Les révélations des « Panama Papers » vont-elles ébranler le marché de l’art ? L’affaire du tableau de Modigliani, « Homme assis » peint en 1918, révélée aujourd’hui par le site du « Monde », met au jour des pratiques souvent évoquées mais qu’il est souvent difficile de prouver. Dans l’article de Nathaniel Herzberg, on apprend ainsi qu’un « exploitant agricole de Dordogne, Philippe Maestracci, 71 ans, accuse la riche famille Nahmad de détenir ce tableau, vendu illégalement, selon lui, en 1944 par l’administrateur provisoire de la galerie de son grand-père. A l’inverse, le clan Nahmad conteste la réalité de cette spoliation et affirme ne pas détenir la toile ».
Officiellement, cette toile serait la propriété de la société panaméenne IAC, dont David Nahmad est l’unique actionnaire. Une qualité qui, selon les avocats de la famille Nahmad ne fait pas de lui le propriétaire de l’œuvre. C’est là toute l’argumentation que ce clan richissime (sa fortune est estimée à plus de 3 milliards de dollars) a utilisée pour bloquer la procédure entamée il y a cinq ans devant le tribunal civil de New York.
Affaires Wildenstein, Beltracchi…
La famille Nahmad a les reins solides. Propriétaire de galeries à New York et à Londres, elle est omniprésente sur les marchés des ventes publiques et ses collections sont riches, entre autres, de plusieurs centaines d’œuvres de Picasso qui seraient stockées au port franc de Genève. Les Nahmad et les Mughrabi (autre grande famille dominant elle aussi le marché de l’art) ont été surnommés « les mega-marchands que personne ne connaît ».
Que le nom des Nahmad apparaisse dans l’affaire des « Panama papers » n’est pas une véritable surprise, tant le marché de l’art est habitué à fréquenter les paradis fiscaux. L’enquête menée en 2012 par deux journalistes allemands, Stefan Koldehoff et Tobias Tim, (« L’affaire Beltracchi », ed. Jacqueline Chambon), révélait ainsi que nombre des tableaux réalisés par le faussaire Wolfgang Beltracchi avaient été acquis, certains pour des sommes allant jusqu’à 7 millions de dollars, par des sociétés domiciliées dans des paradis fiscaux.
Les Bonnie & Clyde du pinceau : la plus incroyable arnaque du monde de l’art
En France, on se souvient du combat que Sylvia Wildenstein (décédée en 2010) avait mené, s’estimant spoliée par la famille de son époux défunt. Les documents réunis par son avocate, Claude Dumont-Beghi, avait mis au jour selon ses propres mots, « l’usage des trusts [les sociétés écran, NDLR] à des fins d’occultation dans le domaine de l’art ». En 2009, l’avocate avait d’ailleurs joué un véritable rôle de lanceur d’alerte, à preuve l’émission de télé d’Elise Lucet (« Pièces à conviction ») à laquelle elle avait collaboré et qui mettait déjà en lumière la galaxie des ports-francs et des sociétés offshore logées notamment aux Bahamas.
Petits arrangements en cascade
L’affaire du tableau de Modigliani réunit toutes les facettes occultes du marché de l’art :
– spoliation de biens juifs durant l’Occupation : le propriétaire du tableau était un marchand juif dont la galerie parisienne a été aryanisée durant l’Occupation ;
– recyclage des œuvres sur le marché privé ou public par le biais de ventes où leur provenance est maquillée, transfert dans des ports-francs où, quoi qu’on en dise, le secret et les magouilles continuent à régner ;
– titres de propriété transférés dans des trusts logés aux îles Caïman ou ailleurs.
En 2015, le produit des ventes aux enchères mondial s’élevait à 16 milliards de dollars. A quoi il faudrait ajouter (mais nul n’en connaît le montant exact) celui des ventes privées. Selon un spécialiste du marché de l’art :
« Dans cet univers-là, tout le monde se tient par la barbichette. Les enjeux sont colossaux. Déjà, la plongée du marché de l’art chinois avait secoué les marchés l’an dernier. »
Une inquiétude qui ne fut que passagère : après une baisse de 10% en 2015, le produit des ventes a de nouveau progressé de 7% lors des deux premiers mois de l’année 2016…
Bernard Géniès