Janvier 2016. A Los Angeles, assis sous un tableau du grand artiste congolais Marcel Gotène, l’énergique romancier de «Black Bazar» manipule un bouquin austère: «le Collège de France. Cinq siècles de recherche libre». C’est pour préparer sa propre entrée au Collège. Alain Mabanckou vient d’y être élu à la chaire annuelle de création artistique, qui avait jusqu’ici accueilli des gens comme les compositeurs Pascal Dusapin et Karol Beffa, le paysagiste Gilles Clément, ou encore l’artiste Anselm Kiefer. Lui sera le premier écrivain. Il prononcera sa leçon inaugurale le 17 mars.
« Ils t’ont donné le kit d’entrée?, rigole Dany Laferrière, qui de son côté a été reçu l’an passé sous la Coupole, en habit vert et en présence du président de la République. C’est bien, il faut étudier. Moi je devrais, parce que depuis que je suis à l’Académie, je n’arrête pas de dire que Robert Badinter y est aussi. Or j’ai regardé aujourd’hui dans la liste, Badinter n’y est pas… C’est Jean-Denis Bredin. Mais on ne m’a jamais rien dit à l’Académie ! Soit ils sont très ouverts, soit ils n’écoutent pas ce que je dis.»
On espère que ses compères du quai Conti ne passeront pas pour autant à côté des «Mythologies américaines» où l’écrivain québéco-haïtien a rassemblé ses premiers romans: le désormais mythique «Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer», mais aussi sa suite, «Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit?». Des livres qui pétillent d’intelligence, de jazz, d’érotisme et de clichés raciaux soigneusement dynamités. Mabanckou, évidemment, les a dans sa bibliothèque depuis des années. Il était temps d’organiser une conversation entre ces deux esprits libres.
« L’Académie doit redevenir un lieu malsain »
L’OBS. Vous qui êtes nés si loin de Paris, vous voilà devenus des notables de la vie littéraire française…
Dany Laferrière. Mais Paris a déjà été chez moi, quand Haïti est une colonie. C’est pour ça que je suis ici ! La langue française est très bien établie en Haïti, c’est une langue très pure que les Haïtiens s’efforcent de parler. Ensuite, Paris n’est pas qu’une ville française, c’est une capitale du monde, une capitale littéraire, un jardin suspendu où les gens viennent de partout.
AlainMabanckou. Quand vous mettez le livre au cœur de vos obsessions, le travail finit par aboutir et donner quelque chose. Nous sommes plutôt satisfaits du retour des choses, mais nous n’avons pas forcément cherché à être des notables. Ça a pris du temps à la France pour comprendre que ses gardiens du temple ne doivent pas toujours être des gens blonds aux yeux bleus, et que quiconque choisit la langue française comme instrument d’écriture est capable d’atteindre une certaine liberté, pour parler en son nom.
Le plus important, ce n’est pas d’entrer à l’Académie ou au Collège de France. C’est que nous sommes capables de dire «je», et qu’on ne voit pas toujours dans notre «je» une sorte de saupoudrage colonial. Et puis, nous avons toujours essayé de dédramatiser le formalisme qui pouvait entourer ces institutions. La meilleure façon d’entrer dans une grande institution, c’est de ne pas se prendre soi-même au sérieux. C’est de se dire qu’on me jette dans le vide, et que le seul filet que j’ai, c’est l’imaginaire que j’ai construit, les livres que j’ai écrits, et les lecteurs qui nous lisent.
D. Laferrière Par ailleurs, pour ce qui est des notables, il faut revenir aux origines de l’Académie. Tout groupe d’écrivains qui se réunit est en contestation face à l’Etat. D’ailleurs l’Etat a très vite vu qu’il n’était pas tolérable d’accepter que des gens se réunissent, comme ça, en plein Paris. Donc il a fallu leur mettre une Coupole au-dessus de la tête. Naturellement ça leur a donné du pouvoir, de la notabilité, mais on peut toujours refaire l’aventure du début. Il suffit de changer le contenu, de projeter d’autres gens à l’intérieur pour que, brusquement, l’Académie redevienne un endroit malsain, au sens profond du terme. Comme dit Victor Hugo: «Les hommes comme Tacite sont malsains pour l’autorité.»
Mais l’habit vert finit par faire l’Académicien, non ?
D. Laferrière Non, pas du tout, il suffit d’avoir des idées. Nous devons être des producteurs d’idées, d’images, de subversion d’une certaine manière. (Mabanckou rigole) Il suffit de ne pas l’oublier. Je ne pense pas que mes «Mythologies américaines» soit le livre d’un notable.
En effet. On y lit même ce genre de provocation : «C’est plus pratique de nos jours d’être un écrivain nègre. Les gens sont plus enclins à nous écouter aujourd’hui qu’à écouter un écrivain blanc de même calibre.» Que répondez-vous à ceux pour qui vous profitez d’une forme de discrimination positive?
D. Laferrière. Je suis ironique partout dans ce livre, puisque je finis par dire que je préfère être un écrivain tout court, plutôt que le plus grand écrivain nègre. Alain parlait du travail. La facilité aurait été de brandir le drapeau de la question raciale, de dire qu’on ne me donne pas ma place, et qu’on devrait me la donner même si je n’écris pas de livres, parce que je suis noir. Des choses comme ça. Le travail, pour moi, c’est le contraire de l’idéologie à cet égard. Et à un moment, les gens sont étonnés : «Ah quand même, Laferrière, il a écrit vingt-six livres!»
A. Mabanckou. Ce qui nous unit, c’est aussi de refuser les qualificatifs comme «le premier écrivain noir à faire ceci». Le Collège m’a offert quelque chose de spécifique. Pour la première fois, je ne peux pas dire que je suis le premier écrivain africain à entrer quelque part: je suis le premier écrivain tout court élu à la chaire de création artistique! Dany écrit que c’est pratique d’être un écrivain nègre parce qu’on vous invite partout… comme s’il y avait une sorte de sanglot de l’homme blanc qui voulait se racheter en disant «regardez ces pauvres anciens colonisés, nous devons leur rendre ce service». Mais moi je ne veux pas de la pitié dans la littérature. Je ne fais pas de la littérature pour quémander. J’en fais parce qu’il y a quelque chose en moi qui bouge, qui tremble, et que n’importe quel écrivain peut ressentir.
Laferrière, Finkielkraut & Cie : guerre idéologique à l’Académie française?
Votre leçon inaugurale au Collège de France sera intitulée «de la littérature coloniale à la littérature négro-africaine». Comment vous situez-vous dans cette histoire?
A. Mabanckou. Nous passons notre temps, dans nos œuvres, à refuser notre description par notre couleur de peau ou nos origines. Quand vous lisez Dany Laferrière, vous voyez bien qu’il est nourri par des écrivains blancs, jaunes, noirs, tout ce que vous voulez… C’est ce foisonnement qui fait sa singularité. La mort d’une certaine littérature africaine s’est faite approximativement quand on était, avec Dany, au premier festival Etonnants Voyageurs de Bamako en 2001. On a voulu, et on voulait alors, affecter à la littérature «négro-africaine» les missions qu’on affectait aux écrivains de la négritude: vous êtes noirs, vous devez parler de la condition noire et des souffrances du peuple noir. Du coup, on déniait à Dany d’être un dandy de la littérature…
D. Laferrière. … ou un Japonais ! [Dany Laferrière est notamment l’auteur de «Je suis un écrivain japonais». NdlR.]
A. Mabanckou. … ou de jouer avec les mots, de faire de l’érudition. Or on commence à écrire lorsqu’on cherche à se définir soi-même. Ce n’est pas un groupe social qui écrit un roman, c’est un individu! Et qui par la suite influence la pensée d’un groupe social. Je n’aime pas beaucoup le terme «négro-africain», mais il a son intérêt historique. Avec «africain», on pensait au «continent noir». En disant «négro-africain», on désigne plutôt «le monde noir». C’est plus vaste: on intègre la littérature d’Afrique, des Antilles, d’Haïti…
D. Laferrière. Oui, les diasporas comme on dit. Dans mes «Mythologies américaines», par exemple, il ne s’agit pas d’apporter un regard sur la France parce qu’elle m’a colonisé. Il s’agit de parler de l’Amérique, un territoire complètement autre. Et le faire en français, pour moi, c’est un apport, parce que très peu d’écrivains de France parlent d’Amérique de cette manière: sans chercher à faire du rap, une pâle copie de Bukowski, ou de l’américanité comme je l’ai vu chez Philippe Djian. Je crois qu’il y a dans mon livre quelque chose de direct, de naturel. L’individu, c’est-à-dire moi, se trouve dans son lieu de vie et parle de ce qui se passe autour de lui.
« Nous sommes des autodidactes »
Est-ce ainsi que vous avez conçu «Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer»?
D. Laferrière. Ce premier roman était une sorte de reportage sur un garçon de Port-au-Prince qui se retrouve à Montréal dans une petite chambre, en opposition avec son île: un espace étroit, cerné par l’hiver, où il vit avec des livres qu’il n’avait pas en Haïti, faute d’argent. Il les lit dans une baignoire rose. Il prépare sa nourriture seul, ce qu’il n’avait jamais fait, puisqu’en Haïti on interdit la cuisine aux garçons. Le voilà désormais maître de son île. Dictateur d’un pays dont il est le seul membre.
En écrivant, je me demandais : quel est l’événement le plus important de ta vie? Est-ce le dictateur Papa Doc? Ou d’être dans cette chambre, tout seul, à choisir ton destin? J’ai vu qu’avoir la clé de cette chambre était la chose le plus importante qui m’était arrivée en tant qu’individu. En Haïti, c’est comme en Afrique: ce sont les mères et les grands-mères qui ouvrent et ferment les portes! Pour la littérature aussi, cette clé était l’arme la plus cruciale que je puisse avoir: elle me faisait rejoindre Virginia Woolf, l’auteur d’«Une chambre à soi», et donc une autre lutte, plus large, plus universelle.
C’est important que des gens du Sud apportent ce genre d’expérience. A l’Académie, je crois être le seul à avoir travaillé dans une usine. J’ai passé un mois seulement à l’université, mais huit ans à l’usine. Il n’y a pas beaucoup d’académiciens qui l’ont fait.
A. Mabanckou. C’est vrai, nous avons des parcours atypiques. Nous sommes des autodidactes. Les gens croient que j’ai fait des études de lettres, mais non, je suis juriste. La littérature, nous y sommes venus par la hargne de la lecture. On parle toujours d’ouverture à gauche ou à droite. Il y a aussi une ouverture qui commence par soi-même, quand on refuse les barrières dressées devant nous. Et quand vous écrivez, vous avez quand même devant vous toute la littérature avec ses courants, sa vie parisienne, ses canons, ses modèles…
Par exemple, je n’aurais jamais rêvé de rencontrer Dany Laferrière, et ça s’est fait dans les années 1990. Le destin était tracé ainsi, mais ça prouvait que je sortais du carcan de la littérature africaine. Les écrivains africains étaient alors toujours entre eux: ils se chamaillaient, mangeaient ensemble, sortaient avec les mêmes femmes, pendant que certains cherchaient à aller voir ailleurs. Dany m’a donné la soif de connaître la littérature haïtienne. Puis je me suis lié d’amitié avec des écrivains comme Louis-Philippe Dalembert, Jean Métellus, ou encore Emile Ollivier, qui vivait au Canada, et qui disait toujours, heu…
D. Laferrière. … «Je suis Québécois le jour et Haïtien la nuit».
A. Mabanckou. Voilà ! Merci Dany. Le premier ingrédient du talent, c’est la volonté. Vous pouvez avoir du talent, si vous n’avez pas la volonté, ce n’est pas du talent que vous avez. Toutes les portes semblent fermées, mais vous avez la clé: celle dont parlait Dany, celle de mon personnage qui, dans «Demain j’aurai vingt ans», veut ouvrir le ventre de sa mère. La vie est une histoire de clés qui puissent entrer dans les serrures. Les gens ne savent pas toujours trouver la bonne, parce qu’ils en choisissent une grosse là où il faut la plus fine, la plus esthétique.
D. Laferrière. Et la clé de la littérature, ce sont les vingt-six lettres de l’alphabet, non l’idéologie qui peut toujours nous induire en erreur. Il y a bien sûr des moments où la lutte et l’idéologie sont importantes, comme nous l’ont montré Césaire, Senghor ou Damas, qui sont d’ailleurs venus à Paris aussi. Mais j’ai toujours déploré qu’ils n’aient pas compris que ça nous aurait fait grand plaisir de lire des petits textes d’eux où ils auraient raconté une après-midi dans un café. Ils y auraient pris un verre et causé de choses et d’autres. Par exemple de lectures qui ne soient pas liées à une lutte précise. Ou encore plus simplement, du goût du café, de l’amitié, de la tendresse.
Dany Laferrière, le géant vert
Mais si vous avez pu vous-même écrire un livre comme «l’Odeur du café», n’est-ce pas aussi parce qu’ils vous ont précédé ?
D. Laferrière. Oui et non. Césaire et Senghor étaient dans l’affirmation que le nègre est beau. Moi, j’étais d’emblée dans la dévitalisation du mot nègre. La définition politique du mot nègre ne m’intéressait même plus. Mais ce ne sont pas vraiment eux qui m’ont libéré de la névrose coloniale. Je viens d’Haïti, ce n’est pas n’importe quoi. C’est un pays qui a deux cents ans d’indépendance. Il y a 600.000 Haïtiens à New York, 300.000 à Miami, 200.000 à Montréal, il y en a dans toute la Caraïbe, en Europe… Cet éparpillement montre qu’il n’y a plus un seul axe Haïti-Paris. Haïti n’a pas de métropole. Haïti a Port-au-Prince qui est une mégalopole, mais pas de métropole. La lutte contre l’esclavage et le fait que nous avons eu des dictateurs nous a un peu sauvés de la névrose coloniale et du racisme anti-blanc, puisqu’on a vu que des Noirs pouvaient en faire autant. C’est une des leçons de la dictature…
Le problème de la colonisation, c’est que les gens n’arrivent pas à récupérer la politique dans le lieu dans lequel ils vivent. Ils parlent tout le temps de la France, ou de Londres, ou de Madrid suivant le colonisateur qu’ils ont eu. Alors que quand on a un dictateur, on ne peut que mener une lutte locale. Duvalier avait un jour dit qu’il vaut mieux un dictateur noir qu’un colon blanc. Les Haïtiens avaient répondu qu’ils ne voulaient ni de l’un ni de l’autre. Je trouve ça très important dans la formation de l’esprit. Ce ne sont pas du tout Césaire, Senghor ou même Damas, même si je leur rends hommage, qui ont fait cela.
Enfin, il n’y pas forcément de progrès dans l’histoire des idées. Il y a des échappées aussi. Des individus. Dans la grande charpente nationale, il y a aussi la petite tasse de café de ma grand-mère. Ma plus grande rupture, ce n’est pas d’avoir parlé de l’Amérique, ou de Voltaire, c’est d’avoir vu ma grand-mère boire sa tasse de café, offrir du café à des gens, et compris que ça pouvait être de la littérature. Parce que personne n’avait décrit cette tasse de café, sans folklore, comme un centre de civilisation.
« Nègre, je resterai », par Aimé Césaire
A. Mabanckou. Le mot «nègre» dans son aspect politique a pu gommer l’intimité. Dans la littérature de la négritude, si on enlève «l’Enfant noir» de Camara Laye et quelques autres, on voit qu’on privilégiait plutôt les causes communes. On y oubliait que la littérature peut être aussi un certain regard sur les petites choses de la vie: ce fameux café de la grand-mère de Laferrière, la description du pagne de sa mère…
L’écrivain de l’époque de Césaire avait d’abord l’obligation de décrire l’environnement social et les grandes idéologies occidentales qu’on est venu imposer dans le sud. Donc il s’était interdit de faire une littérature individuelle, personnelle, avec sa propre voix. Or c’est essentiel: la littérature ne se libère que par l’individualité de la voix. Quand Proust écrit, ce n’est pas pour vous dicter ce que seraient les grandes idéologies de son temps; il réinvente le roman psychologique dans lequel d’autres vont pouvoir picorer, par exemple pour donner naissance à l’autofiction actuelle.
Nous, dans la littérature africaine, nous n’avons pas ces sortes de modèles individuels. On nous a habitués à écouter des leçons d’intérêt général. Mais parfois la littérature est une histoire d’effraction. D’échappée comme disait Dany. On commence à écrire lorsqu’on ne sent plus peser sur soi la voix collective. Dans ce sens, je suis respectueux de ceux qui tracent une littérature autour du petit périmètre de leur nombril… à condition que je puisse être intégré dans ce nombril.
D. Laferrière. Prenez un livre comme «Comment faire l’amour avec un nègre», que j’ai publié il y a trente ans. La lecture a changé. Il y a trente ans, c’était une façon pour certains lecteurs de re-poser, un peu différemment de Césaire ou Senghor, la question nègre. Aujourd’hui, je rencontre des jeunes gens qui l’ont lu comme un livre sur la solitude de deux jeunes hommes dans une grande ville. Donc sur une expérience universelle, que peuvent vivre tous ceux qui viennent de province, que ce soit de Marseille ou de Rimouski au Québec. Ils se retrouvent ensemble et causent de leur sentiment d’exclusion. Ils n’ont ni la télé ni le téléphone, et ils en sont fiers. L’un dit : «la grande ville ne veut pas de nous, on ne veut pas d’elle». Il y a trente ans, la litanie habituelle, c’était: nous sommes noirs, on ne veut pas de nous. Or mes personnages ne disent pas ça: ils disent qu’ils ont la paix, et utilisent cette paix pour lire, écrire, rencontrer des gens. Le mot nègre étant dévitalisé, on peut lire le livre différemment.
Dany Laferrière : « Haïti n’a pas besoin de larmes »
Peut-être, mais à l’époque, pour vous aussi, le premier niveau devait bien être la question raciale… Il y a le titre et ce que raconte le livre, mais aussi l’épigraphe, issu du code noir: «le nègre est un bien meuble».
D. Laferrière. Oui, mais pas uniquement ça. Ce qui comptait d’abord, c’était de mettre de ma vie dans ce livre. Un jeune universitaire est venu me voir parce qu’il faisait un travail sur toutes les bestioles qui se trouvent dans le livre. Il y en a plein ! Je ne le savais pas ! Mais je les y avais mises parce que j’étais obsédé par l’idée de faire prendre vie à la page. Je sentais déjà que le discours seul ne pouvait pas porter la littérature, et qu’il fallait ces petites choses de la vie. On peut toujours dire: je vais faire ceci ou cela, mais quand trente ans ont passé, on se rend compte qu’il est impossible de tricher.
A. Mabanckou. Je le pense aussi, en prenant l’exemple de ma libération du carcan dont je parlais. Quand on est un écrivain africain, si on ne fait pas attention, on pense avoir écrit, mais en réalité on a simplement retranscrit les échos, les grondements militants… C’est pour ça que je me méfie beaucoup d’une certaine poésie africaine qui traite de l’exaltation de l’Afrique. Quand j’aime quelque chose, je n’ai pas besoin de le crier sur tous les toits.
Quand j’ai écrit «Verre cassé», je ne le savais pas, mais j’étais en train de rompre avec mes tics d’écrivain africain. Ces tics qui veulent que l’écrivain africain soit là pour sauver l’Afrique. Mais la littérature n’est pas là pour sauver un continent ! Elle est là pour exprimer l’imaginaire d’un individu. Il appartient à un continent, bien sûr, mais il est aussi un chaînon de l’ensemble du monde. On a toujours gommé cette dimension du monde, quand nous étions en train de crier notre existence nègre. Nous le faisions uniquement pour dire au monde entier que l’Afrique est le berceau de l’humanité, que nous y étions les premiers. Mais il ne s’agit pas d’être les premiers, il s’agit de continuer ce que le genre humain a fait dans l’imaginaire. Moins je pense à sauver quelque chose, plus je suis dans une dimension littéraire.
D. Laferrière. Tout cela, c’est parce qu’on a surtout voulu regarder la littérature du point de vue de l’écrivain. Celui qui publie s’appelle Mabanckou, il est né au Congo, il y a fait une partie de ses études, il est arrivé en France… Donc on peut désigner le livre par lui. Mais les lecteurs? Le type de Marseille, de Dakar, de Berlin, qui le lit et s’identifie aux personnages du livre? Cette identification ne peut passer que par des petites choses intimes et délicates. Si «Comment faire l’amour avec un nègre» peut prendre un autre ton au fil du temps, c’est parce que, sans le savoir, spontanément, j’y ai mis une masse d’émotions complexes à travers de petits détails. Ce sont eux qui ont permis qu’on puisse le lire d’un autre point de vue.
Alain Mabanckou, l’enfant noir
« Amis publics »
Votre amitié, à tous les deux, vous inspire-t-elle? A Port-au-Prince, en 2012, vous aviez le projet d’un livre à quatre mains…
A. Mabanckou. Notre amitié est sans calcul, sans émulation. Je suis fils unique, j’ai toujours considéré Laferrière comme un grand frère. Il ne le sait peut-être pas mais, quand il accouche d’un livre, j’ai la sensation de souffrir des mêmes douleurs que lui. Et quand je le lis, je l’imagine en train de l’écrire. Des gens pensent que pour exister en littérature, il faut assassiner celui qui est dans la lumière. C’est faux. Nous y avions été très sensibles quand Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy avaient publié «Ennemis publics». Dany et moi avions eu l’idée d’écrire un livre qui s’appellerait «Amis publics».
D. Laferrière. C’est une correspondance qui se fait cahin-caha. Elle a commencé dans l’excitation et était très abondante au début. Ensuite, puisque nous avions beaucoup dit, nous sommes regardés, et cette correspondance s’est prolongée par des conversations. Enfin, toute bonne amitié doit finir par le silence. Donc nous ne savons pas quelle forme tout ça va prendre. Mais ce n’est pas quelque chose qu’on cherche à publier ni même à écrire. Ça doit se faire, un jour, comme un coup de dés.
L’amitié entre Alain et moi est venue spontanément, mais aussi parce que nous avons voulu la vivre. Un cliché veut que les écrivains sont des ennemis, que l’espace est petit pour survivre dans l’espace littéraire. C’est vrai que beaucoup de choses sont organisées ainsi, les prix, la rentrée, etc. Tout le monde galope sur le stade en même temps. Du coup on croit que les écrivains ne sont intéressants que quand ils débinent les uns sur les autres, ou font des portraits acides. Mais on peut parler d’amitié aussi, de relations simples et fraternelles.
A. Mabanckou. Jusqu’ici nous nous sommes écrits de manière libre, sans être très conscients de ce que nous faisons. Mais peut-être que nous avons plus de matière qu’on ne croit, parce que parallèlement chacun lit des livres à gauche et à droite… Et puis quand Dany m’explique comment il vient de préparer du saumon, pour moi c’est aussi intéressant que quand je lis un de ses chapitres.
Alain, vous avez consacré un essai à James Baldwin. Et dans un des premiers romans de Dany, le même Baldwin dit: «Tu sais le racisme il faudrait nous résigner à laisser ça aux racistes. C’est une maladie … Tu ne peux pas être à la fois la maladie et le remède.» C’est aussi votre avis?
D. Laferrière. Oui, en voulant combattre le racisme, on s’est fait avoir ! Il faut le laisser à ceux qui l’ont implanté.
A. Mabanckou. Parfois j’en ai marre que la question du racisme soit réservée aux Noirs. De la même manière, Dany avait demandé un jour qu’on arrête de lui parler de l’exil. Comme si un écrivain africain ou antillais était forcément en exil et qu’il lui fallait de l’exil pour écrire. Pour écrire, il faut partir de quelque part. Par exemple de toutes ces références au monde noir ou au code noir qu’on trouve chez Dany. C’est triste, mais l’écrivain noir est toujours celui qui est en train de combattre les préjugés.
Moi j’aimerais avoir un jour la liberté tranquille d’un écrivain français blanc, ne pas avoir à chaque fois à justifier l’intérêt de ma culture dans la grande construction de la littérature mondiale. Même en fouillant dans mes propres livres, je pense que j’ai beau m’écarter de la «condition noire», elle reste présente. Mais si elle est présente, c’est parce que je cherche à me démarquer d’elle, et à montrer que je peux être autre chose qu’un instrument de l’histoire qu’on a posée là. Pour moi, un livre comme «Comment faire l’amour avec un nègre» va bien au-delà, c’est un livre sur la littérature, le jazz, la poésie, le foisonnement et la rencontre de plusieurs cultures.
Par ailleurs le racisme ne vise pas que les Africains. Il y a plusieurs autres formes de racisme que nous devons combattre. Par exemple, un racisme anti-blanc existe également en France. Quand je vais dans les pays du Maghreb, je retrouve du racisme entre des gens qui ont la peau plus ou moins claire. Les Maghrébins ont des Noirs qui n’existent pas socialement. Quand je vais aux Antilles, je vois comment les Haïtiens sont traités par les Martiniquais ou les Guadeloupéens. La critique que je formule contre un certain racisme qui se passe en France, je la formule aussi contre ceux qui sont considérés comme mes propres frères et sœurs. Je demande aussi une certaine tolérance vis-à-vis de l’autre, mais l’autre n’a pas forcément la couleur noire: ça peut être un Haïtien, un Blanc, un Maghrébin.
Comment être moins raciste ? Il faut aller à la rencontre de l’autre. C’est tout ce que je cherche à faire dans la littérature. Plus on avance dans l’évolution des sociétés, moins on verra des formes marquées de racisme. Elles seront plus pernicieuses, il faudra plus de vigilance pour les traquer.
Dany Laferrière : « Depuis 50 ans, on nous emmerde avec l’identité »
« L’Afrique a aussi fait l’histoire de la France »
Dans sa préface aux «Mythologies américaines», Charles Dantzig parle de «l’état de haine» où se trouve la France contemporaine, et d’«un génie de télévision» qui ressemble à Eric Zemmour. Vous qui avez été des «migrants», comment percevez-vous le repli identitaire actuel, qui s’est notamment traduit par les récents scores du Front national?
A. Mabanckou. Les politiques européennes ont désigné l’étranger comme l’ennemi public n°1: celui qui prend le travail ou la place d’untel. Pour la France, il faut être clair. Elle a suivi les autres nations dans les préjugés, le mythe du bon sauvage, le côté mystérieux de l’Afrique, mais quoi qu’on dise, elle n’a jamais élaboré un système de ségrégation vis-à-vis d’une population. Aux Etats-Unis, je suis dans un pays où le racisme signifie quelque chose: il a été un système politique, comme en Afrique du Sud.
Nous, on a une littérature exotique dans laquelle le nègre était un objet, et où l’Occident devait nous donner ses lumières pour que nous soyons au rendez-vous des civilisations. Mais je reste convaincu que nous exagérons en matière de racisme quand il s’agit de la France. Elle a été un pays de premier plan dans la réception de ceux qui étaient persécutés dans le monde. C’est parce que nous oublions les actes positifs que nous avons posés que nous insistons beaucoup sur le côté sombre de ce qui se passe aujourd’hui.
Le problème est surtout que ce pays n’a jamais su regarder en face son passé colonial. Nous n’avons jamais eu une vraie discussion là-dessus. Le sujet est traité ici et là par des spécialistes comme Pascal Blanchard ou Pap Ndiaye, mais comme dit Blanchard, la France a des musées pour tout, elle a même le musée du sabot, mais pas un musée de la colonisation. Comment voulez-vous expliquer à la jeunesse française que le nègre qu’on voit dans la rue est aussi chargé d’une histoire, et qu’on lui a fait subir ceci ou cela?
Même si vos succès à tous deux sont des symptômes contradictoires, l’image du pays des droits de l’homme est-elle en train de bouger?
A. Mabanckou. Le problème du racisme en France, c’est qu’il est utilisé pour pêcher quelques voix au moment des élections. On a récemment entendu Nadine Morano déclarer que la France est un pays judéo-chrétien de race blanche. Elle n’est pas la première. On avait eu cette tirade selon laquelle «l’homme africain n’est pas entré suffisamment dans l’histoire». Quand j’écoute ces propos, j’éprouve un mélange de désolation et d’amusement. Imaginez que nous ayons eu cette réaction pendant la Seconde Guerre mondiale, quand Brazzaville était la capitale de la France libre. Nous aurions pu dire que ce que les Blancs se faisaient là-bas en Europe ne nous concernait pas, et que nous n’avions pas à mourir pour l’empire français… Or nous sommes allés combattre pour que la France existe.
L’Afrique a aussi fait l’histoire de la France. La France a été construite par des énergies qui voulaient se rencontrer, quelles que soient leurs races, parce qu’elles étaient portées par une idée fondamentale: défendre les droits de l’homme Pendant que les gens qui transmettent de la haine s’endorment sous leur couette en regardant la télévision, qui va vendre à l’étranger une certaine idée de la France? C’est nous autres. Et moi je ne veux pas vendre une mauvaise idée de la France, rendre coup pour coup ce qu’on me ferait en France. Parce que je sais que la France aura toujours besoin d’autres voix pour parler d’elle à l’étranger.
Ta-Nehisi Coates : « Chez les Noirs américains, la peur est omniprésente »
D. Laferrière. J’étais à la radio, à Montréal, le jour où un sondage a dit qu’un Québécois sur cinq refuse l’étranger. L’animateur était désespéré. Je lui ai répondu: «Vous voulez dire que quatre Québécois sur cinq acceptent l’étranger? Mais c’est énooorme !» Quand je suis sorti, des gens sont venus me dire: «Après vous avoir entendu, on s’est mis debout».
Il y a une haine quotidienne rampante, délétère, un peu partout dans le monde. En France, je n’y vis pas assez, mais on le sent, physiquement. C’est dans l’air. Il y a de la peur. On a une grisaille qui n’est pas la grisaille courante, presque consubstantielle de l’esprit français. Des choses se sont passées à Paris, deux fois en une année, terriblement. Et d’autres choses ont eu lieu, qui sont graves aussi: elles sont de l’ordre des déclarations publiques, de la haine ordinaire qu’on trouve sur internet, un peu partout. C’est une haine qui se sent bien, qui a l’impression qu’elle peut se déclarer publiquement, un monologue qui n’écoute pas l’objection, et auquel on ne fait d’ailleurs pas trop d’objection. On se contente de pleurer en soi.
Je crois qu’on a besoin d’une forte énergie, que les quatre cinquièmes se lèvent, et disent que l’avenir ne sera pas fait par ce cinquième qui est en train de distiller dans la société une haine rampante, quotidienne, intime. Quelqu’un comme Madame Morano – c’est bien son nom? – ne peut pas me décourager tant que je rencontre plein de gens qui n’ont rien à voir avec ce qu’elle dit. Tout ce qu’elle a, c’est un micro. Mais en démocratie, chaque voix compte, quotidiennement.
Vous restez optimiste ?
D. Laferrière. Il y a une réalité économique désastreuse et une réalité sociale qui souffre de ce manque de pédagogie dont parlait Alain. On ne peut pas tout le temps cacher la poussière historique sous le tapis: ni à l’école ni à l’Académie, où il faut faire entrer des mots, des cultures. Il faut ouvrir tout cela, pour préparer l’avenir. Enfin, la haine n’existe pas seulement sous sa forme raciste, en France. Je vois autant de Noirs que de Blancs sous ma fenêtre, qui viennent manger dans la poubelle. Il y a une misère. On sait très bien qu’il y a de la nourriture pour tout le monde. Pourquoi l’argent s’est-il concentré ainsi? La société est malade de partout, il y a quelque chose de pourri dans ce royaume.
Pour moi, les propos racistes ne sont pas si importants. Mais ça dit beaucoup. C’est comme la fièvre. Ce n’est pas une maladie. C’est l’indication que vous avez une maladie. Et pour moi les propos racistes disent qu’il faut aller en-dessous pour guérir la maladie, pour voir ce qui a bougé dans la structure profonde de la France et la politique française des droits de l’homme. Il faut descendre pour aller colmater la brèche. On a besoin de spéléologues. Si on ne colmate pas la brèche, on aura toujours des poussées de fièvre.
Propos recueillis par Grégoire Leménager
Alain Mabanckou et son « cantique de la négraille »
Version intégrale de l’entretien paru dans « L’Obs » du 4 février 2016.
BIBLIOBS. Dany Laferrière, un académicien pas…par LeNouvelObservateur