Le lourd rideau de velours rouge et or frappé du chiffre de la reine de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, le ER d’Elisabeth Regina, est retombé sur la mort du tsar Boris et l’arrivée du faux Dimitri au Kremlin de Moscou. Ramassée en un peu plus de deux heures, dressée en sept scènes d’une grande densité dramatique ici pensées sans nul entracte, la version originale de « Boris Godounov », achevée par Modeste Moussorgsky en 1869, fut bien évidemment rejetée par la direction des Théâtres Impériaux, à Saint- Pétersbourg. En 1874, ils ne consentirent à produire qu’une version plus conventionnelle de l’opéra, alourdie par l’acte dit « polonais » et l’ajout obligé d’une figure féminine, la princesse Marina.
A l’instar d’une tragédie grecque
C’est toutefois la version de 1869 qu’a reprise ici le Royal Opera House (ROH), à Londres. On la découvre avec bonheur sous la forme d’un drame puissant et dépouillé, à l’instar d’une tragédie grecque, s’appuyant sur des voix magnifiques, et soutenu par une mise en scène sobre, nerveuse, toute en images marquantes, qui forme un bloc de tension, de drame et de terreur, et où on a oublié tout le décorum, le faste doré des costumes à la russe, afin de se concentrer sur la seule musique et sur l’effroi, sur les remords du tsar régnant.
Cette mise-en-scène due à Richard Jones, dont la première vient d’être présentée à Londres le lundi 14 mars, le public européen peut s’en délecter une semaine plus tard, ce lundi 21 mars, dans de multiples salles de cinéma où « Boris Godounov » est retransmis en direct, en Europe du moins, depuis la salle du Royal Opera House, à Covent Garden.
Dans le monde entier
Cela fait six ans désormais que le Royal Opera House, le Théâtre royal de l’Opéra en français, diffuse certaines de ses productions lyriques ou chorégraphiques dans le monde entier par l’intermédiaire de salles de cinéma. Des retransmissions en direct dans une quarantaine de pays d’Europe, ce qui leur confère une acuité supplémentaire, en différé pour les Amériques, l’Asie et l’Australie.
(CATHERINE ASHMORE)
« Certes, la notoriété du ROH dans le monde ne nous obligerait pas à nous faire connaître davantage. Nos productions sont prises d’assaut, le taux d’occupation des salles est de 96% en moyenne », souligne Alex Beard, le directeur général du ROH. Mais c’est cette notoriété précisément qui nous a fait un devoir de diffuser nos ouvrages. C’est pour nous une tâche passionnée de présenter les plus belles de nos réalisation, des chefs d’œuvre du répertoire lyrique ou chorégraphique, à une très large audience. Mais c’est aussi un acte de justice envers tous les Britanniques qui contribuent au financement de l’Opéra via les subventions publiques, tout en ayant rarement l’opportunité de s’y rendre ».
Bryn Terfel, Antonio Papano, Richard Jones
Sur quels critères sont donc choisis les six opéras et les six spectacles de ballet qui cette saison sont retransmis dans une infinité de salles de cinéma ? « Dans le cas présent, celui de « Boris Godounov », reprend Alex Beard, c’est la conjugaison de plusieurs facteurs qui nous a déterminés : la prise de rôle de Bryn Terfel qui interprète le personnage de Boris Godounov pour la première fois ; la direction musicale d’Antonio Papano que nous considérons comme l’un des meilleurs chefs d’orchestre de ce temps ; le choix qui a été effectué de reprendre la version originale de l’ouvrage ainsi que la réalisation qu’en avait projeté Richard Jones et son équipe. »
Il poursuit : « D’autres fois, c’est avant tout la popularité d’un opéra ou d’un ballet, ainsi que la qualité de leur interprétation qui nous guident. Ou alors une production qui s’est révélée extraordinaire et que l’on a envie de montrer au plus grand nombre. Diffuser un spectacle devant un public qu’on peut qualifier d’universel contraint certes à présenter des ouvrages dont les titres parlent à tous. Mais cela ne nous empêche pas quelques « audaces ». Ainsi avons-nous diffusé « Gloriana » de Benjamin Britten ou « Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny » de Kurt Weill. »
730.000 spectateurs
On n’a pas de chiffres exacts quant à l’audience réunie dans le monde entier à l’occasion des transmissions de soirées du Royal Opera House, mais l’institution en annonce 730.000, un chiffre à comparer aux 740.000 spectateurs reçus en ses murs durant toute une saison, laquelle comprend quelque 520 représentations. Toutefois, on subodore leur impact par l’entremise des réseaux sociaux (250.000 « fans » sur Facebook, 187.000 sur Twitter et 51.000 sur Instagram) où le nombre de commentaires explose à chaque projection d’opéra ou de ballet. Et l’on ne compte pas les retransmissions télévisées sur la BBC ou sur des chaînes spécialisées comme Mezzo, qui diffuse régulièrement les ouvrages donnés à Covent Garden. Elles aussi multiplient les spectateurs.
« L’important, c’est de partager quelque chose d’exceptionnel avec le plus grand nombre », songe le directeur de ROH. « En Grande-Bretagne même, on sait combien l’univers de la musique s’est développé, ne serait qu’en fonction de l’explosion du nombre de concerts ou de la multiplicité des festivals créés sur le territoire. Les diffusions d’opéras et de ballets au cinéma participent à cet engouement. Et nous favorisons l’approche d’un nouveau public en offrant aux plus jeunes deux billets pour le prix d’un seul ».
Sans drame, point d’opéra
Lundi 21 mars, dès 20h15, le public français, belge ou suisse, va donc pouvoir découvrir « Boris Godounov » en direct de Covent Garden. Un opéra ayant pour héros un tsar dont la figure longtemps bien oubliée fut révélée aux Russes par l’historien Nicolas Karamzine dans son « Histoire générale de la Russie » publiée dès 1818. L’histoire d’un règne plein de mystères et de complots, intercalé entre ceux des deux grandes dynasties russes, les Riourkides et les Romanov, et dont Alexandre Pouchkine fit à son tour un sombre drame historique dont allait s’emparer Modeste Moussorgsky.
Car ce règne dit tout de la noirceur et de la barbarie qui sévirent durant des siècles en Russie, qui y sévissent encore d’ailleurs, même si celui de Boris Godounov fut infiniment plus pacifique que ceux de certains de ses prédécesseurs, à commencer par Ivan le Terrible. Aujourd’hui les historiens ne sont plus aussi sûrs que l’étaient Karamzine, Pouchkine ou Moussorgsky de l’assassinat, sur ordre de Boris Godounov, du tsarévitch Dimitri, alors que ce fils cadet d’Ivan le Terrible était l’héritier de son frère le tsar Féodor 1er, le dernier des Riourkides, et que Boris, frère de la tsarine Irina Godounova, épouse de Féodor1er, exerçait la régence au nom de son beau-frère infirme. Reclus au kremlin d’Ouglitch, sur les bords de la Volga, le jeune Dimitri, âgé de 9 ans, aurait pu se tuer lui-même avec son propre couteau au cours d’une crise d’épilepsie.
(CATHERINE ASHMORE)
Hanté par la vision du meurtre
Le chef d’oeuvre de Moussorgsky met ainsi en scène un autocrate tenaillé par le remord, hanté en permanence par la vision du meurtre de Dimitri et, plus tard, tourmenté par l’apparition d’un imposteur prétendant être ce même Dimitri miraculeusement réchappé de son assassinat. Halluciné, ravagé par le sang versé, Boris Godounov meurt brutalement en laissant la couronne à son jeune fils, le tsarévitch Féodor, alors que les troupes du faux Dimitri approchent de Moscou.
Dans la réalité historique, cette mort subite surviendra en avril 1605 (on parla de suicide ou d’empoisonnement du tsar) et le fils de Boris Godounov, Féodor II, monté sur le trône dans la confusion et les complots, sera assassiné avec sa mère, deux mois plus tard, à l’âge de 16 ans. Quant à l’usurpateur, à Grégori Otrepiev, le faux Dimitri, il sera exécuté l’année suivante par les boyards après un règne aussi faux que sa naissance.
Une distribution magnifique
Pour servir cette tragédie, la distribution est magnifique, évidemment dominée par la basse Bryn Terfel, lointain successeur du légendaire Chaliapine qui fit découvrir « Boris Godounov » aux Parisiens en 1908. Sous l’égide du metteur en scène, excellent directeur d’acteurs, Bryn Terfel a composé un personnage infiniment plus humain, plus douloureux que bien des Boris que l’on entend dans la version réécrite par Rimsky-Korsakov
Soutenu par une voix puissante, mais infiniment modulée par des sentiments contradictoires, le jeu de Bryn Terfel confère donc à son personnage un quelque chose de pathétique et de déchirant qui fait de lui un Boris exceptionnel. Mais il n’est pas seul dans l’aventure. Si tous les artistes distribués sont de grande qualité (la tsarevna Xénia, de Vlada Borovko, ou le tsarévitch Féodor, son frère, de Ben Knight par exemple), les figures du moine Pimène, chanté superbement par Ain Anger, celle de Varlaam qu’interprète un John Tomlison haut en couleur, celle de Grégori Otrepiev, le faux Dimitri, assumée par David Butt Philip, sont particulièrement remarquables.
Moins présent vocalement, le prince Chouisky de John Gramam-Hall est en revanche saisissant sur le plan théâtral, terriblement inquiétant. A leurs côtés, l’autre grand personnage de l’opéra, le peuple russe (« the russian populace » énonce joliment le programme), est magistralement servi par les chœurs du Royal Opera House que mène Renato Balsadonna.
Aidé par le « movement director » Ben Wright, lequel a insufflé un élan magnifique à certaines scènes de foule, Richard Jones a donc opté pour une mise en scène sobre, dépourvue de tout faste, et les costumes de Nicky Gillibrand épousent parfaitement ce parti pris. Tant pis pour ceux qui aiment à voir, dans « Boris Godounov », ces débauches de splendeur reconstituée du clergé orthodoxe et de la cour des tsars qu’on a coutume d’admirer. Seul bémol, les décors. Ils sont uniformément laids et ternes, même s’ils permettent au drame, et c’est un plus, de se dérouler sur deux différents niveaux.
La direction musicale d’Antonio Papano, à la tête de l’Orchestre du Royal Opera House est tout simplement magnifique. Toute en nuances, en poésie, en tension dramatique intense, elle confère à cette version épurée de « Boris Godounov » sa juste grandeur.
Raphaël de Gubernatis
« Boris Godounov », nouvelle production du Royal Opera House de Londres. Ce lundi 21 mars à 20h15 dans de nombreux cinémas en France.