Ils ont filmé la guerre en douleur
«J’ai eu le sentiment d’exister», murmure Sana Yazigi. La Syrienne de 45 ans repose délicatement sa tasse pour dessiner de plus grands gestes qui font trembler les petits anneaux dorés qu’elle porte à ses oreilles. «On dansait, on chantait, on sautait. Ce jour-là, ma voix est sortie sans que je m’en rende compte, je n’avais plus peur.» En 2011, Sana est allée manifester «pour sentir le goût de la liberté». Comme des centaines, puis des milliers de Syriens. Assise à la terrasse d’un café du quartier de Hamra, à Beyrouth, où elle vit depuis juin 2012, elle raconte le besoin qu’a eu son peuple, dès les premiers jours, de filmer cette révolution naissante, après quarante ans d’humiliation.
Cinq ans plus tard, ce flot d’images a rendu le conflit peu lisible. D’abord des souvenirs, puis des instruments de contestation, ces vidéos sont aussi devenues des éléments de preuves ou des outils de propagande. Leur exploitation et leur préservation sont aujourd’hui des enjeux majeurs pour permettre ensuite au peuple syrien de construire la mémoire de sa révolution.
QUAND FILMER DEVIENT UN ACTE DE PROTESTATION
Dès février 2011, des rassemblements commencent à avoir lieu, mais c’est à partir du 15 mars 2011, à Damas, que la prise de parole explose réellement. Les Syriens descendent ensuite dans la rue et exigent «dignité» et «liberté». Si les premiers soulèvements populaires sont passés sous silence par les médias officiels, les manifestants sont plus nombreux chaque semaine à brandir leurs téléphones. «Les gens filment alors que d’autres [les journalistes professionnels, ndlr] filment déjà, c’est donc qu’ils ont besoin d’une trace, de leurs propres images de ce qui a lieu», analyse Ulrike Riboni, attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’université Paris-VIII. Khaled al-Essa, au fort accent de la province d’Idlib, est de ceux-là. Sa première vidéo, il l’a faite le 1er avril 2011, à Kafranbel, dans le nord-ouest de la Syrie : «J’ai filmé, mais pas comme un journaliste. Je voulais juste garder un souvenir à montrer aux copains et à la famille.» Il a un sourire doux et timide, une présence presque en retrait dans cet hôtel de l’ouest d’Istanbul, en cette nuit de novembre 2015. Son ami et activiste Hadi al-Abdallah, 28 ans, de deux ans son aîné, donne une conférence le lendemain. Il est venu l’épauler.
«Le flou, la pixellisation, le mouvement»
En avril 2011, Khaled n’a pas encore de compte Facebook ni YouTube. Le régime n’a autorisé leur accès que deux mois plus tôt pour mieux contrôler les citoyens. Certains militants utilisent tout de même les réseaux sociaux pour organiser des manifestations chaque vendredi. On ne sait pas encore s’il faut réellement parler de révolution, et ces mouvements pacifiques sont critiqués par un grand nombre de Syriens. Mais le 8 avril, «vendredi de la fermeté», les manifestations gagnent la majorité des villes et villages du pays, à l’exception de Damas et d’Alep.
Les vidéos de ces vendredis se multiplient et se ressemblent. «Quand on a vu une de ces vidéos, on a l’impression de les avoir toutes vues car il y a une esthétique spécifique à l’image – dite d’amateur –, avec un certain nombre de motifs : le flou, la pixellisation, le mouvement. Pourtant, chacune d’elle est unique et peut raconter bien plus que ce qu’il paraît», explique Ulrike Riboni, qui est en train de terminer un travail de recherche sur les usages de la vidéo dans le processus révolutionnaire tunisien. «Ces vidéos documentent des manières d’être dans l’événement et de le donner à voir», complète sa collègue Cécile Boëx, politologue et spécialiste de l’image, maîtresse de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Filmer devient également un acte de protestation. Le régime instaure des barrages et interdit les manifestations. Les Syriens se retrouvent alors chez un ami, chantent, se filment et diffusent leur prestation sur les réseaux sociaux, comme un pied de nez à Bachar al-Assad. «Une culture protestataire s’invente et se renouvelle par le biais de la vidéo», explique Cécile Boëx.
Les prises de vues s’orientent ensuite vers la production d’informations sur l’événement et les images sont de moins en moins spontanées. Au contraire, les actions protestataires sont mises en scène dans un but de sensibilisation. Chorégraphies, fresques humaines : l’euphorie révolutionnaire libère une énergie artistique jusque-là cachée. Chaque localité développe sa propre identité protestataire. Kafranbel, le village de Khaled, se fait connaître par ses banderoles satiriques et ses caricatures. «Les manifestants regardent ce qui se fait ailleurs, se réapproprient des répertoires et empruntent les codes», commente Cécile Boëx.
«ON S’EST MIS À FAIRE DU DIRECT»
Hama est dans toutes les mémoires. En février 1982, entre 15 000 et 30 000 Syriens ont été massacrés par Hafez al-Assad dans cette ville de l’ouest de la Syrie. A huis clos et sans images. Trente ans plus tard, les Syriens refusent qu’une telle chose se reproduise. Alors il faut tout montrer, tout dire, que le monde sache. Des groupes comme «Smart» aident à diffuser l’information des tansiqiyât, les comités de coordination qui organisent localement la contestation. Créé par Chamsy Sarkis, un Syrien dont les parents ont fui le régime de Hafez al-Assad en 1971, Smart achemine, dès avril 2011, du matériel vidéo et satellitaire. «Fin avril 2011, on en avait marre d’entendre les chaînes de télévision du monde entier dire qu’il fallait prendre des précautions avec l’authenticité des images venant de Syrie, alors on s’est mis à faire du direct en collaboration avec le réseau Shaam News», raconte le fondateur. Un bureau spécial est même créé à Homs. «On pensait que le régime n’oserait jamais tirer en direct à la télévision. On avait tort.»
A mesure que la répression s’intensifie, les images basculent dans l’horreur. Mais la révolution est trop jeune, mal organisée, les vidéos maladroites. Certains activistes mentent et gonflent le nombre de martyrs. D’autres sont donnés pour morts mais réapparaissent sur les écrans. Et si on entend les tirs, impossible de savoir d’où ils viennent. Bachar al-Assad en profite pour mettre en doute l’authenticité des vidéos et créer l’incertitude. Il parle de «terroristes», d’«infiltrés», de «complot médiatique».
«Une révolution journalistique»
L’armée a elle aussi recours à l’utilisation de vidéos. Les officiers du régime qui font défection se filment pour acter leur départ et, le 29 juillet 2011, une vidéo annonce le lancement de l’Armée syrienne libre (ASL) par le colonel Riad al-Assad peu après sa défection, créée à partir d’unités de soldats pour protéger les manifestants et sécuriser les périmètres des manifestations. Mais lors du mois de ramadan, à l’été 2011, les pertes humaines sont très lourdes dans les villes, àHama et à Deir el-Zor en particulier. On parle de 2 000 morts en cinq mois et demi mais, en août, les comités locaux de coordination rejettent les appels aux armes de certains Syriens.
Le régime fait tout ce qu’il peut pour entraîner le pays dans l’affrontement communautaire. La révolution sombre finalement dans le conflit armé. On filme pour rendre hommage à un martyr, pour recruter ou pour témoigner des avancées militaires et de la barbarie de l’ennemi. «Chacun y allait de sa vidéo. Les milices salafistes, par exemple, balançaient un obus en criant “Allah akbar” et espéraient qu’un cheikh d’Arabie Saoudite ou du Qatar les finance, s’emporte Chamsy Sarkis. Au début, Smart s’était mis d’accord pour ne travailler que sur la révolution pacifique, et pas sur le militaire. En 2012, on est revenus là-dessus, on ne pouvait pas laisser les militaires être leurs propres médias.» En août 2013, Smart se transforme en agence de presse et devient Smart News Media.
Au fil des mois, les images deviennent aussi de plus en plus «professionnelles» pour répondre à la demande des médias traditionnels. «Les Syriens ont très vite compris qu’en se professionnalisant, les médias auraient plus d’impact. La révolution syrienne a surtout été une révolution journalistique. Les activistes disposaient auparavant des téléphones de piètre qualité, ils ont aujourd’hui du matériel et des équipements professionnels», explique Joe Galvin, chef du service Europe de Storyful, une agence de presse d’une vingtaine de personnes créée en 2011 et dont le siège est basé en Irlande. Des centres médiatiques se créent,comme l’AMC (Aleppo Media Centre) à Alep, à l’été 2012, lorsque l’Armée libre s’empare de la moitié de la ville. Zein al-Rifai le rejoint et obtient une caméra. «Des journalistes étrangers qui passaient par l’AMC nous ont appris à nous en servir et à faire des reportages. A partir de janvier 2014, j’ai commencé à collaborer avec l’AFP.» Blessé aux deux jambes, Zein est joint par Skype. Il est dans la ville turque de Gaziantep, près de la frontière syrienne, où il se fait soigner depuis août 2015 : «En attendant de revenir enfin en Syrie.»
Mais la division territoriale complique le travail des journalistes. Mezar Matar, du collectif Al-Sheria («la rue»), raconte sur Skype depuis la Turquie également que «les différents groupes [le régime, les Kurdes, Jabhat al-Nosra, Daech et certains groupes de l’Armée syrienne libre imposent toujours plus de règles et d’autorisations pour contrôler toute l’information». Dans les régions aux mains de l’Etat islamique, ceux qui osent parler sont assassinés. Le 30 octobre 2015, Ibrahim Abdel-Qader, âgé d’à peine 20 ans, et Farès Hamadi, du collectif Raqqa est massacré en silence, sont décapités à Urfa, en Turquie – ce groupe raconte la vie dans la capitale du califat autoproclamé de l’organisation Etat islamique et publie témoignages, photos et vidéos. Deux mois plus tard, un autre assassinat est attribué à l’organisation Etat islamique, celui du journaliste et activiste syrien Naji al-Jarf, tué d’une balle dans la tête en plein Gaziantep. Il venait d’obtenir un visa pour se rendre en France avec son épouse et leurs deux filles. En janvier 2016, Hadi al-Abdallah et son collègue Raed Farès ont été détenus une journée par le Front al-Nusra et leur matériel a été confisqué.
Vidéos et propagande«Les médias occidentaux ne parlent bien souvent que des vidéos de décapitations, mais elles ne sont pas la majorité de la production de l’EI, explique le spécialiste Romain Caillet. A grand recours de mises en scène, les vidéos portent la plupart du temps sur la vie quotidienne du califat à des fins de propagande et de recrutement, mais elles sont signalées et supprimées en quelques minutes sur les canaux comme YouTube.» L’EI a publié plus de 845 vidéos entre janvier 2014 et septembre 2015.
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