Tout inconditionnel de la trilogie est sur ses gardes. Intraitable, prêt à torpiller le successeur du regretté Stieg Larsson au moindre contre-sens, dès la plus petite trahison. Et puis rien de cela n’arrive. Bien au contraire. Dès les premières pages, on sait que la mission a priori impossible consistant à donner une suite à «Millénium» et confiée à David Lagercrantz, auteur suédois réputé, est une réussite. Alors on avance dans le livre avec l’impatience caractéristique qui prélude aux retrouvailles attendues. Avec le plaisir aussi de ne pas savoir qui sera de la fête – Erika Berger bien sûr, l’inspecteur Bublanski et Sonja Modig, pour ne citer qu’eux. Passé quelques pages, le nouveau «Millénium» a déjà le pouvoir hypnotique des trois autres.
«Ce qui ne me tue pas» s’ouvre par un petit matin d’hiver à Stockholm. Mikael Blomkvist, toujours journaliste, toujours à la tête de sa revue d’investigation «Millénium», a trois ou quatre ans de plus que dans «la Reine dans le palais des courants d’air» (tome 3). Il est en petite forme. Il est devant sa machine à café, une Jura Impressa X7 et regarde passer un cappucino extra fort. Il a lu jusque tard dans la nuit un polar d’Elizabeth George, après un week-end passé avec un autre polar d’Elizabeth George et quelques numéros du «New Yorker», à l’abri de la pluie glacée qui s’abat continument sur la ville. L’intrigue s’égrène au fil de courts chapitres habilement ordonnés selon le calendrier – Début novembre, le 20 novembre, le soir du 20 novembre, le 21 novembre – sous un violent climat norvégien, des vents de 100 kilomètres par heure, une température à moins dix.
Mais pour l’heure, Blomkvist se passerait bien d’aller à la réunion prévue ce matin-là. Contre son avis, on vient de vendre 30% des parts de «Millénium». Un représentant du nouvel actionnariat s’est invité devant la rédaction. Le type, Blomkvist le voit déjà, son manque d’inspiration, son discours de normopathe, son envie mal dissimulée de bazarder l’héritage et les enquêteurs de son espèce, indifférents aux réseaux sociaux et à la «conversion au numérique». Faire plus jeune et plaire aux annonceurs, disent-ils. Oui, mais avec un produit de plus en plus insipide ; pas de quoi quitter son lit avec extase. En même temps, il doitbien l’admettre: son journal est menacé, les ventes chutent, les revenus publicitaires aussi. Lui-même, «Super Blomkvist» comme l’appellent encore les habitués du bistrot d’en bas de chez lui, n’a pas été foutu de faire un scoop depuis la retentissante affaire Zalachenko (Millénium 3).
C’est alors que la chance, cette composante essentielle du talent, s’offre a lui sous les traits d’un gringalet au cheveu plat qui lui donne rendez-vous au bistrot d’en bas justement. L’inconnu a les yeux explosés de ceux qui passent leur vie en tête à tête avec un écran plat. Linus, c’est son nom, a été quelques temps l’assistant de Franz Balder, autorité mondiale à la pointe du concept de la «singularité technologique», selon laquelle l’intelligence des ordinateurs dépassera bientôt celle de l’homme (concept à ce jour hypothétique, mais tout de même). Le risque en serait ni plus ni moins que la perte du contrôle de l’homme sur son destin. Or ce Balder se cloitre chez lui avec cameras de surveillance dans sa luxueuse résidence stockholmoise, complètement parano, après un passage écourté dans une start-up de la Silicon Valley travaillant sans relâche sur ces questions d’intelligence artificielle (IA). Le jeune homme craint pour la vie du savant. A l’évidence Franz Balder en sait trop, beaucoup trop.
Par ailleurs, mais sans doute est-ce lié, une inquiétante gothique à la mine sombre et aux manières discutables a fait intrusion chez Linus il y a trois jours, poussé le jeune homme sur son palier le temps d’expertiser son ordinateur et de balancer un laconique «On vous a eu», avant de disparaitre dans la nature. Lisbeth Salander n’est pas loin, dirait-on, l’affaire est sérieuse. Depuis combien de temps ne l’a-t-il pas revue? Blomkvist sait qu’elle craque régulièrement son ordinateur. C’est sa façon à elle de prendre des nouvelles. Aussi leurs retrouvailles auront-elles en préambule ce mot déposé par Blomkvist dans sa propre console à l’attention de la hackeuse virtuose: «Que faut-il penser de l’intelligence artificielle de Franz Balder ?» Ainsi démarre «Millénium 4».
Très finement, David Lagercrantz transpose l’univers de Stieg Larsson dans l’après-Snowden. Pour son scénario, le successeur a longuement consulté quelques grandes têtes chercheuses du moment, comme Andreas Strömbergsson, professeur de mathématiques à l’université d’Uppsala ou David Jakoby chercheur en sécurité au Kaspersky Lab.
Intitulé «la Fille dans la toile du web» dans les pays anglo-saxons, «Ce qui ne me tue pas» s’articule autour de la guerre silencieuse entre Google et la N.S.A., la National Security Agency, et d’autres groupuscules plus obscurs encore. Tous sont polarisés par le développement de l’ordinateur quantique, lequel marquerait l’avènement de l’AGI, l’artificial general intelligence et la perspective d’ordinateurs qui s’autoperfectionnent à un rythme fou, et dont l’intelligence pourrait devenir des millions de fois supérieure à celle de l’homme, sans qu’il soit même possible d’en imaginer les conséquences.
Dans «Millénium 4», cette compétition est elle-même surveillée par la Hacker Republic, composée de génies qui, loin de tout piratage puéril, estiment urgent de surveiller ceux qui nous surveillent:
Ils savaient tous mieux que quiconqueà quel point la N.S.A. avait gravement outrepassé ses pouvoirs ces dernières années. Aujourd’hui l’organisation ne se contentait pas de mettre sur écoute les terroristes, ou tout individu représentant un risque potentiel pour la sureté, ou encore les potentats, chefs d’Etat et autres. Il surveillait quasiment tout (…) et pénétrait de plus en plus dans la vie privée de chacun. Evidemment personne au sein de Hacker Republic ne pouvait se vanter d’être un exemple dans ce domaine. Un hacker était par définition un individu qui dépassait les bornes pour le meilleur et pour le pire (…). Aucun d’entre eux n’aimait l’idée que les piratages informatiques les plus graves et lesplus dénués de scrupules étaient commis, non par des rebelles solitaires ou des hors la loi, mais par des géants au sein de l’Etat.»
En plus de reprendre le flambeau de l’heroic piratage, David Lagercrantz active habilement un autre ressort central de la série: la fascination pour le syndrome d’Asperger de Lisbeth Salander, une forme supérieure de l’autisme perçu par le lecteur comme un surdon à la fois très enviable et totalement empoisonné. Entre en scène dans «Millénium 4» un autiste-savant de 8 ans, en l’occurrence le fils de Hanz Balder, étrange et adorable enfant absorbé par les courbes elliptiques et la factorisation des nombres premiers. (On découvre à a cette occasion que Lagercrantz a beaucoup lu Oliver Sacks et «l’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau».) L’enfant a des tueurs d’élite a ses trousse, car son exceptionnelle mémoire photographique a enregistré ce qui n’aurait pas du l’être. Le face-à-face au cours d’une cavale nocturne mémorable entre Lisbeth et son double enfantin offre un prétexte à évoquer les jeunes années d’une héroïne devenue mutique par peur phobique de la trahison, et de faire entrer dans l’histoire sa soeur jumelle. Simplement évoquée dans la trilogie, Camilla va amplement (et macabrement) rattraper le temps perdu.
L’inquiétude collective au sujet des nouvelles technologies, de l’avènement d’un monde orwellien où les frontières entre le normal et le criminel s’estompent est telle que ce livre devrait frapper les esprits. Comme Stieg Larsson, David Lagercrantz opère avec son duo baroque à nouveau réuni une traversée radicale des apparences, dans «un monde malade, comme dit l’inspecteur Bublanski, un monde où l’individu paranoïaque est le plus sain d’esprit». Ce qui, au fond, est le fil conducteur de «Millénium».
Anne Crignon
Millénium 4. Ce qui ne me tue pas,
par David Lagercrantz,
traduit du suédois par Hege Roel-Rousson,
Actes Sud, 500 p., 23 euros (en librairies le 27 août).
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