Le privilège des larmes
Un correspondant de Charles Darwin en Nouvelle-Zélande lui rapporta un jour cette anecdote : un chef maori avait été vu «pleurant comme un enfant parce que les marins avaient sali sa cape préférée». Darwin y vit une preuve que «les Sauvages versent des larmes en abondance pour des motifs très futiles». Il précisait qu’au contraire, «les Anglais pleurent rarement, sauf lorsqu’ils sont sous le coup d’un grand chagrin». (L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, 1872). En 2011, une équipe de chercheurs néerlandais donna raison à Darwin sur un point : les larmes sont bien fonction de la culture. Mais pas dans le sens où le croyait le père de la théorie de l’évolution. Selon des données récoltées dans trente-sept pays, «les personnes qui vivent dans des pays plus prospères, démocratiques […] et individualistes ont tendance à déclarer pleurer plus souvent». Les champions en la matière sont les Américains, les Australiens et les Néo-Zélandais. Les Nigérians, les Bulgares et les Malais ferment la marche. D’après un historien des émotions, ces résultats peuvent s’interpréter comme le signe que les larmes sont l’expression «d’une émotion négative mais supportable». Plus les hommes vivent dans des conditions difficiles (pauvreté, inégalités, guerres, violences endémiques), plus les larmes seraient «un luxe».
Source : 1843, mars-avril 2016, 24 000 signes. Auteur : Matthew Sweet est un journaliste et écrivain anglais. Il produit notamment une émission de philosophie sur BBC Radio 4.
Nabokov amoureux
Elle était son «petit chat», son «oie», sa «souris», son «oiseau de paradis». Il lui faisait part de tout : de son admiration pour Madame Bovary, de la couleur de la neige, de sa peur d’aller au bureau de poste, de ce qu’il mangeait, de Freud. Elle lui servait de muse, de relectrice, d’agent et de secrétaire («Je t’envoie, ma chérie, deux factures qui ont évidemment besoin d’être payées»). Elle en Allemagne, lui en France – où il effectua de longs séjours dans les années 1930, pour se faire un nom – les jeunes époux Véra et Vladimir Nabokov se sont beaucoup écrit. Ou plutôt : Monsieur a beaucoup écrit à Madame, y compris pendant les quelques mois où il entretint une liaison à Paris. En plein adultère, le futur auteur de Lolita semblait ne pas pouvoir se passer de Véra. «Tous les bonheurs, toutes les richesses, le pouvoir et les aventures, toutes les promesses des religions, tous les enchantements de la nature» ne pouvaient égaler pour Nabokov le plaisir de recevoir une lettre de se femme.
Source : New York Review of Books, 19 novembre 2015, 22 000 signes. Auteur : Stacy Schiff est l’auteure de Véra Nabokov (Grasset), Pulitzer de la biographie en 2000. Elle collabore à de nombreux journaux et magazines américains.
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Delphine Veaudor De la rédaction de «Books»