lignes de «la Disparition» qu’il venait de composer, Georges nous a demandé si nous avions remarqué quelque chose: «Non, no, nein, noun, nenni», répondîmes-nous, chacun en son langage.

Je me souviens qu’à l’automne 1980 nous fournissions, Georges et moi, des jeux pour un hebdomadaire. N’ayant pas été payés depuis plusieurs semaines, nous décidâmes d’aller protester. Notre correspondant attitré nous tint le langage habituel : «C’est une erreur comptable? Nous allons régler ça très vite.» Et Georges: «Vous allez même le régler immédiatement. Voyez, nous avons apporté des sandouiches et de la bière, nous avons repéré les toilettes, nous pouvons tenir jusqu’à demain matin.» Un quart d’heure plus tard, une charmante secrétaire nous apportait nos chèques. C’est le seul sit-in de ma vie. Il n’est guère héroïque, mais son souvenir m’amuse encore.

Je me souviens de la dernière fois où j’ai vu Georges, c’était quelques jours avant sa disparition. Il était en robe de chambre et respirait avec difficulté.

Je me souviens que nous étions assez nombreux, dans la sinistre salle d’attente du crématorium du Père-Lachaise, pendant que notre ami se transformait en cendre. Au bout d’une vingtaine de minutes, Harry est venu vers moi et m’a dit: «Allons un moment dehors.» Je l’ai suivi. Il pleuvait. Nous nous sommes abrités sous une de ces galeries en arc de cercle qui constituent des annexes du columbarium. A quelques mètres de nous, Catherine exprimait son désespoir, cependant qu’impuissants nous regardions en silence tomber la pluie sur les arbres du cimetière.

« Il avait des yeux verts beaux »

Par Harry Mathews

Je me souviens d’avoir demandé à GeorgesPerec, fana du vélo dans le passé, pourquoi il était tellement plus facile de maintenir sa vitesse quand on était «dans la roue» d’un autre coureur. Y avait-il une explication mécanique, ou psychologique, ou les deux à la fois? Il répondit qu’il n’y avait rien à expliquer – on comprenait la chose ou on ne la comprenait pas.

Je me souviens des yeux de GeorgesPerec: grands, verts beaux.

Je me souviens que GeorgesPerec m’a raconté qu’au cours d’une émission de radio il s’était épanché en louanges sur le gros stylo Montblanc dans l’espoir que le fabricant lui en enverrait un.

Je me souviens qu’au cours de notre premier dîner suivant la fin de sa psychanalyse,GeorgesPerec me raconta que maintenant, quand il descendait la rue pour aller poster une lettre, il savait qu’il descendait la rue pour poster une lettre.

Je me souviens d’avoir ressenti un grand bonheur le jour de juin 1975 où je me rendis compte que j’aimais GeorgesPerec sans réserve.

(Harry Mathews, in « le Verger », ©POL, 1986.)

« Il voulait faire 37 choses avant de mourir»

Par Marcel Bénabou

Je me souviens que, dressant la liste des cinquante choses qu’il aimerait faire avant de mourir, Perec s’était arrêté, volontairement et sans explication, au numéro 37.

Je me souviens que Perec a présenté aux oulipiens le projet de ce qui allait devenir «la Vie mode d’emploi» sous ce titre mystérieux: «Du petit-lait pour François Le Lionnais».

Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu Perec au volant d’une voiture, ni sur un vélo.

Je me souviens que lorsqu’il devait prendre un train, Perec, comme Le Lionnais et Roubaud, aimait arriver à la gare au moins une heure avant le départ dudit train.

Je me souviens du grand registre relié de toile noire, presque toujours ouvert, sur lequel Perec recueillait au jour le jour ses «Je me souviens», et accessoirement ceux de ses amis de passage.

Je me souviens du ton de voix que Perec avait pris, au soir du 10 mai 1981, quelques minutes après 20 heures, pour me dire: «Alors, ça y est, nous sommes dans un pays socialiste?» C’était un étrange mélange de jubilation et d’incrédulité.

Je me souviens qu’une des devinettes favorites de Perec était celle-ci: «Pourquoi y a-t-il si peu de juifs meuniers?» et que la réponse, qui le mettait en joie, était: «Parce qu’on ne peut pas être au four et au moulin!»

Je ne me souviens plus très bien quand Perec a commencé à porter la barbe, ni à quel moment il a adopté cette coiffure afro qui est si rapidement devenue inséparable de son image publique.

Je me souviens de ce soir d’été où, devant un hôtel de l’île de la Barthelasse, j’ai malencontreusement fermé le coffre de ma voiture sur le crâne de Perec, qui en garda quelque temps une légère écorchure.

« Il avait le visage rose bonbon»

Par Michelle Grangaud

Je me souviens qu’à la télé j’ai entendu GeorgesPerec dire qu’avec le prix Médicis il allait peut-être pouvoir vivre sans avoir à se livrer aux travaux alimentaires, non littéraires, auxquels il avait été astreint jusque-là. C’est la seule fois de ma vie où j’ai vu Georges Perec, ou plutôt son image mouvante sur un écran. Il avait un visage glabre, qui paraissait rose bonbon en raison de la mauvaise qualité de la télé couleur à cette époque.

Je me souviens d’avoir vu dans une exposition sur la déportation qui avait lieu au Centre Georges-Pompidou l’attestation de disparition de la mère de GeorgesPerec.

Je me souviens d’une photo où Mme Perec et son fils Georges sont debout l’un à côté de l’autre, elle à gauche et lui à droite, donc à la gauche de sa mère, qui a une main posée sur son épaule. Je revois la silhouette élégante de Mme Perec, dont un costume tailleur souligne la taille fine. Elle porte un assez joli petit chapeau et considère l’appareil photo avec une sorte de sourire sérieux. J’ignore si cette photo existe réellement ou s’il s’agit d’un faux souvenir.

Je me souviens que pendant la guerre l’enfant GeorgesPerec était caché, avec son oncle et sa tante, à Villard-de-Lans.

Je me souviens que quand j’ai lu pour la première fois ce que Perec a écrit sur le saut en parachute, je l’ai vu, lui, debout, de dos, dans la file de ceux qui allaient sauter. Il avait, comme tous les autres, le crâne rasé, et l’uniforme qu’il portait, ainsi que le harnachement du parachute qui avait l’air d’un sac à dos, paraissait vert foncé dans la pénombre de la machine volante.

Je me souviens que GeorgesPerec avait en horreur le mot «salsifis», à tel point qu’il ne pouvait manger de ce légume. C’est Henri Deluy, fondateur de la revue «Action poétique», qui m’a communiqué ce détail de gastrolexicophobie.

« Il ne s’est pas suicidé »

Par Hervé Le Tellier

Je me souviens que l’une des premières choses que l’on m’a dites à l’Oulipo, c’est qu’il n’y avait pas plus d’accent aigu à Perec que de y à Le Lionnais.

J’ai été le premier oulipien à ne pas avoir connu Perec. Pourtant, à l’issue d’un (assez agréable) spectacle Perec, pressé par des comédiens qui exigeaient de moi l’avis oulipien autorisé, je me suis surpris à répondre, sans doute troublé par leur anxiété: «Je pense que Georges aurait beaucoup aimé.»

Je me souviens d’une chose bizarre : à la fin d’une lecture (récente) donnée par l’Oulipo, une dame est venue nous voir pour nous demander pourquoi GeorgesPerec s’était suicidé. Malgré nos dénégations, nous n’avons pu la convaincre, et elle est repartie déçue et irritée devant tant de tartuferie.

Je me souviens qu’adolescent, je crois bien avoir cru que Perec était breton, certainement à cause de Perros-Guirec. J’ai conscience que ce n’est pas une preuve d’intelligence.

Je me souviens, c’était en 1995 il me semble, de l’inauguration de la rue GeorgesPerec à Paris: ça a été l’occasion d’un lamentable discours «à la manière de» du maire du 20e, Didier Bariani à l’époque.

Je me souviens que le jour où, en lisant la biographie de Perec par David Bellos, j’ai relevé qu’il avait été élève à Claude-Bernard du début de sa sixième, en octobre 1946, à la fin de sa quatrième, en juin 1949, j’ai téléphoné immédiatement à mon père, qui s’y trouvait dans la même période, deux ou trois classes au-dessus sans doute. Déception double: il ne se rappelait pas l’avoir jamais croisé, et d’ailleurs qui était ce GeorgesPerec?

« En 1935, il était vraiment minuscule »

Par Jacques Jouet

Je me souviens que GeorgesPerec avait eu pas de barbe visible et pas de cheveux longs hirsutes.

Je me rappelle ne pas avoir rencontré Georges Perec en 1935, mais qu’alors il était vraiment minuscule.

Je me souviens de l’épaisseur du «romans» «la Vie mode d’emploi».

Je me rappelle la longue durée, la lourde pesanteur du deuil de l’Oulipo après la mort de GeorgesPerec.

Je me rémembère qu’en 1975 Joe Brainard a publié un livre intitulé «I remember».

« Il voulait écrire à dos de chameau»

Par Bertrand Jérôme

Je me souviens que GeorgesPerec regrettait de ne pas avoir rencontré Malcolm Lowry. Il aurait aimé passer une nuit entière à parler et à se saouler avec lui.

Je me souviens que GeorgesPerec voulait écrire le scénario d’un film d’aventures dans lequel on verrait 5000 Kirghiz cavalant dans la steppe.

Je me souviens que GeorgesPerec était fasciné par un point du globe dans le Pacifique, le point d’intersection de l’équateur et de la ligne de changement de date. Il projetait d’y passer un jour, de préférence à minuit.

Je me souviens que GeorgesPerec prétendit qu’il avait songé à s’habiller de façon différente, cravate, costume trois pièces, «pour voir ce que cela ferait si je changeais de vêture».

Je me souviens que GeorgesPerec regrettait l’absence chez lui de certains appareils ménagers, par manque de place: «Je me suis servi récemment pour la première fois d’une machine à laver le linge, c’est très commode.»

Je me souviens que GeorgesPerec avait reçu une carte postale représentant une route dans le Sud marocain, avec un panneau mentionnant: «Tombouctou 52 jours». Depuis, il rêvait de faire le voyage Maroc-Tombouctou à dos de chameau avec une secrétaire à laquelle il dicterait un roman en cinquante-deux jours, le temps mis par Stendhal pour écrire «la Chartreuse de Parme».

Je me souviens que GeorgesPerec rêvait de boire du rhum trouvé au fond de l’océan dans un galion coulé au XVIIe siècle, comme le capitaine Haddock dans «le Trésor de Rackham le Rouge».

Georges Perec, bio express

Georges Perec, d’origine polonaise, est né le 7 mars 1936. Plusieurs membres de sa famille meurent dans les camps nazis. Il est élevé par un oncle. Son premier roman («les Choses») obtient le prix Renaudot en 1965. Suivent «Un homme qui dort», «la Disparition», «W ou le souvenir d’enfance». En 1980 paraissent «la Vie mode d’emploi» (prix Médicis) et «Je me souviens», immortalisé au théâtre par Sami Frey. Perec a aussi écrit pour le théâtre, et réalisé plusieurs films. Il est mort le 3 mars 1982.

L’Oulipo : le cercle des poètes farfelus

Paru dans « Le Nouvel Observateur » du 22 février 2001.

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