Les secrets de « Citizenfour » par sa réalisatrice Laura Poitras

De notre correspondant aux Etats-Unis,

Vous ne la connaissez sans doute pas. C’est pourtant Laura Poitras qu’un certain analyste de la redoutable National Security Agency (NSA) a contactée le jour où il a voulu livrer ses secrets. Edward Snowden doit beaucoup à cette réalisatrice, journaliste et artiste discrète et tenace, qui a filmé avec génie sa rencontre avec l’informaticien le plus célèbre de la planète, à Hongkong, en compagnie de Glenn Greenwald, l’ex-journaliste du « Guardian », auteur d’articles explosifs sur l’espionnage d’Etat. Le film montre l’ancien expert en sécurité, expatrié et reclus dans une chambre d’hôtel, en train d’orchestrer des fuites sur la surveillance de millions d’individus par les services de renseignements américains – avec, parfois, la complicité d’opérateurs téléphoniques – ou l’espionnage d’autres pays par les Etats-Unis. Au fur et à mesure du tournage, l’affaire devient un scandale mondial. Snowden ausculte son téléphone, apprend au journaliste du « Guardian » à crypter les e-mails…

Dans une ambiance de paranoïa, Snowden et Greenwald commentent la déflagration suscitée par les révélations – ses proches sont notamment harcelés par le FBI, sa maison, fouillée -, et imaginent où et comment le jeune homme, désormais « wanted », va pouvoir trouver asile avant d’être arrêté. Tout au long du documentaire, Snowden met au jour l’immensité du système à la Big Brother (Angela Merkel en est l’une des cibles) qui menace les libertés publiques et dont il a le sentiment d’avoir été un pion. Dans « Citizenfour », son documentaire couronné d’un oscar (diffusé ce mardi, à 22h50, sur Canal+), Laura Poitras n’apparaît que l’espace d’une fraction de seconde dans le reflet d’un miroir. Mais elle est bien au centre de l’affaire Snowden.

« Edward Snowden a eu du mal à se faire à l’idée d’être filmé »

TéléObs. Quand Edward Snowden vous a contactée, vous avez d’abord pensé qu’il s’agissait d’un piège. Puis vous vous êtes dit qu’il ne sortirait jamais de l’anonymat.

Laura Poitras. Oui, je ne pouvais pas imaginer qu’il allait courir le risque de révéler son identité. Pendant plusieurs mois, j’ai travaillé avec l’idée que je recevrais des documents mais ne rencontrerais jamais personne. Ce n’est que beaucoup plus tard, dans nos échanges, qu’il m’a dit qu’il ne souhaitait pas masquer son identité.

C’était son intention depuis le début ?

– Je le crois. Je crois qu’il était persuadé qu’il serait arrêté une fois les documents publiés. Il savait aussi que, s’il restait dans l’ombre, on lancerait des enquêtes sur d’autres gens. Il voulait tout simplement prendre la responsabilité de ces révélations. Il ne m’a pas tout dit dès le début par souci de protection, il ne voulait pas dévoiler trop de choses car il était extrêmement prudent. Il savait que les risques étaient très élevés.

En cours de tournage, il a choisi de sortir de l’anonymat, mais il ne voulait pas pour autant devenir le sujet principal de l’histoire…

– C’est ce qu’Edward voulait éviter. Il a eu du mal à se faire à l’idée d’être filmé parce qu’il sait comment fonctionnent les médias. Il ne voulait pas devenir une sorte d’attraction. Je l’ai convaincu avant notre rencontre à Hong-kong en lui disant :

« Quoi que tu fasses, tu seras le sujet. Et tes mots ont de l’importance, les gens veulent savoir ce qui te motive. »

L’une des surprises est de voir à quel point Snowden est un pro de la com…

– Il avait lui-même été influencé par le discours des médias quand il s’est engagé dans l’armée au moment de la guerre en Irak. Il croyait que nous apportions la démocratie au reste du monde.

Avez-vous été surprise par la clarté et la précision avec lesquelles il s’exprime ?

– Oui. C’est un type vraiment brillant. J’ai filmé bien davantage que ce que montre le documentaire et, à chaque fois, ses réponses étaient faites de phrases extrêmement bien construites, sa pensée était remarquablement ordonnée. C’est franchement impressionnant, quand on pense qu’il était engagé dans une course contre la montre.

L’avez-vous revu ?

– Oui, trois fois à Moscou. La première fois, j’ai filmé la scène qui est dans le film.

Comment va-t-il ?

– J’évite de parler en son nom, mais je crois que quand il m’a contactée et qu’il nous a rencontrés à Hong-kong, Glenn Greenwald et moi, il ne pensait pas qu’il y aurait une vie après cela.

Je crois qu’il n’avait jamais imaginé être capable de s’engager par la suite dans un débat public, de parler de ces questions de respect de la vie privée. Il se voyait en prison, point barre.

Quel avenir voyez-vous pour lui ?

– Je crois qu’à un moment ou un autre il retournera aux Etats-Unis. Je ne sais pas quand, cela dépendra de la volonté politique ou de la personne au pouvoir. Cela dit, il a plus de chances de voir un autre pays lui offrir l’asile politique. La France ou l’Allemagne, par exemple, seraient une option.

Mais, à l’heure actuelle, les Etats-Unis font toujours pression sur les Etats européens pour éviter un tel scénario.

Etes-vous d’accord avec cette phrase du « Guardian » : « Nous avons toujours du mal, trois ans après, à évaluer l’ampleur de ce qu’Edward Snowden a révélé » ?

– Oui, je crois que c’est vrai. Nous vivons à une époque où la technologie évolue à une vitesse telle qu’on peine à appréhender son caractère intrusif. Cela va bien au-delà d’agences de renseignements collectant des quantités massives de données. Nous ne savons pas encore exactement ce que cela signifie mais nous avons Facebook, Google, toutes ces entreprises de high-tech qui récoltent des tonnes d’informations.

Les jeunes d’aujourd’hui grandissent dans un monde où l’on ne pourra pas échapper à cette empreinte numérique.

Que pensez-vous du débat actuel sur la protection des données grâce aux techniques de chiffrement ?

– Si vous vous souciez de la sécurité de vos données, vous ne pouvez pas être sélectif. Si vous voulez accéder en toute sécurité à votre compte en banque, vous avez besoin d’un cryptage fort des informations. Et il y a une telle quantité de données privées partagées en ligne qu’il est dans l’intérêt de tout le monde de s’assurer que les communications restent privées.

Mais la résistance d’entreprises comme Apple ne s’explique-t-elle pas aussi par le fait que Snowden a montré qu’on ne pouvait pas faire confiance aux gouvernements (1) ?

– Si, je le crois, mais les entreprises de télécoms entretiennent toujours une relation très étroite avec les agences de renseignements, elles continuent de partager l’information. Les entreprises du Net, en revanche, sont plus enclines à la confrontation. Twitter, par exemple, a décliné beaucoup de demandes d’information venant des autorités.

Peut-on encore protéger sa vie privée ?

– Oui, techniquement, cela devient même plus facile. Avec Signal, par exemple. C’est une application gratuite en open source , comme Tor. Vous pouvez l’utiliser pour chiffrer vos SMS et appels téléphoniques.

Pour en revenir à « Citizenfour » et vos précédents documentaires sur la guerre en Irak ou Guantánamo,comment faire passer l’émotion sur des sujets aussi ardus ? On a l’impression que vous ne voulez pas trop mettre de sous-titres, vos scènes sont parfois des vignettes qui parlent d’elles-mêmes…

– Je ne suis pas d’accord. Mes films sont très narratifs. J’ai une approche du cinéma-vérité similaire à la fiction, au sens où un drame se produit et il est constitué de scènes. C’est la définition d’un film, n’est-ce pas ? Ce ne sont pas des vignettes, ce sont des scènes qui conduisent à une certaine résolution. Il y a généralement un protagoniste et un drame. Il est vrai que cela ne m’intéresse pas vraiment d’ajouter une voix off. « My Country, My Country », par exemple, avait pour principal protagoniste un médecin sunnite, mais j’ai inséré beaucoup de choses sur l’élection de janvier 2005 en Irak qui, d’une certaine façon, était aussi une sorte de personnage.

Mes films sont très ancrés dans des principes narratifs, mais souvent avec des personnages multiples. C’est comme dans « Amours chiennes », le film d’Alejandro González Iñárritu – des personnages nombreux qui se croisent, une foule d’actions qui surviennent simultanément.

J’en reviens à ma question : comment humaniser, comment communiquer enfaisant naître de l’émotion sur un sujet aussi abstrait que la surveillance ?

– Cela faisait un moment que le sujet m’intéressait. Avant que William Binney [ancien analyste de la NSA, NDLR] et Edward Snowden n’apparaissent, tout le monde disait : « C’ est un sujet vraiment difficile à traiter, c’est secret, abstrait. » Donc j’ai eu de la chance de pouvoir filmer des gens qui incarnent ces questions – Binney et Snowden, des hommes prêts à mettre leur vie en jeu parce qu’ils estimaient que ces pratiques étaient dangereuses pour la société. Une fois que vous avez cela, les gens se disent : « Qui sont ces experts prêts à tout sacrifier parce qu’ils estiment qu’il y a un danger ? » Cela réveille tout le monde.

Autre obstacle : la peur, qui pousse à accepter de voir ses libertés rognées…

– La peur est manipulée par les élus pour faire passer des mesures. Mais j’ai tendance à blâmer les médias pour la façon dont ils gonflent leur audience en encourageant cette tendance. Ils sont trop proches du gouvernement, ils acceptent ses arguments trop facilement. La guerre d’Irak est un exemple parfait.

A ce sujet, je suis déçue de voir aujourd’hui certaines décisions prises en France, comme l’état d’urgence. On ne rend pas le monde plus sûr en suspendant les libertés.

Autre difficulté, une certaine tendance à dire : moi, de toute façon, je n’ai rien à cacher…

– Snowden a une réponse parfaite à ce genre de propos :

« Vous n’abandonnez pas la liberté de parole, même si vous avez le sentiment qu’elle n’est pas menacée. »

Il y a des principes sacrés, dans les sociétés démocratiques, qui méritent qu’on lutte pour les défendre. Et, en plus, ceux qui disent qu’ils n’ont rien à cacher mentent. Si vous leur dites : « Puis-je avoir la clé de votre maison et le mot de passe de votre compte email ? » Vous allez voir ce qu’ils vous répondront. Ils se sentiront violés.

A propos de violation, justement, vous avez porté plainte contre le gouvernement américain et l’avez forcé à communiquer des documents concernant votre surveillance par les autorités…

– Nous avons obtenu 800 pages de documents. Et j’ai été choquée. Vraiment. Ils ont convoqué un grand jury à mon sujet (chargé de décider s’il y avait ou non crime potentiel), ont saisi les informations me concernant, cela ressemblait à une enquête de la NSA au top niveau. Absurde.

Cela a dû être dur à vivre, au quotidien ?

– Oui, extrêmement pénible. La période qui s’est écoulée entre le moment où j’ai commencé à recevoir des messages de Snowden et quelques mois après l’avoir rencontré a été la plus effrayante que j’aie jamais vécue comme journaliste. C’était bien pire que l’Irak.

J’avais cette impression que l’affaire remontait au plus haut niveau de l’Etat. Ce que je faisais, ce qu’avaient fait Edward et Glenn mettait en fureur les gens les plus puissants du monde.

Vous êtes toujours suivie, surveillée ?

– Oui. Et je crois que cela ne s’arrêtera jamais. C’est une réalité avec laquelle je dois vivre.

Vous êtes une personne pudique, vous détestez vous mettre en scène…

– Cela me met mal à l’aise mais ce n’est pas la seule raison. Je veux consacrer mon temps à raconter des histoires. Mais je reconnais que cela peut être utile : en rendant publique la façon dont la liste des personnes surveillées m’a empoisonné la vie, j’aide d’autres gens dans la même situation.

Dans l’exposition que vous présentez actuellement au Whitney Museum, à New York (2), vous montrez un document classifié indiquant que vous êtes « silent hit » sur la liste des personnes surveillées. Qu’est-ce que cela signifie ?

– Cela veut juste dire que j’attire l’attention quand je passe la frontière, mais on ne m’arrête pas et on ne me fait pas subir d’interrogatoire. Avant, quand ils me stoppaient, j’étais selectee (listée). Un cran en dessous de l’interdiction d’embarquer dans un avion.

Propos recueillis par Philippe Boulet-Gercourt

(1) Apple refuse toujours de divulguer au FBI les données de l’iPhone d’un des terroristes impliqué dans l’attaque de San Bernadino, en Californie, par crainte que l’Etat ait ensuite accès aux données des mobiles.

(2) « Astro Noise », sur la surveillance de masse, au Whitney Museum of American Art, du 5 février au 1 mai 2016.

Mardi 22 mars à 22h50, sur Canal+. « Citizenfour ». Documentaire de Laura Poitras (2015).-En multidiffusion et A la demande-

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