Maylis de Kerangal : «Les idées viennent du premier monde, celui des sensations, de l’expérience»

Ce n’est ni par obsession culinaire ni par passion pour Un dîner presque parfait que Maylis de Kerangal vient de publier au Seuil dans la collection «Raconter la vie» le portrait de Mauro, jeune cuisinier porté par l’énergie filante de l’ambition. En suivant de bistrot en restaurant étoilé ce chef atypique, l’auteure de Réparer les vivants, best-seller vendu à 300 000 exemplaires qui vient de lui valoir d’être sélectionnée pour le Man Booker International Prize 2016, sort de l’invisibilité le monde des cuisines fait d’exaltations mais aussi d’épuisement d’un autre âge. Entre fiction et documentaire, Maylis de Kerangal répond au but de la collection initiée par l’historien Pierre Rosanvallon : exposer les vies ordinaires afin de «remédier à la mal-représentation qui ronge le pays». Un enjeu démocratique doublé d’un questionnement théorique : comment restituer au plus près le réel ? Quelle place peuvent avoir les idées dans un récit de fiction ? Réponses de Maylis de Kerangal, qui revendique une écriture «totalement poreuse avec la texture du monde contemporain».

N’est-il pas délicat pour un écrivain d’écrire dans une collection qui sollicite chercheurs en sciences sociales et journalistes afin de rendre compte d’une France qui n’aurait pas la parole ?

Le principe même de la collection Raconter la vie laisse à l’écrivain la liberté d’intervenir car il permet de porter le regard vers les marges de la fiction. Cette commande d’un texte court, une centaine de feuillets environ, m’a donné l’occasion de me positionner à un carrefour d’écritures situées entre documentaire, enquête, reportage et fiction.

Qu’apporte la fiction dans cette chasse au réel ?

La fiction est pour moi un moyen d’accéder à des réalités qui ne sont pas celles de nos vies, celle de ma vie. C’est aussi un moyen d’accéder à des lieux ou des états auxquels le documentaire ne donne pas accès : des zones invisibles ou interdites, l’intériorité, la vie psychologique. Dans ce texte, je m’invente comme personnage de fiction : dans le livre, je suis l’amie de Mauro, qui partage de rares moments de loisir avec lui. Ce «je» fictionnel permet d’assumer le regard de la subjectivité, qui n’est pas celui du sociologue ou du reporter, et inscrit le texte dans une empathie. Dans ce récit, c’est ce «je» qui raconte la vie. Mais pour autant, tout comme l’écriture de reportage ou l’écriture documentaire, la fiction requiert d’être précise dans la restitution de ce monde du travail. Par ailleurs, le documentaire, lui, ne peut aller vers l’extrapolation langagière. Par exemple, dans ce livre, je ne m’en tiens pas à écrire que «Mauro est fatigué», le mot fatigue ne me suffit pas, la littérature, elle, me permet de décliner les différentes formes de cette fatigue, ses nuances.

Ce recours à la fiction est-il un moyen plus efficace de restituer le réel ?

C’est la grande question ! A la naissance du projet, je ne pensais pas écrire un récit de fiction, mais plutôt faire un reportage pour aller quérir du matériau brut parce que j’avais l’idée que nous sommes souvent en déficit de réel. Mais c’est le contraire : nous devons faire face à un trop-plein de réel. Aucune description, par exemple, ne peut contenir la totalité du réel. Le passage par la fiction permet d’en donner une lecture, d’en dégager une forme. C’est déjà quelque chose. Mais pour moi, l’enjeu de la fiction n’est absolument pas la restitution du réel, mais la captation de la vie : dans ce livre comme dans les précédents, la matière documentaire est au service de la fiction, toujours fondue en elle et colonisée par elle. La fiction, c’est alors le réel augmenté de l’expérience du langage, c’est le réel qui se perce de tunnels, de galeries, de passages, d’ouvertures par lesquels je m’engouffre, pour l’habiter. Elle devient ce lieu où le réel s’augmente d’une intériorité, où le présent se frotte à l’archaïque, où le contemporain se reconnecte à l’histoire.

En racontant la vie, adhérez-vous au projet politique de Pierre Rosanvallon de montrer la France des invisibles ?

Le monde de la cuisine est un espace scindé, avec une séparation étanche entre la salle et les fourneaux, matérialisée par cette porte battante. Entre la scène et les coulisses. Là, dans ce monde peu visible, même et a fortiori quand il est exhibé par les caméras de la télé-réalité, se tient un monde dur, parfois violent, mais où l’on trouve aussi, par un esprit familial, de la solidarité. Comme un travelling qui n’en finit pas, je me mets dans ce livre dans les pas de Mauro, je décris ce par quoi il est passé, son parcours professionnel. Mauro occupe tout le temps le champ. Le lecteur est tout le temps avec lui. Le texte lui donne les salaires, les heures de travail, lui décrit la dureté d’un métier qui exige une disponibilité totale, lui raconte comment, à 25 ans, Mauro tient seul un restaurant et assure 70 repas par jour midi et soir.

Pourquoi trouvez-vous des correspondances entre les métiers de cuisinier et d’écrivain ?

Dans ce livre, c’est vrai, le travail du cuisinier m’a fait penser au travail de l’écrivain. Longtemps, le cuisinier a été considéré comme d’autant plus génial, ou un artiste d’autant plus extraordinaire, qu’il arrivait à métamorphoser un produit. Aujourd’hui, par exemple, la vogue du fooding valorise au contraire le produit brut, restitué. Là est le talent du chef. Or, en tant qu’écrivain, où sommes-nous au plus près de la vérité ? Dans la métamorphose ou dans la restitution ?

De la Naissance d’un pont à ce livre, vous manifestez un fort intérêt pour le monde du travail. Pourquoi ?

Ce qui m’intéresse, c’est la dépense à l’œuvre dans le travail. Comment se déroulent les journées. Le travail regarde immédiatement vers le corps, même si on est assis toute la journée derrière un bureau. C’est encore, évidemment, une organisation humaine, un lieu de pouvoirs, où existent de la domination, de l’exploitation. Pour autant, j’envisage le travail comme pouvant être un accomplissement de soi. Ce qui m’intéresse, d’ailleurs, c’est la notion d’expérience : qu’est ce que l’expérience ? Comment s’incarne-t-elle ? Dans les gestes. Dans une capacité à faire face à des situations. Ou dans une forme de sédimentation, un rapport au temps.

Le travail est aussi une histoire de mots et d’expressions…

Les lexiques professionnels sont des continents de langage encore peu présents dans la littérature. Ils seraient purement utilitaires, rétifs à la sensibilité à la beauté. Insolubles dans le roman. Comme s’ils étaient en quelque sorte les bas morceaux du langage. Par exemple : en cuisine, blondir n’est pas roussir. Inscrire ce lexique dans un projet littéraire démine l’idée qu’il y aurait un seul lexique autorisé qui aurait droit de cité dans la littérature.

De Réparer les vivants à Un chemin de tables, il y a toujours ce regard sur les corps, notamment sur celui de l’adolescent, celui du jeune homme en mouvement…

Sans doute parce que ce corps est lié à la promesse. Il y a là une forme de disponibilité au futur et d’intensité à vivre. Dans Un chemin de tables, Mauro est sans cesse occupé à faire quelque chose. Il est sur son vélo, il nettoie une salle, épluche des légumes, tire un Caddy. Toujours proche de l’épuisement. Et l’épuisement, c’est la vie ! Car la vie est une forme de dépense de soi. Cette dépense peut tout aussi être intellectuelle et méditative. Mais pour moi, cette dépense est située dans le premier monde, celui des sensations, de l’expérience. C’est ça qui joue d’abord : ce matérialisme des sensations, ce monde physique, le froid, le chaud… Les idées viennent de là, elles n’existent pas d’avance. La vérité première est celle de l’expérience.

Quelle place pourraient avoir les idées dans un récit de fiction ?

La description se tiendrait toujours en-deçà des idées, car elle porterait le monde, se contenterait de la matérialité du réel. Mais il n’y a pas de livre si cela ne pense pas ! Les idées se dressent alors au cours de l’écriture, elles naissent dans ce regard qui décrit. Cette position est aussi pour moi une façon de me départir des discours, des discours comme prêt-à-penser, comme langage qui vitrifie le monde. Je me méfie des discours, pas des idées.

Décrire, est-ce suffisant pour porter un geste politique ?

Dans la période politique actuelle, sans doute qu’il ne suffit plus de décrire et qu’il faudrait réinvestir les discours. Coupler le geste descriptif à une animation des idées. Et mener, dans le même temps, un travail de précision et de définition. Plus personne ne sait vraiment ce qu’est le marxisme ou le libéralisme. Il y a besoin d’un travail d’éclaircissement et de sens.

Comment analysez-vous les discours politiques ?

Cela fait très longtemps que je n’ai pas été touchée par une parole politique. La langue des politiques peine à trouver une sève, les mots sont usés jusqu’à la corde : les politiques s’expriment, parlent par slogan. Cela m’évoque une langue morte. L’urgence serait de sortir de ces langages inaptes à restituer les expériences. Redonner du corps à la parole, ce serait ça, une des urgences politiques.

Cécile Daumas

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