Dr. Dre et Ice Cube au CinemaCon 2015, au Caesars Palace à Las Vegas, le 23/04/15 (C.PIZZELLO/SIPA)
Voilà, c’est fini : trente ans après ses premiers pas dans le rap game avec NWA, le groupe de gangsta rap fondé par le regretté Eazy-E, Dr. Dre jette les gants et livre sa dernière consultation. Un album qui, contrairement à ce qu’ont pu écrire certains critiques un peu pressés, n’était pas très attendu, au contraire : la vérité, c’est que personne ne l’attendait plus. 16 ans qu’était sorti « 2001 », et presque aussi longtemps que l’on espérait la suite, ce mythique « D-Tox » annoncé chaque année, devenu le running gag rapologique de la West Coast.
Une stratégie militaire
Le perfectionnisme du docteur milliardaire était la cause officielle de cet aussi long silence. Explication officielle. Ice Cube, voilà quelques années, avait une autre analyse : « Entre sortir un album qui se vendra 10 dollars et fabriquer des casques audio qui se vendent à plusieurs centaines de dollars, vous choisiriez quoi ? », demandait le Cube à son intervieweur qui lui posait pour la millième fois la question sur « D-Tox », l’Arlésienne du gangsta rap.
Finalement, Dre l’a sorti, son album à 10 dollars. Enfin, 13 dollars 99 sur iTunes, la plateforme d’Apple sur laquelle l’album « Compton » est disponible depuis le 7 août, avant une sortie physique le 21 août. Une stratégie militaire, un blitzkrieg marketing qui débarque telle une lame de fond, quelques jours avant la sortie annoncée du biopic « Straight Outta Compton », 2h26 sur la saga du « groupe le plus dangereux du monde », NWA. Réalisé par F. Gary Gray avec Paul Giamatti dans le rôle du méchant manager blanc Jerry Heller (savoureux quand on se souvient qu’il était, voilà quelque semaines, le méchant manager/psychanalyste de Brian Wilson dans le biopic sur les Beach Boys, « Love And Mercy »).
My grand finale. #Comptonhttp://t.co/nbebhWfLqwhttps://t.co/DF0i2fqaQF
— Dr. Dre (@drdre) 2 Août 2015
Une nostalgie combative
L’album est donc là, 16 titres, du cinémascope ricain en son THX gangstérisé avec tous les anciens et tous les modernes. Sur « Loose Cannons », Dre fait plaisir aux OGs en rassemblant Xzibit et Cold 187um, rappeur du groupe californien Above The Law, que les amateurs de son west coast des années 1990 n’ont pas oublié. Section nouveaux, on retrouve le jeune prodige de Compton, Kendrick Lamar, sur trois titres, ainsi que les rookies Justus (3 titres), Anderson .Paak (6 titres) et King Mez (3 titres).
La nostalgie combative imbibe cet album. « Darkside/Gone » se souvient des premiers jours avec Eazy-E, samplé tel un rimeur d’outre-tombe. « Trente ans dans ce merdier et je suis toujours là, décennie après décennie, ça me paraît clair que je fais les choses bien, pas vrai mon Négro Eazy ? », clame Dre avant que ne tombent les mots du petit Eazy : « Eazy-E, CPT, OG from the other side ». « Ne dis jamais que j’ai de la chance, tu ne sais pas ce que tout ça m’a coûté », balance Dre avant le refrain sucré de Marsha Ambrosius, la chanteuse du duo Floetry.
Snoop Dogg, le complice des jours houleux de Death Row Records, rappe tendu sur des sons métalliques dans « One Shot One Kill », l’expression de ce que Dre, voilà 20 ans, prophétisait comme le son du futur : « Ghetto métal ».
Ice Cube, qui intervient sur « Issues » (un titre plutôt moyen), s’auto-cite et fait directement référence à son classique « It Was A Good Day » (« J’ai encaissé pas mal de chèques ce matin, je crois qu’on peut dire qu’aujourd’hui était une bonne journée »).
Couplet historique d’Eminem sur « Medicine Man »
Le gros morceau, et le plus attendu, est bien sûr « Medicine Man », sur lequel Eminem vient cracher un couplet historique, truffé de lyrics surréalistes et provocateurs (le pire ? « Je fais même jouir les bitches que je viole », qui devrait faire couler son quota d’encre féministe) délivrés avec une virtuosité et une urgence jamais démenties.
Toujours underground comme une marmotte, avec l’espoir que son esprit « hante le studio après ma mort, que mon image surgisse du poster pour flotter dans les halls et traverse les putains de murs comme le fantôme de Lou Rawls » (histoire de ne pas oublier qu’Em’ admire les grands soulmen, y compris les moins médiatisés comme Lou, disparu en janvier 2006).
Un testament qu’il faut disséquer
Après « Medicine Man », il reste le très personnel « Talking To My Diary ». C’est le grand cliché des albums de rap : de LIM à Dr. Dre en passant par Passi, Jay Z, Doc Gynéco et la majorité des lyricistes, le dernier titre du disque fend l’armure. Sur un tempo où tourbillonnent les violons et les percus, le docteur se retourne une dernière fois sur son histoire, se rassure (« Je suis fort financièrement, physiquement et mentalement, je suis à un nouveau niveau, et n’oublie pas que je viens du ghetto »), se fait sa ghetto psychanalyse.
Une conclusion idéale pour un disque que l’on va disséquer et sur-analyser (est-il meilleur que « 2001 »ou « The Chronic », ce genre de bêtise). Le testament d’un homme de 50 ans (soit 200 ans sur l’horloge biologique de ce monde sans pitié qu’est le hip-hop) qui tire sa révérence sur un solo de trompette et retourne dans son antre, avec ses milliards, ses disques d’or, ses projets et ses souvenirs.
Ne croyez pas tous ceux qui auront un avis définitif sur « Compton » deux heures après l’avoir écouté pour la première fois. Seul le temps dira si cet ultime projet vieillira comme un grand cru.
Et puis n’oublions pas que Dre peut toujours changer d’avis et nous ressortir un autre album le jour où il s’ennuiera trop à enquiller les meetings avec les businessmen d’Apple. Gangsta un jour…