Elvis Presley dans une scène du film « It Happened at the World’s Fair » (INTERFOTO USA/SIPA).
Aujourd’hui est un jour particulier pour la culture américaine puisque c’est précisément le 16 août 1977 qu’est décédé Elvis Presley.
Riches et intenses, la vie et l’œuvre du King du Rock’n’Roll sont intimement liées à l’histoire culturelle de son pays, qu’il aura marquée, au-delà de ses vingt années de carrière, par sa capacité à interpréter son ivresse et ses doutes à des moments charnière de l’histoire américaine.
Mais au-delà de ses compositions initiales inspirées de publics en quête d’émancipation (femmes, Afro-américains, jeunes), Elvis restera comme celui qui a porté haut les mythes américains du succès, de la chute et de la rédemption, forgé par la religiosité de ses concitoyens et la redoutable industrie du loisir.
Elvis et l’émancipation féminine
Les crooners viennent et vont, et tel a failli être le destin d’Elvis, entré dans l’histoire des États-Unis pour d’autres raisons que son irrésistible sex-appeal. En effet, Elvis et les femmes, ce fut avant tout l’histoire d’un grand malentendu.
Encore ignorantes de « The Second Sexe », paru en anglais seulement en 1953, les groupies désinhibées d’Elvis, si bien symbolisées par Doris Day ou Bunny Paul, succombent à la modernité gestuelle du fils de Tupelo et à ses mélodies sirupeuses (« Love me tender », « A Big Hunk of Love ») et facticement émancipatrices, qui leur donnaient une impression d’emprise sur les hommes (« Don’t Leave Me Now »), joyeusement réduits à l’état de joujou (« Teddy Bear »).
Or, cette communion n’a pas duré et elle a même rapidement connu des couacs, à mesure que s’affirmait le second-wave feminism (Betty Friedan) et qu’Elvis s’échinait à reproduire des formules certes savoureuses (« Girls ! Girls ! Girls ! »), mais si peu en prise avec la nouvelle réalité féminine du National Organisation for Women (NOW).
Certes, le renouvellement de ses thèmes (la libération sexuelle avec « I Really Don’t Want to Know », la séparation avec « Always On My Mind »), liés à ses propres turbulences personnelles ont permis à Elvis de se rapprocher de son fidèle public devenu adulte.
Mais pour les jeunes générations, Elvis était désormais surtout un chanteur à voix sans issue, incapable de saisir les expressions artistiques des nouvelles icônes féminines (Carol King, Patti Smith) et androgynes (Mercury de Queen, Ziggy Stardust de Bowie).
Une passion pour le Rythm and blues
Pareil constat d’amours en pente douce quand on évoque la relation d’Elvis à ses fans afro-américains. Elvis a effectivement toute sa vie chanté sa passion pour le Rythm and blues et le gospel de son Mississippi natal (« There’ll be pace in the valley », « Cottonfields ») et il a souvent été vu comme un des principaux vulgarisateurs de la musique noire.
Il s’est aussi longtemps entouré de musiciens (The Jordanaires, The Imperials) et de compositeurs noirs (Ottis Blackwell pour « Don’t Be Cruel »), et n’a pas hésité à réinterpréter des standards (« Down By The Riverside ») et des succès plus récents comme « I Got a Woman » (Ray Charles), « Shake Rattle and Roll » (Big Joe Turner) ou « Good Rockin Tonight » (Roy Brown).
Toutefois, et sans préjuger de la sincérité de sa démarche artistique, il demeure que la question noire fut aussi, pour Elvis et surtout ses producteurs, une opportunité commerciale. Durant la seconde moitié des années 1950, la condition de la communauté afro-américaine commence à s’améliorer, rythmée par des crises profondes (Montgomery en 1955, Little Rock en 1957) et des avancées historiques (Brown v. Board of Education of Topeka).
Or, les producteurs pressentent le potentiel des nouveaux consommateurs et c’est donc logiquement que toute l’industrie musicale se met au diapason, sans jamais parler de politique. Une fois cette vague passée, Elvis se recentre, à la fin de sa carrière, sur la production la plus vendeuse, c’est-à-dire la country populaire qu’affectionne tant son fidèle public blanc, vieillissant, mais aisé.
Elvis, roi des affaires
Davantage que la cause féminine ou la ségrégation raciale, la première raison de la perpétuation du mythe d’Elvis tient à la capacité des gestionnaires du label à créer et à alimenter le mythe. Pour nombre de compatriotes, Elvis, c’est d’abord la figure du self-made man, né dans le Sud profond au sein d’une famille modeste.
C’est aussi, pour les jeunes générations d’alors, le représentant de la jeunesse libertaire passionnée d’automobile (« Sur la route », 1957) et de cinéma (Monroe, Dean, Brando). Compagnon de route de l’industrie du loisir des années 1950 (McDonald’s et Disneyland ouvrent en 1955), Elvis apparaît surtout comme une mythologie barthésienne destinée à vendre du rêve (et de la musique), au risque d’y perdre, pour paraphraser Marcuse, toutes ses dimensions.
La télévision joue un rôle essentiel dans cette opération de communication en conférant à Elvis son statut définitif de star nationale (Ed Sullivan Show) voire internationale (« Aloha From Hawaii »), malgré des apparitions scandaleuses (Milton Berle Show) ou outrageusement aseptisées (Steve Allen Show) et des non-apparitions tout aussi marquantes (les trois conversations téléphoniques de l’American Bandstand).
Aujourd’hui encore, les affaires du King continuent de rouler puisqu’Elvis a vendu, depuis sa mort, presque autant d’albums que de son vivant et Graceland est encore la deuxième résidence privée la plus visitée aux États-Unis, après la Maison Blanche (500.000 visiteurs annuels).
Les valeurs éternelles de l’Amérique
38 ans après, Elvis continue aussi de marquer l’imaginaire de ses concitoyens parce que sa musique, simple et réconfortante, aura servi de catharsis en abordant des thèmes chers à la société en crise existentielle dans les années 1970.
Elvis a d’abord célébré la famille, à travers le triptyque des parents aimants (« Don’t Cry Daddy », « My Boy »), des rassemblements familiaux (« Elvis Sings the Wonderful World of Christmas ») et du doux foyer (« Graceland »). Et qu’importe si, au même moment, le législateur autorisait l’avortement (Roe vs Wade) et que les vicissitudes du crooner divorcé rappelaient celles d’Archie Bunker (« All in the family ») et préfiguraient celles de Ted Kramer (« Kramer vs Kramer »).
La sublimation de la patrie et la religion ont été les deux autres faces de la trinité sémantique si chère aux Américains. Elvis a toujours déclaré sa flamme à son pays, que celle-ci eût une coloration civique (service militaire à Friedberg), patriotique (« GI Blues ») ou terrienne (« Green Green Grass of Home »).
Légèrement teintées de naïveté (« America the Beautiful ») voire de pathos (« An American Trilogy »), les mélodies d’Elvis tranchent radicalement de l’enthousiasme viral de la côte Est qui chante « New York, New York » de Lisa Minelli à la même période.
Idem de la religion, invitée en force durant la décennie indubitablement kierkegaardienne d’Elvis, avec un second album de Noël et surtout un troisième album de gospel en 1972 (« He touched me ») qui fera des émules auprès des musiciens Born Again folk (Bob Dylan) et country (Johnny Cash).
Il est ancré dans la mémoire collective
Outre la nostalgie pour la mythique décennie eisenhowerienne, l’élément qui a définitivement ancré Elvis dans la mémoire collective américaine a été la connexion que ce dernier a su rétablir avec l’Amérique déstructurée et bientôt déconstruite de la fin des années 1960, une fois surmontées la radicalisation politique (assassinats de JFK, de Martin Luther King, Black Panthers, Mouvement des droits civiques) et la contre-offensive culturelle européenne (British Invasion) des années 1963-68.
L’Elvis alourdi et ringardisé des années 1970, si étranger à l’intellectualisme du rock prog (Pink Floyd) et à la rage punk (Stooges, Ramones), sert en effet, peut-être malgré lui, de point d’ancrage pour une Amérique ankylosée par le doute et qui, à la veille de son bicentenaire (1976), préfère se pencher sur son passé (« The Roots » d’Alex Haley) plutôt que de regarder vers l’avenir.
Avec ses rafraîchissants « Blue Hawaii » et « Viva Las Vegas » d’autrefois, et les graves chansons d’aujourd’hui (« In The Ghetto »), Elvis apporte du réconfort à une Amérique qui voit les piliers de sa puissance vaciller (Conférence de la Jamaïque, Watergate, Viet Nam), et ses repères se brouiller (Mission Soyouz-Apollo, Feminist Sex Wars).
Livrée à des mises en perspective à 360 degrés (« Black Holes » de Stephen Hawking), l’Amérique a ainsi fortement besoin du King et le bon vieux roi accepte cette charge quasi christique, jusqu’à sa sortie de scène, le 16 août 1977.
PHOTOS. Les plus gros tubes soupçonnés de plagiat :