Atwood, Montero, Le Guin: les grands hommes de la SF sont des grands-mères

Bruna Husky n’a que dix ans à vivre. C’est une androïde qui, contrairement à ces «lents et lourds pachydermes» d’humains dont l’existence s’étire interminablement, possèdela longévité d’un papillon dans un corps de brute épaisse.

Présentement, la belle Bruna cherche à quitter la Zone Zéro, une banlieue du monde où vivent des classés qui ne peuvent se permettre de résider dans les Zones Vertes, moins polluées. En Zone Zéro, l’air est gorgé de sulfure et d’oxyde, un cocktail qui vous crame les poumons s qu’on met le nez dehors. Les sous-hommes qui peuplent cette charge à ciel ouvert aimeraient bien fuir, mais une paroi en méthacrylène renforcé les dissuade de tenter quoi que ce soit de ce genre.

Science-fiction, ton univers impitoyable. Tes robots, tes extraterrestres, tes mutants. Tes romans aux couvertures colorées, où Martiens sanguinaires et araignées géantes semblent s’être donné le mot pour envahir la Terre et asservir l’Humanité. Tes auteurs à l’imagination impayable, toujours prêts à inventer des mondes – H.G. Wells, Ray Bradbury, Stanislas Lem (le romancier de «Solaris»), pour n’en citer que quelques-uns. Tous des hommes ? Pas du tout. Si vous imaginez que, pour écrire un roman SF, il faut être un type chauve, collectionner des figurines R2-D2 et regarder sans fin des vidéos de tarentules géantes, vous vous trompez. Les grands hommes dela science-fiction, aujourd’hui, sont des femmes et elles sont en âge d’être grand-mères.

Prenons Rosa Montero. L’auteur du «Poids du cœur», deuxième tome du cycle Bruna Husky qui vient de paraître en France, est une élégante Madrilène de 65 ans, collaboratrice du quotidien «El País» qui, quand la nuit tombe, imagine des «technos de combat», des «guerres robotiques» et toute une panoplie de gadgets futuristes à faire saliver le professeur Q de James Bond.

Mais où va-t-elle donc chercher tout ça? «J’ai toujours aimé la science-fiction, répond-elle. J’ai commencé à lire Jules Verne et H. G. Wells quand j’étais enfant. J’ai publié mon premier roman de science-fiction, “Temblor”, il y a vingt-cinq ans.» Parmi ses influences, Rosa Montero cite Asimov, Clarke, Lem, Bradbury, Philip K. Dick, Ballard ou Gibson (que des messieurs !), mais aussi celle qu’elle tient pour l’une des grandes romancières du XXe siècle, Ursula Le Guin.

La « fiction spéculative »

Fille de zoologue née dans l’Ontario, Margaret Atwood a grandi dans les forêts du Canada. Savoir reconnaître les empreintes d’un loup ou d’un écureuil ne la prédisposait nullement à remporter le prix Arthur C. Clarke (la récompense la plus prestigieuse en matière de littérature de science-fiction anglo-saxonne) pour le livre qu’elle a publié en 1985, «la Servante écarlate», un roman qui s’est vendu depuis à des millions d’exemplaires dans le monde.

L’histoire ? Celle deDefred, une femme vêtue de rouge qu’une dictature asservit, l’obligeant à procréer pour assurer la survie du genre humain, sans que celle-ci puisse faire valoir son droit au sir et à la séduction. Dans cette république gouvernée par une confrérie de fanatiques, les femmes sont une espèce en voie de disparition. Une fable qui a fait bondir les ultrareligieux dont certains ont jugé le roman «antichrétien et pornographique».

L’auteur confie, du reste, que son livre a toujours excité les dingos en tous genres: «Le roman a été banni de certains lycées. Des lecteurs m’ont envoyé des photos de leurs tatouages empruntés à des phrases du livre. Certains se guisent en servante écarlate pour Halloween. Je n’avais rien imaginé de tout cela en l’écrivant.»

Peut-être, mais, à 76 ans, Margaret Atwood est l’une des figures majeures dela littérature de science-fiction. Un mot qui lui plaît du reste: elle préfère parler de«fiction spéculative». Militante écologiste, fervente utilisatrice de Twitter (avec un million d’abonnés au compteur), Margaret Atwood explique qu’elle a beaucoup lu, dans les années 1940 et 1950, les œuvres de Huxley, Orwell, Bellamy, Bradbury.

Margaret Atwood (Pascal Saez/Sipa)

Quand elle commence à écrire «la Servante écarlate», au printemps 1984, la romancière se trouve à Berlin-Ouest. Le mur de barbelés qui sépare l’Est et l’Ouest semble tout droit sorti d’un de ces romans dont elle raffole. Pas besoin de voyages interplanétaires pour entrevoir des royaumes fantastiques: notre barbare XXe siècle constitue, pour Margaret Atwood, une matrice romanesque que H.G. Wells fut l’un des premiers à ensemencer.

La SF, un club masculin ?

Si les mondes étranges que crivent Atwood et Montero sont froids, inquiétants, inhumains, c’est aussi qu’ils annoncent les sordres écologiques de notre époque. Sur les ruines de l’utopie, la barbarie techno-informatique exerce un pouvoir qui ne laisse aucune place à la singularité affective.

Dans «la Servante écarlate», l’amour est un penchant criminel, et la tristesse, dans «Des larmes sous la pluie», le roman de Rosa Montero, apparaît comme un inutile et dangereux «luxe émotionnel». C’est Nopal qui, dans le livre, a forgé de toutes pièces la cybernétique Bruna, mais il a enfreint toutes les règles: il a doté sa dernière création de ses propres souvenirs, quand les autres n’ont droit qu’aux émotions de base. «Pauvre Husky: parce qu’il s’agissait de sa dernière œuvre, elle avait reçu le cadeau empoisonné de sa douleur.»

On a compris que la science-fiction était loin d’être un club exclusivement masculin. L’une des pionnières du genre, Ursula Le Guin, a influencé des générations d’auteurs des deux sexes avec son cycle de «Terremer» ou son livre le plus célèbre, «la Main gauche dela nuit», paru en 1969. Fille d’un célèbre anthropologue, Ursula Kroeber naît à Berkeley, en Californie, et passe ses étés dans un ranch que son père avait acheté à Napa Valley.

« C’était à la fin des années 1930, raconte-t-elle. Il y avait des réfugiés arrivant de partout, des gens du monde entier. C’était très contracté.» Ursula lit avec passion «le Rameau d’or» de Frazer, rédige vaillamment une thèse sur la poésie de Ronsard, semble promise à une très ennuyeuse carrière professorale. C’est qu’elle les aime, les universitaires. Elle en épouse même un, professeur d’histoire à l’université de Portland, qu’elle rencontre sur le «Queen Mary», lors d’un voyage transatlantique. Ursula devient ainsi Mme Le Guin.

Fait étrange, l’université a toujours été un vivier pour les romanciers de science-fiction. A commencer par Tolkien, ce philologue pur et dur qui, lorsqu’il ne préparait pas ses cours sur les sagas islandaises écrites en vieux norrois, lançait ses créatures terrifiantes à l’assaut de Minas Tirith dans «le Seigneur des anneaux».

La gent féminine a-t-elle marqué la science-fiction d’une empreinte particulière? Pas pour Margaret Atwood: «Affirmer que la science-fiction est un genre plutôt masculin ou plutôt féminin reviendrait à sous-entendre que tous les hommes écrivent dela même façon, que les romancières disent toutes la même chose. Tout ce qu’on peut reconnaître, c’est que les auteurs masculins de science-fiction, au XXe siècle, ont toujours pris un malin plaisir à shabiller leurs pulpeuses héroïnes – mais quoi de neuf sous le soleil ?»

La différence, si différence il y a, avec les romanciers mâles, tient peut-être dans ce que, chez les dames, les explorations futuristes sont davantage l’occasion d’une réflexion sur la société humaine et son organisation qu’un bourre-pif généralisé à la «Mad Max». Dans «la Main gauche dela nuit», Ursula Le Guin explore une planète gelée, semblable au no man’s land glacé filmé par Christopher Nolan dans «Interstellar». Les habitants y sont asexués, sauf pendant leur poussée hormonale qui, au gré du hasard, les transforme tous les mois en homme ou en femme. Dans les années 1970, le roman fait l’effet d’une bombe. Et il alimentera, aux Etats-Unis, la réflexion post-gender qui renvoie l’antique distinction homme-femme au rang de vieillerie obsolète.

Aujourd’hui trois fois mère et trois fois grand-mère, Ursula Le Guin réside à Portland, dans une maison victorienne, avec son chat. Pour l’aventure, vous repasserez. Sans doute s’est-elle toujours passionnée pour les philosophies orientales, mais, comme Philip K. Dick (les deux étaient dans la même classe au collège), elle n’a pour ainsi dire jamais quitté son bled.

Ce qui n’a pas empêché Ursula delaisser galoper son imagination au fil d’une centaine de livres, au bas mot. Sa passion pour le fantastique, comme celle de Margaret Atwood, a contribué à populariser le genre, et surtout à le faire accepter, dans les milieux intellectuels, comme un domaine à part entière, aussi digne d’intérêt que la fiction classique. «Quand je raconte les aventures de Bruna Husky, confirme Rosa Montero, je m’inspire surtout des auteurs que j’aime, de Nabokov à Borges, de Conrad à George Eliot, de Flaubert à Patricia Highsmith.»

Il est vrai que la romancière espagnole est tout-terrain. Figurez-vous que son précédent livre, «l’Idée ridicule de ne plus jamais te revoir», se roulait dans le Paris des années 1900 ! Elle y racontait la mort de Pierre Curie et la vive douleur de sa femme, Marie. En somme, les sentiments, c’est un sacré voyage aussi – dela science-fiction sans les soucoupes volantes.

Didier Jacob

La science-fiction, un truc de garçons ?

A lire

Le Poids du cœur, par Rosa Montero, traduit par Myriam Chirousse, Métailié, 360 p. , 22 euros.

La Servante écarlate, par Margaret Atwood, traduit par Sylviane Rue Malroux, Robert Laffont Pavillons poche, 546 p. , 11,50 euros.

Tehanu, par Ursula Le Guin, traduit par Isabelle Delord-Philippe, Le Livre de poche, 290 p. , 6,60 euros.

Article paru dans « L’Obs » du 3 mars 2016.

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