Les ogres ont faim. De vie, de nourritures puissantes, de paysages, de public nombreux, de grands textes, de musiques cuivrées, de chamailleries, d’amitié et d’amour. Les ogres sont braillards, échevelés, négligés, mal fagotés, éruptifs, impudiques, idéalistes. Ils font peur à une société où tout est si petit. Et puis les ogres ne tiennent jamais en place. Précédés par des parades bon enfant, ils vont en caravane de ville en ville, à la bordure desquelles ils n’en finissent pas de planter et déplanter leur chapiteau. Ils empruntent à la fois au cirque à l’ancienne et au théâtre itinérant. Ce sont, en somme, des comédiens circassiens, des acrobates tchékhoviens, qui font, sans filet, de la voltige avec « l’Ours », du trapèze avec « la Noce » et des sauts périlleux avec « Platonov ».
Ils aiment tellement jouer la comédie qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de transformer leur existence chaotique en perpétuelle tragi-comédie : les vieux couples s’adorent et se déchirent, les larmes succèdent aux rires, les grands enfants vexés quittent la troupe sans se retourner, les grossesses sont malmenées par les kilomètres, les roulottes ne protègent plus aucun secret, les haltes dans les bistrots donnent lieu à des batailles rangées (à base de semoule) avec les autochtones, et les caisses de la troupe sont presque toujours vides.
Adèle Haenel, lumineuse
C’est infilmable, et pourtant Léa Fehner l’a filmé. Caméra portée et en mouvement, épousant jusqu’au tournis la piste circulaire à 360°, faisant la part belle aux improvisations, et semblant toujours pressée de prendre son temps (deux heures et demie !), la jeune réalisatrice de « Qu’un seul tienne et les autres suivront » signe un deuxième film époustouflant. Où tout est dit de la candeur et de la ferveur de ces pèlerins du théâtre que rien n’arrête dans leur course folle ; de la puissance et de la fragilité de ces familles recomposées qui vivent en autarcie et dans la précarité, mais ont la fierté de leur art.
Elle-même enfant de la balle, Léa Fehner, 34 ans, n’a pas craint d’embarquer dans l’aventure ses propres parents, François Fehner et Marion Bouvarel, qui ont fondé il y a vingt ans un théâtre ambulant, L’Agit, et qui règnent ici sur une troupe imaginaire dans laquelle la lumineuse Adèle Haenel se fond comme si elle avait grandi sur les routes.
Alors bien sûr, les raisonneurs, les culs-pincés, les curistes, les sédentaires, les fans de cinéma congelé et les abonnés des salles en velours rouge trouveront ces ogres trop exubérants, trop rabelaisiens, trop felliniens, trop hurleurs, trop partageurs, trop généreux. Mais on les plaint. Ils sont déjà morts, et Léa Fehner est vivante. Applaudissements.
Jérôme Garcin
♥♥♥♥ « Les Ogres« , par Léa Fehner. Comédie dramatique française, avec Adèle Haenel, Marc Barbé, Lola Dueñas, François Fehner (2h25).