Derrière les grandes proclamations sur le respect des droits de l’homme, du droit international et du droit européen, la réalité est brutale : les vingt-huit États européens vont bel et bien enterrer le droit d’asile accusé d’attirer des centaines de milliers de réfugiés. Le plan germano-turc, présenté lors du sommet européen du 7 mars, et qui prévoit le renvoi quasi-automatique de tous les migrants, économique ou demandeur d’asile, vers la Turquie, a été adopté aujourd’hui par les chefs d’État et de gouvernement, une nouvelle fois réunis à Bruxelles.
· Comment l’Union va-t-elle supprimer le droit d’asile tout en respectant la légalité internationale et européenne ?
« Nous respecterons le droit européen et la Convention de Genève, ce n’est pas possible de faire autrement », a martelé, hier, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker. « En tant qu’Européen, nous ne pouvons tourner le dos à l’asile, nous avons l’obligation d’aider les réfugiés », a surenchéri, Frans Timmermans, le vice-président de l’exécutif européen. En réalité, la souplesse du droit permet de rendre légal ce qui est moralement indéfendable.
Contrairement à ce que suggérait la chancelière Angela Merkel, qui a brusquement et sans concertation avec ses partenaires européens, changé son fusil d’épaule, il n’est pas question de renvoyer immédiatement les migrants arrivant dans les îles grecques. La Commission, mais aussi le Haut Commissariat aux réfugiés de l’ONU, a expliqué que cela serait illégal, tout demandeur d’asile ayant le droit de voir son dossier examiné. Tel sera bien le cas, assure la Commission, en application de la directive européenne du 26 juin 2013 « relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale ».
Si un étranger demande l’asile, il aura la garantie que l’office grec compétent examinera son dossier sur place. Et une procédure d’appel devant un juge, jusqu’à présent inexistante, sera organisée. En attendant la réponse, le candidat réfugié restera confiné dans un camp (ou « hotspot »).Jusque-là, rien à dire : les demandeurs d’asile seront simplement obligés de demander protection à la Grèce, ce qu’ils font peu actuellement, préférant se rendre en Allemagne ou en Suède.
Mais, pour pouvoir renvoyer massivement les demandeurs d’asile, la Commission propose d’organiser l’irrecevabilité de ces demandes en s’appuyant sur l’article 33 de la directive qui prévoit que l’asile sera refusé si l’étranger provient d’un « pays sûr » ou est passé par un « premier pays d’asile ». Un « pays sûr » (articles 36 à 39), c’est un statut accordé par chaque État membre à un pays tiers, comme vient de le faire la Grèce à l’égard de la Turquie : il faut simplement que, dans ce pays, le réfugié ne risque pas d’être persécuté au sens de la Convention de Genève de 1951 et qu’il puisse y obtenir le statut de réfugié. Le « pays de premier asile » (article 35), c’est celui où il peut jouir « d’une protection suffisante ». Certes, chaque demandeur d’asile pourra contester que le pays tiers soit sûr dans son cas (par exemple un kurde syrien), mais il faudra l’établir… Surtout, si l’asile est accordé, il le sera seulement en Grèce.
L’examen étant ainsi individualisé, il n’y aura pas « d’expulsion collective », une pratique bannie par le droit international et la charte européenne des droits de l’homme à la suite des barbaries nazies et soviétiques, mais des expulsions individuelles groupées… Le secrétaire général du Conseil de l’Europe, le Norvégien Thorbjorn Jagland, s’est dit satisfait de ce tour de passe-passe juridique qui revient, en réalité, à refuser l’asile en Europe à toute personne ayant traversé un « pays sûr » ou un « pays de premier asile ».
En décidant d’appliquer massivement ces articles, l’Union régionalise le droit d’asile : il est rare qu’un réfugié n’ait pas, au cours de son périple, traversé des pays où il ne risque rien, la persécution étant souvent limitée à son pays d’origine. Avec ce principe, aucun Cambodgien ou Vietnamien n’auraient obtenu l’asile en France dans les années 80, puisqu’ils ont d’abord séjourné en Thaïlande, un pays sûr. Désormais, il reviendra aux pays se trouvant autour des zones de conflit ou de dictatures de gérer le problème des réfugiés. En réalité, on se demande à quoi sert encore le protocole de 1967 étendant la protection de la convention de Genève de 1951, jusque là limitée à l’Europe, à l’ensemble de la planète.
– Quels sont les problèmes pratiques que cette solution soulève ?
Le problème est que la Turquie n’a pas ratifié le protocole de 1967 : le statut de réfugié est réservé dans ce pays aux seuls Européens… Il va donc falloir qu’elle le ratifie ou que l’Union modifie la directive de 2013 pour se contenter d’un statut « équivalent », ce qui est la voie la plus simple. Côté grec, il va falloir installer dans les cinq hotspots chargés de recenser les arrivants, des « officiers de protection » chargés d’examiner les demandes d’asile et surtout prévoir des juridictions ad hoc pour statuer sur les recours, ce qui s’annonce pour le moins difficile quand on connaît le temps que prennent les réformes en Grèce… Il faudra que ces juges spécialisés travaillent non stop afin de statuer au plus vite, sauf à prendre le risque de voir les réfugiés coincés pendant de longs mois dans les îles avec tous les problèmes (santé, éducation, etc.) que cela posera. Enfin, la question éminemment pratique des retours de dizaines de milliers de personnes n’est absolument pas abordée : il faudra sans doute mobiliser l’armée pour assurer le calme et affréter des norias de bateaux chargés de ramener les réfugiés et les immigrés sur les côtes turques. Les images risquent d’être particulièrement choquantes.
– Est-ce que l’abandon du droit d’asile va interrompre le flux de migrants ?
Les réfugiés ne représentent qu’environ la moitié, voire moins, du flux actuel. Autrement dit, les migrants économiques tenteront toujours d’entrer par d’autres voies. Pour les réfugiés, l’Union promet d’appliquer le principe du « un pour un » : pour chaque demandeur d’asile renvoyé, elle s’engage à un prendre un réfugié statutaire installé en Turquie. Mais à y regarder de plus près, il n’est pas question d’accueillir des centaines de milliers de personnes. Les Vingt-huit s’engagent seulement à accueillir, sur une base « volontaire », des réfugiés dans la limite du plafond des 160.000 personnes qui doivent être relocalisées comme ils l’ont décidé en juillet dernier. Sur ce contingent, il reste 18.000 places et les Vingt-huit sont prêts à ajouter 54.000 places. Soit 72.000 réfugiés… On est loin du « un pour un » qui ressemble fort à un attrape-gogo destiné à calmer les ONG de défense du droit d’asile. C’est donc bien d’un abandon du droit d’asile qu’il s’agit.
N.B.: Article paru dans Libération du 18 mars.
La conclusion de sommet fait l’objet de cet article, par ici.