Nikolaus Harnoncourt, le dernier pionnier

Alors que son ami Gustav Leonhardt était un aristocrate de nature, Nikolaus Harnoncourt était un aristocrate de naissance (il est né Nikolaus de la Fontaine und d’Harnoncourt-Unverzagt, descendant des Habsbourg). Par nature, il était extraordinairement fougueux, extraordinairement intelligent, extraordinairement tenace. Lorsque, violoncelliste d’orchestre, il a fondé son ensemble, le Concentus Musicus (1953), on ne savait rien de la manière « historique » de jouer la musique des XVIIe et XVIIIe siècles, qu’il voulait retrouver.

Il a fallu trouver les instruments, ou les faire reconstruire, trouver les traités et les lire, et surtout endurer les sarcasmes que, du monde entier, on lui jetait au visage comme des crachats. Il remettait en question un bon siècle d’interprétation romantique, dont le style avait été fondé par Mendelssohn, et qui empâtait cette musique jusqu’à en faire une véritable punition ; il remettait en question tout un empire financier, des firmes, des agents, des salles, des orchestres, qui n’avait pas l’intention de se laisser grignoter par ce fou qui jouait « sur des instruments achetés au Bazar de l’Hôtel de Ville » (Antoine Goléa). Mais quelques dizaines d’années plus tard, il vendait plus de disques que Karajan.

Une révolution contrôlée

Dans la foisonnante biographie qui lui a été consacrée (« Alice et Nikolaus Harnoncourt », par Monika Mertl, Versant Sud, 316 pages, 29,80 euros), on constate que la vie du grand musicien autrichien a été une lente progression vers le savoir-faire, la culture, la facilité, la richesse, la profondeur. Parti d’une adolescence désargentée, au cours de laquelle ses dents se déchaussaient (malnutrition), d’un orchestre symphonique on ne peut plus inerte (le Symphonique de Vienne), de l’ignorance la plus crasse (la guerre).

Harnoncourt se faisait engueuler parce qu’il était mal rasé, et qu’il nouait ses chaussures avec des cordes à violon cassées – en boyau, les cordes, on a sa dignité ; mais pendant ce temps-là, il mettait de côté : l’énergie, l’argent, les instruments, les partitions, le savoir ; puis il a investi tout cela, et fait fructifier. Le Concentus Musicus a répété des années sans se produire en public, sans même y penser, seulement pour apprendre. Harnoncourt allait révolutionner l’interprétation de la musique baroque ; depuis Monteverdi, on n’avait pas vu de révolution mieux contrôlée.

Les baroqueux lui doivent tant

Il était un des rares artistes cartésiens, espèce à part : animé par le doute, ennemi des idées reçues, indépendant jusqu’à la solitude. Il avait fait équipe avec Gustav Leonhardt pour le premier enregistrement intégral des cantates de Bach, la seule qui mérite encore d’être écoutée aujourd’hui (Teldec). Si ce n’est l’amour, le talent, la science et la virtuosité technique, tout opposait les deux hommes. Par exemple Leonhardt disait : « Les voix de femmes étaient interdites dans les églises. » Et les refusait dans ses disques. Harnoncourt répondait :

« Si elles étaient interdites, alors on peut être sûr qu’elles étaient employées. »

Leonhardt a marché sur la même route, absolument impavide, sûr de soi et de son talent – et il avait raison. Harnoncourt s’est assoupli, a fini par diriger de l’opéra, du Verdi, et aussi du Bruckner – et il n’avait pas tort.

Il était un chef précis, exigeant, enthousiaste. Energie phénoménale. Il tenait ses troupes sous un regard pénétrant, un faciès grimacier, il soulevait les musiciens. « Musique, art de l’élan », disait Michaux. Voilà : il avait l’élan. Il avait les yeux gros, mobiles, aux aguets, il aurait animé des pierres.

Le courant « baroqueux » lui doit tout ce qui concerne la direction d’orchestre, la hiérarchie cordes/vents, qu’il a renversée, en fait tout ce qui relève du travail d’ensemble. Avec Frans Brüggen et Gustav Leonhardt, il était le troisième membre du trio des pionniers. Et voilà : ils sont tous morts.

Jacques Drillon

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