A l’occasion du festival de mi-saison à l’Opéra de Lyon qui se déroulera du 15 mars au 3 avril, quatre œuvres seront jouées dont « Benjamin, dernière nuit », une création de Michel Tabachnik sur un livret de Régis Debray. Une première pour l’écrivain français.
Régis Debray (Baltel/SIPA)
Vous voilà librettiste, à présent.
– Régis Debray : Au départ j’avais fait une pièce de théâtre. J’aime beaucoup ça, j’ai fait des petites revues, des galéjades, des vaudevilles, du music-hall – alors que mon état civil de philosophe devrait m’obliger à faire des pièces à thèse. Cette pièce était en prose rythmée, un peu à la façon de Brecht, années 1930. J’imaginais un petit accompagnement musical : un violon, un pianola… Je l’ai montrée à Michel Tabachnik, qui l’a montrée à Serge Dorny, directeur de l’Opéra de Lyon. Et c’est devenu un opéra.
Pourquoi avoir choisi le philosophe allemand Walter Benjamin ?
– D’abord parce qu’en tant que médiologue je le considère un peu comme un parrain, et ensuite parce qu’étant à Portbou, en Espagne, pour voir où il avait choisi de mourir, le 26 septembre 1940, j’ai entendu un bruit de bogies, de train, et aussi de carillon. J’ai vu que se retrouvaient, de façon sonore, les deux visages de ce Janus de Benjamin : la technologie et la théologie, Brecht et Scholem, Moscou et Jérusalem. Mais ma pièce n’était pas mélodramatique, plutôt « Opéra de quat’sous » ! Il y avait des refrains, des chansons… De fil en aiguille, c’est devenu un livret, et une grosse production. Dorny a pris un risque terrible : Benjamin, ce n’est pas Carmen, et Tabachnik sortait péniblement de l’affaire du Temple solaire…
Votre pièce a-t-elle été charcutée ?
– Absolument pas. Ils n’ont rien touché. Ils ont seulement dédoublé le personnage de Benjamin : il y aura un acteur pour le « discursif », le logos, et un chanteur pour le melos, le « mélodique ». C’est enlevé, pas pompeux du tout. Je découvre le monde de l’opéra, sa complexité, sa lourdeur, je découvre à quel point il coûte cher. J’ai vu les magnifiques décors, sobres, élégants, le metteur en scène John Fulljames m’a bien plu. Mais je n’ai aucune compétence musicale. Je n’ai que l’œil, pas l’oreille. Et je décroche après Stravinsky.
Avec Tabachnik, vous allez être servi !
– Je lui ai demandé de faire quelque chose de pas trop contemporain. Il l’a fait ; il a joué sur plusieurs registres. Ce sont des petites scènes, des « anciens éclats de temps messianique » , comme dirait Benjamin, qui viennent se loger dans le présent. Donc une série de retours en arrière, la nuit de sa mort. Il est arrivé à Portbou, l’aubergiste l’a repéré comme suspect, il est sur son lit et revit des scènes passées : à Berlin, à Moscou, à Paris avec Gide, avec Hannah Arendt, Koestler, Brecht. L’homme des fragments revoit sa vie en fragments.
Arendt parle longuement de son invraisemblable malchance.
– Oh oui, elle est devenue quasi proverbiale. Il a tout raté, c’est l’homme de l’échec. Il n’a trouvé sa place nulle part. Arendt mise à part, il n’a eu que de faux amis. Les Parisiens l’ont snobé, les Russes l’ont rejeté, les Allemands l’ont expulsé, les Espagnols ne l’ont pas accueilli, et les Français l’ont fichu dans un camp. Et le hasard avec lui est toujours malencontreux : à vingt-quatre heures près, il pouvait passer, être sauvé. D’ailleurs, j’imagine qu’on vient le lui dire : demain vous pourrez passer. Mais il répond : c’est trop tard, je m’en fous, laissez-moi.
Quel rapport entre lui et vous ?
– J’ai eu plus de chance que lui, mais nous sommes l’un et l’autre entre la philosophie et la littérature, et nous sommes des réactionnaires progressistes, nous refusons à la fois d’être des « pionniers de la modernité » et d’être scrogneugneu. Comme Pasolini, Orwell, Pessoa, il a bousculé les catégories. Un marxiste qui a besoin des ressources de la théologie ! Qui a besoin du passé pour aller de l’avant ! Aussi bien ses amis cabalistes, genre Scholem, que les marxistes, genre Brecht, jugeaient qu’il tournait mal : trop porté sur le matérialisme pour les premiers, sur le religieux pour les seconds. Il était entre deux chaises, et il est tombé dans le vide.
Mais ses 19 thèses sur l’Histoire (1) annoncent parfaitement le monde d’aujourd’hui. Un multi-identitaire qui n’avait pas de papiers ! Personnage irrégulier, embarrassant. Un passant considérable, qu’il faut considérer, et ne pas laisser passer. Parce que, comme il le dit lui-même, les désespérés nous apprennent l’espoir.
Propos recueillis par Jacques Drillon
(1) « Sur le concept d’histoire », Payot.
« Benjamin, dernière nuit », par Régis Debray et Michel Tabachnik, à l’Opéra de Lyon, du 15 au 26 mars.