Spécial Salon du livre: voler des bouquins, est-ce immoral ?

Le livre est un objet fréquemment protégé par des principes: «Je ne prête jamais un livre», «Je finis toujours un livre», «Je ne corne jamais les pages d’un livre», «Je le referme toujours le soir»… Et bien sûr, l’on entend: «Je ne volerais pas un livre», et à l’inverse: «Je ne vole rien, sauf des livres.» C’est un vol qui s’avoue: «J’ai volé un livre de Cioran dans une librairie de Nantes», dit tranquillement Eric Chevillard, qui ne confesserait certes pas publiquement qu’il a dérobé une voiture ou le manteau d’un petit vieux nécessiteux.

L’objet est si particulier, par ce qu’il véhicule depuis des siècles, comme s’il était la forme la plus concentrée d’humanité, cet objet est si sacré que glisser un volume dans sa poche sans verser la contrepartie habituelle passe pour une sorte de viol religieux, la transgression presque érotique de l’interdit social par excellence. Le livre efface le vol. Voler un livre, ce n’est pas tout à fait voler, pense le voleur, petit Prométhée qui croit dérober le feu. «Notre prof de français, raconte un internaute, nous a même fait un jour l’éloge du voleur de livres car, pour lui, voler un livre c’est beau !»

«Pour un livre, je ne dis jamais voler, dit une jeune femme, je dis piquer. Je pique des livres, c’est tout.» Sartre dit que le «Journal du voleur», de Jean Genet, était une «cosmogonie sacrée». Lequel Genet, au juge qui lui posait la question alors qu’il venait de voler un livre: «En connaissiez-vous le prix ?» répondit sèchement: «Non, mais j’en connaissais la valeur.»

L’acte s’accompagne toujours de l’espoir qu’un livre volé porte en lui plus de vérité qu’un livre acheté, une révélation. Louis Calaferte racontait: «Chez un bouquiniste, rue de Provence, j’ai volé un livre de Cendrars, je devais avoir 18 ans. A partir de ce moment-là, j’ai cessé de lire des romans, des choses sans intérêt. J’ai compris qu’il y avait deux littératures.»

C’est pourquoi le voleur qui lit le livre volé et celui qui le revend ne sont pas du même monde. Le premier jette l’opprobre sur le second. Mais sa morale n’en est pas moins d’une souplesse inévitable: ce livre n’était pas cher, la Fnac est une grosse enseigne qui vole tout le monde, un livre est aussi indispensable que le pain, celui que vole Jean Valjean… C’est une sorte de sport – d’ailleurs le vol de livres est une étape de certains jeux vidéo. Tel grand critique parisien raconte assez fièrement :

J’ai écumé toutes les librairies du quartier Latin. J’en volais des tonnes. Mon plus beau coup, c’est chez Maspero : j’ai emporté les vingt-quatre volumes de l’édition anglaise de Freud. J’ai dit que je reviendrais payer, mais je ne suis jamais revenu.»

On «oublie» de rendre, on choisit («Je payais les petits livres, je volais les gros», dit une journaliste nostalgique), on en emporte sans le vouloir («Je suis un salaud et un sombre crétin/Sans le faire exprès j’ai piqué un bouquin» écrit le Russe Nikolaï Oleïnikov, dans «Un poète fusillé»), ou alors on prétend prendre sa revanche contre tous les vols impunis dont on serait victime, on le fait par refus politique du travail, du marché, de la société. Des raisonnements comparables à ceux de l’ivrogne qui ne peut arrêter de boire et feint de ne pas le vouloir, à ceux du pickpocket de Bresson : la société me le doit bien – une morale liée à l’âge, une morale postpubertaire.

Le vol de livres, c’est la fausse monnaie de la morale. Même l’endurcissement de cette morale est simulé: «Je ne vole que dans les petites librairies, dit un jeune homme, celles qui ont de la peine à survivre. C’est seulement là que j’ai l’impression de vraiment faire le mal. L’idéal, c’est d’être en plus très ami avec le libraire, qui vous fait confiance. Voler un quasi-banquier me laisse parfaitement froid.»

D’ailleurs Maurice Sachs, écrivain brillant, traître professionnel, escroc, juif collaborateur quoique résistant marron, saint patron des voleurs de livres, disait: «On ne trahit bien que ceux qu’on aime.» Godard volait des livres aux membres de sa famille, à ses amis, et Genet revolait les livres qu’il avait offerts. Comme si la honte valait pénitence.

Ou alors, c’est la veulerie, justement, qui serait la forme exemplaire du courage – voir Gide, qui écrit dans «les Nourritures terrestres»: «J’ai souvent songé que voler, plus encore que prendre, est le vrai bonheur.» Et dans «les Faux-Monnayeurs», il raconte que le jeune Georges vole un livre sous les yeux d’Edouard, tout en sachant qu’il est vu. Edouard raconte la scène dans son Journal, qu’il donne à lire plus tard à Georges, retrouvé par hasard, pour lui faire honte. Mais le jeune homme hausse les épaules: l’acte seul compte, l’acte seul est enseignement.

“POUR LE VOL TOTAL DU LIVRE”

En 1976, dans une émission de radio, Marguerite Duras disait: «Je suis pour le vol total du livre. Mais je n’y arrive pas. Je me sens très mal de ne pas le faire. J’ai une peur, une peur panique du vol – je pense que c’est la peur du flic qui se déplace. J’ai fait des choses beaucoup plus dangereuses que cela, pendant la guerre d’Algérie, pendant la Résistance. Ce ne serait rien pour moi.»

Elle souffre de ne pas voler, mais explique qu’elle n’en a pas besoin, qu’elle peut payer: «Ce serait d’une gratuité un peu gidienne. Il faudrait que j’essaie de voler pour quelqu’un. J’accompagne mes amis dans les librairies, je les enlace tendrement pour qu’on les voie avec moi, et que, si on les arrête, ils puissent se servir de mon nom.» Elle se justifie : «L’étudiant est celui qui lit le plus dans la société, et qui en a le moins les moyens.»

Régis Debray commente cette déclaration avec dégoût: «Anarchisme snob, dégueulasse ! Maspero , libraire et éditeur , a été la victime des salopards qui pouvaient le voler en toute sécurité, et prétendaient pour se donner bonne conscience qu’il “se faisait du fric sur le dos de la révolution”. On a tous piqué un livre quand on avait 15 ans, mais en tirer orgueil, en faire presque une vocation, c’est vraiment dégueulasse.»

Qui vole des livres ? «Tout le monde, dit une vendeuse de la Fnac. Quand j’étais dans une librairie du VIIe, il y avait des dames chics qui emportaient les best-sellers. Cela devait les exciter , comme tromper leur mari. Ici, il y a les étudiants, de tout. D’ailleurs rappelez-vous, le Dr Petiot, condamné ensuite pour vingt-quatre assassinats, sur les soixante-trois qu’il revendiquait, a été arrêté pour un vol de livres chez Gibert.»

Parfois l’occasion fait le larron: «A La Joie de lire [Maspero] , je les lisais soit dans l’escalier, soit chez moi, quand je pouvais partir sans payer. Je ne les abîmais pas : je les rapportais, il fallait faire attention, j’avais encore plus la trouille.» Comment font-ils ?

«J’avais un grand manteau, avec de grandes poches, répond un écrivain. J’allais vers un rayon, et j’en prenais huit ou dix d’un coup. Un ami avait un cartable fendu, il les glissait dedans. Ce n’était pas un loser, il ne volait pas du BHL ! Il avait réussi à se faire une collection complète de la Pléiade. Il restait longtemps à l’intérieur, pour donner le change, mais aussi parce que c’est dehors qu’on devient voleur.»

Pour passer les portiques, certains petits malins glissent les livres magnétisés dans des pochettes d’aluminium, dans des briques de lait, qui les rendent indétectables, d’autres (plus grands malins) les mettent sous leur chapeau, de manière à les faire passer au-dessus des détecteurs, qu’ils franchissent alors sans encombre et tête haute. En France, les livres les plus volés sont les petits formats (mangas, poches) et les Pléiade, qui se revendent bien. Et puis, les essais à la fois difficiles et chers: Heidegger, Kant, la psychanalyse, la sociologie.

Quand il pince un voleur, le libraire ne fait pas toujours appel à la police: «Soit il paie le livre, dit-on chez Gibert, soit il le rend. Et on se contente de prendre son identité. S’il recommence, et c’est arrivé, parce qu’il y a des petits voleurs qui sont envoyés en service commandé, qui ont du chiffre à faire et qui donc n’ont pas le choix, ou bien alors s’il s’agit de livres chers, nous appelons la police. Mais elle ne se déplace pas pour un vol d’un montant inférieur à 150 euros.» Au commissariat du Ve , on proteste, bien sûr: «On se déplace quel que soit le montant. On est un service de police, qu’est-ce que vous croyez ?»

Les petits libraires n’ont pas les moyens des grands, qui cumulent vigiles, caméras et antivols, du moins sur les livres chers, car les bandes magnétiques collées sont hors de prix. Certains bluffent, et installent des portiques factices, qui ne sonneront jamais. Dans cette grande librairie parisienne, une vendeuse explique en souriant: «Quand nous prenons un voleur, nous lui disons : “Vous avez sans doute oublié de payer… ” C’est plus élégant que de le traîner chez les flics par la peau du cou. Il sait que nous savons… Et je peux vous dire qu’il ne recommence pas.»

« ILS VIENNENT SOUVENT À DEUX »

Les libraires se désespèrent. Il est impossible d’obtenir une statistique officielle, mais dans une grande enseigne, on compte que la «démarque inconnue» représente 1% du chiffre d’affaires ; chez Gibert, on l’évalue à un jour complet de vente par an. Surtout, l’atmosphère créée est désastreuse: «On n’est pas des flics ! On a du travail, on renseigne les clients. On n’a jamais empêché quelqu’un de prendre des notes, jusqu’à fournir papier et crayon. C’est ça qui est agressant: on ne sait jamais s’il n’y en a pas un qui nous fauche, pendant qu’on en renseigne un autre. Ils viennent souvent à deux. On devient méfiant, c’est très pénible.»

Les grandes chaînes suivent des protocoles, avec gradation dans les sanctions. La Fnac en applique un, mais refuse de le communiquer. Il faut se retourner vers le voleur (qui l’a raconté sur un site):

Je me suis fait prendre ce soir à la Fnac en possession de trois livres (pour un montant de 28 euros). J’ai sonné au portique de sécurité et le vigile a appelé son supérieur. J’ai été amené dans une pièce à part, questionné vivement, on m’a demandé d’avouer (ce que j’ai fait rapidement). Je n’avais pas le moyen de régler les livres. Ils ont pris ma carte d’identité et ont rempli un papier que j’ai dû signer. La police a supervisé de loin tout ça dans le local des vigiles (je n’ai pas été emmené au poste de police). On m’a remis un récépissé de dépôt de plainte (où il n’y a même pas le numéro de registre de la déclaration de plainte). J’ai également observé que la personne qui a signé le papier l’a annoté après que je l’ai signé ( je n’ai pas pu voir ce qu’il a rajouté sur la feuille)…»

Un autre: «J’ai été emmené chez le directeur. Quoi, à votre âge, tout ça, le sermon de morale. Il a réfléchi cinq minutes, et m’a donné à choisir: soit les flics, soit ramasser les papiers autour du Monoprix. J’ai choisi de ramasser les papiers.»

Jacques Drillon

Remerciements à la librairie Voyelle (Paris-15e ) pour la prise de vue.

Article initialement paru dans « l’Obs » du 17 mars 2016.

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