Exclusif. Pourquoi Edouard Louis se trouve pris dans une tourmente judiciaire

Une œuvre littéraire peut-elle constituer une pièce à conviction dans une affaire pénale? Voici un des enjeux de l’affaire sur laquelle plancheront le 18 mars les magistrats de la 17ème chambre du Tribunal de grande instance de Paris. Héros malgré lui du dernier livre d’Edouard Louis, «Histoire de la violence», Reda B. vient d’assigner en référé le jeune écrivain et son éditeur pour «Atteinte à la présomption d’innocence» et «Atteinte à la vie privée». Il demande l’insertion d’un encart dans chaque exemplaire du livre ainsi que 50.000 euros de dommages et intérêts.

L’histoire commence le 7 janvier dernier, lors de la sortie d’«Histoire de la violence» aux Editions du Seuil. Encensé par une partie de la critique, le livre raconte le viol qu’affirme avoir subi Edouard Louis lors du réveillon de Noël 2012. «Dans ce livre, il n’y a pas une seule ligne de fiction», déclare alors l’écrivain dans un entretien à «Livres Hebdo». Le violeur est identifié sous le diminutif de Reda, kabyle d’une trentaine d’années, qui accoste Edouard Louis place de la République, à Paris.

Sous le charme, Louis l’invite à son domicile. Les deux hommes font l’amour plusieurs fois, avant que la relation ne dégénère, Reda volant le téléphone portable d’Edouard Louis, puis le violant sous la menace d’un pistolet. Histoire similaire à celle relatée par Eddy Bellegueule – le premier nom d’Edouard Louis -, dans sa déposition faite à la police le 25 décembre 2012. Une plainte qui, jusqu’à la sortie d’«Histoire de la violence», n’avait pas permis de retrouver le fameux Reda.

Les illusions éperdues d’Edouard Louis

Et voilà que, par un drôle de hasard, le Reda en question se voit interpellé à Paris le 11 janvier, soit quatre jours après la sortie du livre, pour une affaire de stupéfiants. Il est sans papiers mais le relevé de ses empreintes permet de l’identifier: des traces ADN avaient en effet été prélevées dans l’appartement d’Eddy Bellegueule après la plainte de ce dernier. Selon J.D., le petit ami de Reda, que nous avons rencontré cette semaine, ce dernier aurait nié tout acte de violence à l’encontre d’Eddy Bellegueule.

« Il avait complètement oublié cette histoire, jusqu’à ce qu’on lui présente des photos de l’écrivain, dit-il. Il reconnaît avoir passé la nuit avec lui, mais il ne l’a jamais violé et n’a jamais eu d’arme en sa possession. De sa vie, il n’a jamais été mis en cause pour une histoire sexuelle.»

Malgré les dénégations de Reda, le Parquet requiert sa mise en détention provisoire. La juge des libertés va dans le même sens et, de manière surprenante, cite dans son ordonnance la parution du livre comme une circonstance aggravante justifiant le placement en détention:

« La détention de X (…) constitue l’unique moyen de mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public qu’a provoqué l’infraction en raison de sa gravité, des circonstances de sa commission, de l’importance du préjudice qu’elle a causé, en ce que la qualification vise un viol sous la menace d’une arme; que l’une des victimes est écrivain et qu’à l’occasion de la sortie de son dernier roman « Histoire de la violence » sous la signature d’Edouard Louis se sont trouvés évoqués publiquement à nouveau ces faits dont les conséquences préjudiciables ont pu être réactualisées, alors que le mis en cause est interpellé plusieurs années après les faits mais au moment de la parution du roman.»

Plus prudente, la Cour d’Appel de Paris, saisie par les avocats de Reda, confirmera la mise en détention, mais sans reprendre l’argument de la parution du livre d’Edouard Louis.

« En France, mieux vaut ne pas être violé quand on est pédé! »

Autre bizarrerie dans cette affaire, l’inertie des services de police trois ans durant. Riahd B., le vrai nom de Reda, était tout sauf un inconnu. Déjà condamné pour des faits de vol, il avait été incarcéré plusieurs mois en 2014. Aucun lien n’avait pourtant été établi à ce moment-là avec la plainte déposée par Eddy Bellegueule. «En France, mieux vaut ne pas être violé quand on est pédé !, s’emporte Emmanuel Pierrat, l’avocat d’Edouard Louis. La justice et la police se réveillent quand une histoire de viol devient un best-seller.»

La pierre angulaire du dossier repose maintenant sur cette question : les éléments disséminés dans Histoire de la violence permettent-ils l’identification de Reda? J.D. dit avoir reconnu son ami dès les premières lignes: «son nom, mais aussi sa description physique, sa façon de parler, son orientation sexuelle, le quartier où il traîne, ses origines kabyles.»

Accusations balayées par Me Pierrat : «Reda est un des dix prénoms les plus donnés dans le monde maghrébin pour les garçons de cette génération ! Louis délivre dans son ouvrage les mêmes éléments que ceux qu’il a donnés aux policiers. Aujourd’hui encore, personne ne sait qui est Reda: dans les documents judiciaires qui nous ont été transmis, il est présenté sous trois identités différentes.»

Sollicités par «L’Obs», Thomas Ricard et Matthieu de Vallois, les avocats de Riahd B., n’ont pas souhaité réagir.

Vérité littéraire et vérité judiciaire

Au-delà de l’identification d’un personnage réel dans une œuvre littéraire, se pose surtout la question du respect de la présomption d’innocence. Dans «Histoire de la violence», Edouard Louis présente Reda comme son violeur. Pour l’heure, c’est une vérité littéraire. S’accordera-t-elle avec la vérité judiciaire, c’est-à-dire le jugement qui tranchera cette histoire?

Voici en tout cas la partie civile Eddy Bellegueule devant composer avec l’écrivain Edouard Louis. Lequel, énième paradoxe, explique dans son ouvrage qu’il n’avait pas eu l’intention de porter plainte:

« Je pensais J’ai peur de la vengeance (…) et j’ajoutais (…) que c’était pour des raisons politiques que je ne voulais pas porter plainte, que c’était à cause de ma détestation de la répression (…), parce que je pensais que Reda ne méritait pas d’aller en prison»

Puis : « je disais seulement que je ne voulais pas que cette histoire s’étire sur les mois à venir, j’expliquais qu’une procédure me forcerait à me répéter encore et encore, que ce qui s’était passé deviendrait d’autant plus réel.»

Etrange immixtion de la réalité dans un romanesque qui n’en manquait déjà pas, comme si, se poussant du col, elle venait réclamer la part de lumière qui lui était due. Etrange confusion aussi, un livre devenant potentiellement un élément à charge – ou à décharge – dans une instruction pénale.

David Le Bailly

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Les 1ères pages de « Histoire de la violence »

Histoire de la violence publié par seuil

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