Loi travail : une mobilisation presque multipliée par deux depuis le 9 mars

Dans les rangs de Lutte ouvrière, au moment d’installer le stand, boulevard de l’hôpital, vers 13h. Une militante de Paris, la cinquantaine, qui ne travaille plus, explique à notre journaliste Amandine Cailhol qu’elle est ici «par solidarité avec les jeunes qui vont en pâtir toute leurs vies». La manif suffira-t-elle à faire plier le gouvernement et obtenir le retrait? «Pourquoi pas, vu qu’on est proche des élections présidentielles, c’est un enjeu pour les gens au pouvoir, note-t-elle. Et puis c’est mieux d’être dans la rue que de signer des pétitions sur internet, c’est plus efficace. Après nous, à Lutte ouvrière, on y va pas par quatre chemins. Ce qu’on préconise vraiment c’est de mettre fin à la bourgeoisie.»

Même optimisme pour Julien, de LO, trentenaire et professeur de collège à Paris, qui en est à sa quatrième manif contre la loi travail : «Si la mobilisation s’amplifie, le retrait est possible. Ça s’est passé comme ça pour le CPE, il y a dix ans. Il faut des manifs plus nombreuses, plus de manifestants, mais aussi plus de grévistes. L’arme des travailleurs, ça reste la grève. Nous fêterons bientôt les 80 ans de la grève générale de 1936. Il faut donc amplifier, notamment par la grève, mais les manifs participent aussi de la mobilisation. Ça fait partie d’un tout.»

En face, à l’abri d’une terrasse de café, une rangées de CRS, boucliers au sol, font des commentaires, en rigolant, sur les militants qui s’attellent à dérouler une banderole. Entre deux éclats de rire, ils demandent: «Où est la bac?» Plus loin, la sono de la CNT crache un air de manif: «Réveille-toi».

« Hollande, Gattaz, vos lois ont en veut pas » #Manif31Mars

31.03.16Amandine Cailhol. @A_Cailhol Suivre

« Presque comme les autres » : « Un film sur l’autisme d’utilité publique »

« Presque comme les autres » est un film sur l’autisme. Il sera diffusé le 30 mars sur France 2. (Capture/France 2)

J’étais invité le 21 mars à l’avant-première du téléfilm « Presque comme les autres » réalisé par Renaud Bertrand, adaptation du récit autobiographique de Gersende et Francis Perrin, « Louis Pas à pas ». Dans cet ouvrage, les auteurs racontent le parcours du combattant que cela représente d’avoir un enfant autiste en France.

Gersende et Francis Perrin ont été étroitement associés à l’élaboration du projet qui, il faut bien le dire, s’est heurté à une certaine frilosité du service public, peu enclin à dénoncer les graves manquements de notre pays en matière d’accompagnement des enfants et adultes autistes.

Condamnée cinq fois par le Conseil de l’Europe pour discrimination à l’égard des personnes autistes, avec un taux de scolarisation ridicule pour la population concernée, et l’influence encore dominante de la psychanalyse sur les psychiatres, psychologues et travailleurs sociaux de la petite enfance, la France est réputée pour son retard légendaire sur le sujet. Sur le terrain, les recommandations 2012 de la HAS (Haute autorité de santé) sur l’autisme sont loin d’être respectées.

Des personnages troublants de vérité

Cette réalité est très bien exposée dans ce film, sans pour autant tomber dans le pathos. Le découpage et les dialogues arrivent à marier des moments de légèreté et d’humour avec le drame de la situation et du cercle infernal qui se referme sur les protagonistes. Ignorance des proches à l’égard de l’autisme, rejets des écoles, culpabilisation des parents amenés à entamer une psychanalyse de couple, sans parler des pressions d’un célèbre pédopsychiatre parisien (qui se reconnaîtra et que beaucoup reconnaîtront) pour les dissuader de mettre en place un programme éducatif et comportemental adapté, mais leur préconisant plutôt de faire le deuil de leur enfant.

L’interprétation de la comédienne Julie-Marie Parmentier est magistrale et rend magnifiquement compte de l’isolement et du désarroi ou sont plongées les mères d’enfant autistes, traitées encore aujourd’hui de « mère réfrigérateurs » ou encore « mère fusionnelles » par une grande partie du corps psychiatrique.

Bernard Campan donne à son personnage toute la subtilité et l’intensité de ce père, écrasé par l’adversité mais parvenant à se relever pour ne jamais renoncer à défendre ceux qu’il aime, affrontant les regards de la société tout entière qui méprise la différence de son enfant.

On notera que le choix du réalisateur, Renaud Bertrand, de faire tourner un enfant autiste pour le rôle. Les regards et les instants captés par le réalisateur sont troublants de vérité. Cela prend tout son sens et on peut même lui attribuer la palme du premier réalisateur à avoir fait jouer une personne autiste en France.

Un film d’utilité publique

À l’issue de la projection, j’ai été témoin de l’accueil triomphal de la salle, remplie de parents concernés qui se sont tous reconnus dans le combat sans merci que mènent les protagonistes, poussés à faire de nombreux sacrifices pour que les droits fondamentaux de leur enfant soient respectés, le droit à avoir une place dans une société dont la devise est censée être l’égalité, la liberté et la fraternité.

Selon un sondage Ifop réalisé pour SOS Autisme France, (1.502 personnes interrogées en ligne du 1er au 3 mars), 79% des Français pensent que les personnes autistes sont victimes de discriminations ; 69% se disent prêts à travailler avec elles, et 72% se disent choqués que le terme « autiste » soit utilisé dans le langage courant et par des personnalités publiques comme quelque chose de négatif et insultant.

Or, en France, seuls 20% des enfants autistes sont scolarisés en milieu ordinaire en école élémentaire, seulement 11% le sont au collège et 1,2% au lycée.

Bien plus qu’un simple divertissement, ce film est d’utilité publique et j’incite vivement les téléspectateurs, concernés ou non par le sujet, à ne pas manquer ce rendez-vous le mercredi 30 mars 2016 à 20h55 sur France 2.

Le festival des Teddy Awards : 30 ans et toutes ses dents

Indomptables, rugissants et sensibles Teddy. Pour fêter sa trentième édition, le festival des Teddy Awards propose en avant-première au public onze films aux vibrations LGBT, projetés à la Berlinale, et dont plusieurs été primés. Comme « Tomcat » de l’autrichien Handl Klaus (meilleur film), « You’ll never be alone » du mexicain Alex Anwandter (prix du jury), « Kiki » de la suédoise Sara Jordenö (meilleur documentaire) ou encore « Théo et Hugo dans le même bateau » des français Olivier Ducastel et Jacques Martineau (prix du public), une ode à l’amour qui débute dans un « sex-club », avec une séquence de sexe non-simulé.

Au programme, une riche miellée de Teddy documentaires : l’âpre et passionnant « Inside the Chinese Closet », sur la pression qui, dans les familles chinoises, s’exerce sur les homosexuels contraints de contracter des faux mariages pour assurer leur descendance et déjouer les commérages haineux. « Brothers of The Night », qui s’attache, en mode Gus van Sant, au drôle de destin d’un jeune prostitué bulgare de Vienne qui propose des relations tarifées dans un club. « Weekends », un portait de G – Voice, chorale masculine et gay de Corée du Sud, refuge chantant contre l’homophobie.

Citons encore « Mapplethorpe : Look at the Pictures », un riche portrait réalisé par Fenton Bailey et Randy Barbato, qui ont eu un accès illimité aux archives du photographe américain et alter ego de Patti Smith. Sans oublier, donc, « Kiki »sur les bals émancipateurs et queer du voguing à New York, « lieux performatifs et festifs où Latinos et Afro-américains s’affranchissent des normes de la société patriarcale, blanche et hétérosexuelle ». Un hymne à la Teddyfférence !

L’Obs

Du 1er au 3 avril, au cinéma le Luminor Hôtel de Ville, 20, rue du Temple, 75004 Paris. 01-42-78-47-86.

Mort du prix Nobel de littérature hongrois Imre Kertész

L’écrivain hongrois Imre Kertész, auteur de Être sans destin et lauréat du prix Nobel de littérature en 2002, est décédé jeudi à l’âge de 86 ans, a annoncé son éditeur. Imre Kertész est mort à l’aube à son domicile de Budapest des suites d’une longue maladie, a déclaré Krisztian Nyary, directeur des éditions Magveto, joint par téléphone.

Ce juif rescapé des camps de concentration nazis fut le premier auteur de langue magyare primé par le Nobel. «Kertész a été l’un des écrivains hongrois les plus influents du 20e siècle, non seulement par son oeuvre (…) mais par sa pensée et sa vision du monde. Il restera une influence majeure de la littérature pour les années à venir», a ajouté Krisztian Nyary.

A lire aussi : Imre Kertész, âme Nobel

Né le 9 novembre 1929, l’auteur a été déporté en 1944 à Auschwitz-Birkenau (Pologne) avant d’être transféré à Buchenwald (Allemagne) en 1945. Revenu en Hongrie, il fut aussi en butte à la terreur stalinienne, mis à l’écart par le régime alors qu’il travaillait comme journaliste.

Son ouvrage le plus connu, Etre sans destin, d’abord publié dans l’indifférence générale en 1975, a finalement été reconnu comme une oeuvre «qui dresse l’expérience fragile de l’individu contre l’arbitraire barbare de l’Histoire, et défend la pensée individuelle contre la soumission au pouvoir politique», selon le jury du prix Nobel de littérature.

L’Ultime auberge, son dernier ouvrage paru en 2015 en France aux éditions Actes Sud, transformait «le duel entre sa maladie de Parkinson et l’écriture d’un nouveau roman en une oeuvre autofictionnelle sublime et poignante», selon l’éditeur.

AFP

David Bowie, premier fan du Velvet Underground

En 1966, David Bowie a 19 ans, quand il écoute pour la première fois « The Velvet Underground & Nico », le premier disque du Velvet Underground, qui paraîtra en 1967. Pour le chanteur au seuil de sa carrière (son premier album, « David Bowie », paraîtra lui aussi en 1967), c’est comme une apparition.

En 2003, Bowie publiait dans “New York Magazine” un superbe exercice d’admiration pour célébrer le premier disque fondateur et matriciel du Velvet Underground. « Vers la fin de l’année 1966, mon manager d’alors, Ken Pitt, revenait des Etats-Unis avec deux disques qu’on lui avait donnés à New-York, écrit Bowie. Comme ils n’étaient pas particulièrement sa tasse de thé, il me les donna pour voir ce que j’en ferai. » Le premier est un disque des Fugs, le second, un pressage test, avec la signature d’Andy Warhol griffonné dessus. C’est « The Velvet Underground & Nico ».

« Tout ce que j’éprouvais sans le savoir pour le rock se révélait à moi sur un disque encore inédit, écrit Bowie. Le premier morceau glissait d’une manière assez inoffensive sans rien laisser présager de la suite. » Mais le deuxième titre, « I’m Waiting For The Man » foudroie Bowie comme une épiphanie. En écoutant cette guitare et cette basse « palpitantes et sarcastiques », il conçoit « la pierre angulaire de (s)on ambition » : « Cette musique était sauvagement indifférente à mes sentiments. Elle se moquait de savoir si je l’aimais ou pas. Elle n’en avait rien à foutre. Elle était entièrement préoccupée par un monde ignoré de mes yeux de banlieusard », écrit le Britannique qui a grandi à Bromley, dans la banlieue de Londres.

« Les chansons tortillaient leurs tentacules »

Il y a donc pour le chanteur, un avant et un après le Velvet Underground de Lou Reed. « Bouleversement de toute ma personne », comme dit Proust. « Manifestement, la rigolade, c’était fini », écrit Bowie. « Ce que j’étais en train d’écouter atteignait un degré de cool dont je ne pouvais concevoir qu’il fût humainement viable. Un ravissement. L’une après l’autre, les chansons tortillaient et faufilaient leurs tentacules autour de mon esprit. Maléfique et sexuel, le violon de ‘Venus in Furs’, telle une musique de revival païenne préchrétienne. La voix de Nico, distante, glaciale, genre ‘baise-moi si tu veux, je m’en fous complètement’ sur ‘Femme fatale.' » A la fin du disque, au moment où s’achève « European Son », Bowie note :

« J’étais si excité que je ne pouvais plus bouger. Il était tard dans la soirée, et je n’avais personne à appeler pour m’épancher, alors j’ai écouté le disque encore et encore et encore. »

Au mois de décembre, Bowie reprend « I’m Waiting For The man », en rappel de ses derniers concerts avec son groupe Buzz. « C’était la première, écrit-il, qu’une chanson du Velvet était reprise par quelqu’un, quelque part dans le monde. Quelle chance. »

En 1972, David Bowie produit « Transformer » de Lou Reed, avec le tube « Walk on the Wild Side ». En 2003, l’année où il écrit ce fervent article dans « New York Magazine », il retrouve Lou Reed pour enregistrer une exquise et bouffonne miniature d’une minute quarante secondes : la chanson « Hop Frog », hommage à Edgar Allan Poe. Hop Frog, un nain boiteux avide de vengeance. A la mort de Lou Reed en 2013, Bowie salue la disparition d’un « maître ».

Fabrice Pliskin

Exit Daech : faut-il reconstruire Palmyre ?

Trois jours à peine après la reprise de la ville et du site archéologique syriens par les forces gouvernementales, la question de la reconstruction de Palmyre fait déjà polémique. « Le site peut être restauré dans un délai de l’ordre de cinq ans », a expliqué à « l’Obs » Maamoun Abdelkarim, directeur des Musées et Antiquités de Syrie joint par téléphone à Damas, la capitale du pays. Dès l’annonce de la victoire de l’armée de Bachar El-Assad, dimanche 27 mars, il avait déclaré à l’AFP : « Le site reviendra comme avant ». « Nous nous attendions au pire » avait-il ajouté « mais le paysage général est en bon état » selon ses correspondants sur place et les images qu’il avait pu visionner.

Mais le lendemain, lundi 28 mars, l’archéologue Annie Sartre-Fauriat, membre du groupe d’experts de l’Unesco pour le patrimoine syrien, s’était dite « perplexe sur la capacité de reconstruire Palmyre ». Le site étant classé au patrimoine mondial de l’humanité, sa reconstruction ne pourrait se faire sans l’aval et le suivi de l’organisation internationale et surtout ses moyens financiers. Mais est-ce la priorité aujourd’hui ? Et comment procéder ? Décryptage.

La paix d’abord

Depuis la destruction spectaculaire des temples de Bêl et de Baalshamin en août 2015, Palmyre est devenue le symbole de la barbarie patrimoniale de Daech en Syrie, après les destructions déjà perpétrées sur le site archéologique et dans le musée de Mossoul, en Irak.

Pourquoi Daech a détruit le temple de Baalshamin à Palmyre

Pour autant, la reprise de Palmyre ne signifie pas la fin de la guerre. L’organisation djihadiste subit des revers sur tous les fronts mais n’est pas vaincue. Quant à Jabhat al-Nosra, le groupe djihadiste affilié à Al-Qaida et hostile à Daech, il est loin d’être neutralisé. La paix en Syrie dépend aussi des combats entre les forces modérées anti-Bachar et le pouvoir en place.

Mais quel que soit l’occupant de Palmyre, le site archéologique reste en danger selon Cheikhmous Ali, archéologue syrien réfugié en France. Membre de l’Association pour la protection de l’archéologie syrienne (Apsa), il a déclaré lundi à l’AFP :

« La protection du site ne compte pas parmi les priorités de l’armée, pas plus que pour les autres belligérants. »

Lors de l’installation de campements militaires entre 2012 et 2014, « de vastes zones archéologiques pas encore fouillées avaient été détruites » poursuit-il.  » Nous, les archéologues, avons perdu de manière irrémédiable des informations très importantes, d’une valeur égale, sinon supérieur, à celle du temple de Bêl », a-t-il regretté. En somme tant que la Syrie est un champ de bataille, la question de la reconstruction de Palmyre relève du vœu pieu.

Pour le pouvoir syrien, qui sort renforcé par cette victoire, elle relève avant tout du symbole. « Cette récupération [de Palmyre sur Daech, NDRL] est une opération politique, médiatique vis-à-vis de l’opinion publique du régime de Bachar al-Assad », a mis en garde Annie Sartre-Fauriat de l’Unesco. « Le reflux de Daech aujourd’hui ne doivent pas faire oublier que le régime est le principal responsable du conflit et de ses 270.000 morts depuis cinq ans », a rappelé au même moment le porte-parole du Quai d’Orsay, Romain Nadal.

Syrie : à Palmyre, la victoire (médiatique) de Bachar al-Assad contre Daech

Une opération coûteuse

Selon Maamoun Abdelkarim 80% du site, dont l’Agora, les bains, le théâtre romain et les murailles de la cité, sont intacts ou légèrement endommagés. Les deux temples, les tours funéraires et le Lion d’Athena, une statue de 15 tonnes, font partie des 20% détruits. Ils ont été entièrement dynamités mais les pièces éparses pourraient être remontées.

« Avant la guerre, il restait seulement les quatre murs du temple de Bêl » précise Régis Vallet, archéologue au CNRS à l’origine avec deux collègues de la pétition pour la Défense du patrimoine irakien. « Les blocs ont explosé mais des techniciens pourraient tout à fait recoller les morceaux, remonter ce qui a été détruit par Daech ».

Quant aux éléments plus délicats, comme les sculptures des niches des tours funéraires et les pièces du musée de la ville, fortement endommagé et saccagé, tout dépend de la précision des archives.

Une vitrine dévastée et des statues abimées dans le musée de Palmyre, lundi 28 mars 2016 (AP/SIPA)

« Avec la photogramétrie, les monuments sont enregistrés en 3D. Il suffit de transmettre le document à un tailleur de pierre ». Encore faut-il que ces documents existent et, si tel est le cas, que la restauration s’effectue avec le soin et le temps nécessaires. « Mais Maamour Abdelkarim, dont je tiens à souligner l’honnêteté et avec qui je partage la joie de la libération du site, semble envisager des restaurations plus importantes » poursuit Régis Vallet. Or selon lui :

« Dans l’état actuel de la Syrie, c’est complètement exclu. En outre, cela coûterait des dizaines de millions d’euros ».

Vers un « Palmyreland » ?

Certains craignent de voir construire une sorte de parc d’attraction sur les ruines, un « Palmyreland  » à la gloire de Bachar, où des bâtiments entiers seraient reconstruits ou « réinventés » à la manière de Viollet-le Duc au XIXe siècle avec les constructions médiévales. Mais à cette époque, l’Unesco n’existait pas et l’opinion internationale n’avait aucun poids. « Je n’ai pas d’inquiétude. Ce n’est pas envisageable », veut croire Régis Vallet.

L’état du site avant le saccage de Daech n’a rien à voir non plus avec les quartiers historiques, comme à Dresde ou Varsovie, détruits pendant la Seconde Guerre mondiale puis reconstruits ultérieurement à l’identique.

« Hormis quelques remarquables constructions, Palmyre était un champ de ruines » rappelle Dominique Fernandez, membre de l’Académie française et auteur de « Adieu, Palmyre » avec le photographe Ferrante Ferranti (*) :

« On ne va pas reconstruire des ruines. »

Claire Fleury

(*) « Adieu, Palmyre », éditions Philippe Rey, mars 2016.

JO 2024 : l’appel au peuple

Au moment du choix de la ville d’accueil pour les Jeux olympiques et paralympiques 2024, qu’est-ce qui fera la différence ? «Le soutien populaire, affirme Bernard Lapasset, président du comité. Nous avons besoin d’une dimension dans laquelle la France se mobilise.» Le dossier, promet-il, «sera parfait mais l’important, c’est ce qu’il y a derrière». A savoir : «Donner du sens à notre projet.»

Pour contribuer à le forger, la population est conviée à débattre autour, non pas des JO, mais du sport, de la société, de l’aménagement du territoire et aussi, de la fête et de la participation. Vaste programme. «C’est nouveau. C’est la première fois qu’un comité fait cela», souligne Lapasset.

Techniquement, le dispositif passe évidemment par une plateforme web sur laquelle tout un chacun peut laisser sa suggestion. Mais il prévoit aussi que dans chacune des cinq «familles» partenaires du projet (les deux comités olympiques et paralympiques, la ville de Paris, la région Ile-de-France et l’Etat), soient organisées des réunions tout public dans lesquelles tout le monde puisse s’exprimer. Afin d’aider les bonnes volontés à diriger les débats, le comité fournit «un kit» de discussion, téléchargeable sur son site, qui permet de choisir un thème, puis un sous-thème, avec des «fiches enjeux». Tout cela est bien un peu scolaire et pas très ludique, mais ce matériel est sûrement utile pour dépasser la discussion de café du commerce. A en juger par les échanges entre journalistes lors de la conférence de presse, le risque est réel.

La première de ces réunions aura lieu le 5 avril au Comité national olympique et sportif français (CNOSF), avec un groupe de «la génération 2024», autrement dit les 15-25 ans. Du lot des propositions, le comité espère bien tirer de quoi prouver que les Jeux, ce n’est pas seulement «quinze jours d’olympiques et onze jours de paralympiques», selon l’expression de Bernard Lapasset, mais «tout ce qui aura eu lieu avant».

Sibylle Vincendon

La playlist de Nili Hadida de Lilly Wood & The Prick

Depuis la formation de leur duo et la sortie de leur premier album (Invincible Friends) en 2010, Lilly Wood & The Prick (Nili Hadida au chant et Benjamin Cotto à la guitare et au clavier) n’ont pas arrêté, enchaînant les disques et les concerts. Après que l’Allemand Robin Schulz ait repris leur titre Prayer in C en 2014, en faisant un tube diffusé sur les radios de la planète (il s’en est vendu 2 500 000 exemplaires dans le monde), les deux inséparables avaient besoin de se retrouver loin de Paris, et de son confort. Le studio Moffou de Bamako au Mali est ainsi devenu la base arrière de Shadows, leur troisième et dernier disque, sorti un triste jour, soit le 13 novembre 2015. Alors que leur tournée européenne s’achève (jeudi au Zénith de Paris), Nili Hadida a composé une playlist reliée au train-train quotidien des tournées et du retour au bercail. Une journée type du mois de mars, ça ressemble donc à ça : 

Le bon réveil : Apparition de Stealing Sheep

«J’ai besoin de quelque chose de rythmé le matin pour bien me réveiller et surtout appréhender la journée de bonne humeur. Comme je suis une éponge, il me suffit d’écouter un morceau joyeux pour égayer ma matinée.»

Sur le chemin du travail : Love Yourself de Justin Bieber 

«J’adore écouter des choses un peu inavouables sur mes écouteurs alors que je suis en public. En ce moment, mon morceau inavouable, c’est Love Yourself de Justin Bieber. En cachette ou au casque. Et on apprend les paroles par coeur s’il vous plaît !» 

A la salle de sport : That’s Us d’Arthur Russell

«J’ai découvert ce morceau grâce à un garçon qui m’a brisé le coeur. Comme je suis un peu maso, je le mets en boucle quand je vais courir à la salle. Ca me motive. Il dure six minutes et si je le joue quatre fois, une demi-heure !»

Décompresser cinq minutes : California de Joni Mitchell 

«Il y a toujours un moment dans la journée où quelqu’un vous rend fou. En ce qui me concerne, ça arrive régulièrement et Joni Mitchell a le don de me calmer, c’est doux et réconfortant. Je m’identifie beaucoup à ce morceau qui me berce depuis toujours.»

En cas de coup de blues : Summer Rain de Sage 

«J’ai ce truc un peu pervers de me complaire dans ma tristesse. Quand parfois je replonge à cause dudit garçon j’écoute Summer Rain de Sage et je pleure cinq bonnes minutes. Parfois c’est bien d’évacuer.»

Pour faire le ménage : Better Man de Leon Bridges 

«J’aime la soul depuis très jeune, c’est ma musique de coeur. Mon dieu restant Otis Redding. En ce moment j’écoute Leon Bridges, un artiste de New York qui a la trentaine. A l’écoute de ce titre, on pourrait croire à une production de la Motown, c’est bluffant.»

Pour un verre : Nisyan d’Ahmed Fakroun 

«C’est de la disco libyenne des années 70 et il y a un côté très suave et rétro qui met dans un mood assez agréable.»

A aller voir en concert : Bambi de Suuns

«C’est mon groupe préféré de ces dernières années, ils jouent bientôt au Trabendo. Je les y ai déjà vus et c’était l’un de mes meilleurs concerts. Il y a quelque chose de très grave et très moderne à la fois. La production est pour moi un équilibre parfait entre électro et rock. Le troisième album en collaboration avec l’artiste libanais Jerusalem in My Heart est à écouter !»

Dans la nuit : Steal de Maribou State feat. Holly Walker 

«Pour danser mais pas trop. Parfait morceau de fin de soirée avant d’aller se coucher.» 

Au repos : So Good at Being in Trouble d’Unknown Mortal Orchestra

«Je dors la plupart du temps dans un tour-bus. Nous sommes en tournée la moitié de l’année. Pour pouvoir m’endormir, j’ai besoin d’être dans une bulle et de faire abstraction des bruits et du ronron du bus. En ce moment, c’est avec ce morceau.»

Marie Ottavi

« C’est toujours dramatique, le travail » : un ouvrier raconte l’usine

« Je vous écris de l’usine » est une admirable chronique ouvrière parue de 2005 à 2015 dans le mensuel de critique sociale «CQFD». Jean-Pierre Levaray y raconte la vie quotidienne dans son usine d’ammoniac et d’engrais, une de ces poudrières classées Seveso 2. Ce site de Grand-Quevilly, dans le Rouennais, était une filiale de Total avant d’être revendu en 2014 à des Autrichiens et à un fonds d’Abu Dhabi. Triste classique, auquel a préludé une série de «plans de sauvegarde de l’emploi» (PSE), comme on dit pour mieux jeter son personnel après usage.

« Dans leurs calculs, les ouvriers comptent pour du beurre», lit-on dans la chronique d’avril 2006 intitulée «Putain d’usine: on ferme !» Tout est consigné d’une plume fine et incisive, le meilleur comme le pire. La fraternité ouvrière et la servilité des cadres, toujours du côté du manche, le salaire qui peine à monter – 1,8% pour eux contre 33% pour celui des actionnaires -, le matériel vétuste, les accidents, nombreux, comme celui arrivé à un intérimaire turc recruté pour descendre dans un four immense changer un catalyseur.

L’ouvrier est en bas, en scaphandre depuis une heure. Il fait 45°C. Tout pourrait s’enflammer au contact de l’air, alors de l’azote est injecté en permanence. Sa tâche est dangereuse au point qu’il porte un capteur pour contrôler son rythme cardiaque; il est sous surveillance vidéo, relié par un filin au collègue chargé de le remonter au cas où. Quelque chose dans le système d’alerte n’a pas marché ce jour-là quand l’homme a crié. CHU, brûlures aux pieds, le gars aurait pu y passer. Ces choses vues alternent avec le récit des calculs froids des stratèges, jamais rassasiés, même par leurs gains colossaux, «des bénéfices immoraux», dit Jean-Pierre Levaray.

Anne Crignon

Je vous écris de l’usine, par Jean-Pierre Levaray,

préface d’Hubert Truxler, dit «Marcel Durand»,

Editions Libertalia, 368 p., 15 euros.

Extraits

Je vous écris de l'usine

P’tif chef et grosse envie

Bon, y en a qui courent après, mais il y en a sur qui ça tombe, comme une malédiction. Un jour, l’ingénieur ou le chef de service vient te voir et te propose de devenir chef d’équipe. Il y en a qui, comme moi, ont toujours refusé, mais la plupart acceptent. Ça fait mieux sur la carte de visite, la paie est légèrement plus élevée et puis «ça donne des responsabilités». Parfois je me demande si la direction ne propose pas aux collègues de devenir p’tits chefs pour les casser ou les faire rentrer dans le rang. J’en ai vu combien, de ces ouvriers rebelles transformés en exécutants serviles après avoir obtenu des responsabilités (modestes) et des (petites) fonctions de commandement?

C’est un peu le cas de Denis. Dans sa jeunesse, avant d’entrer dans la boîte, il avait été «blouson noir». Plutôt porté sur la baston, il finissait souvent le week-end au commissariat. Devenu salarié, il s’était un peu rangé. Il s’était marié, aussi. Il continuait à ne pas se laisser faire et disait toujours non quand il ne voulait pas de tel ou tel boulot débile. Un rien macho, mais viscéralement indocile. Pendant un temps il a été syndiqué à la CGT et même, un court moment, délégué du personnel.

Et puis voilà qu’il y a quelques années, sa hiérarchie lui offre une promotion de chef d’équipe, quasiment au bénéfice de l’âge: c’était le plus âgé de l’atelier. En fait de montée en grade, il devait continuer à se farcir les quarts et à faire presque le même boulot, mais avec désormais neuf types sous son autorité. Son salaire n’a été augmenté que de 56 euros par mois. Pas de quoi faire la fête, mais Denis a accepté. Parce qu’il avait travaillé toute sa vie dans cet atelier, parce qu’il n’avait plus que quelques années à tirer, parce que ce serait en quelque sorte son bâton de maréchal.

Mais voilà, une fois devenu p’tit chef, Denis n’a plus été pareil. Était-ce le fait d’avoir des comptes à rendre ou d’exercer un bout de pouvoir? Denis est devenu un vrai con. Un pousse-cul comme il les avait combattus auparavant. À croire qu’il avait perdu la mémoire. Il la jouait dictateur, refusant toute discussion lorsqu’il y avait une tâche spécifique à exécuter. Impossible de se faire entendre, d’autant que Denis étant costaud, il jouait de ses muscles pour imposer ses vues.

Pire : il avait ses préférés, auxquels il donnait un boulot correct, et ses têtes de Turc, qu’il malmenait. Un climat malsain s’est donc vite installé dans l’équipe. D’où l’incident d’il y a quelques jours. Pas une action d’éclat, juste un petit geste vengeur. C’est le moment de la pause-café, toute l’équipe est assise autour de la table du réfectoire en attendant que la cafetière se remplisse. Denis trône en bout de table et parle de tout et de rien devant l’équipe qui ne l’écoute plus, tellement ils en ont marre de lui et de sa façon d’être. Il y a une heure, Denis a pris à partie Michel et Max et ça a failli se terminer en bagarre.

« Bon, je vois que vous n’avez pas envie de causer, dit Denis. Je vais faire un tour avant que le café soit prêt.» Il se lève et sort dans l’atelier. On pense qu’il en profite pour aller dans le vestiaire et se servir, en douce, un whisky caché dans son placard. Mais ce sont les mauvaises langues qui le disent. Le café est prêt et Manu le sert dans les tasses. C’est à ce moment-là que ça se passe. Max dit à Manu: «Passe-moi la tasse de Denis.» Manu obtempère et Max se lève, la tasse de Denis à la main, et se dirige vers l’évier. Là, il déboutonne sa braguette, sort son instrument et lâche quelques gouttes d’urine dans la tasse.

Ensuite il remballe le matériel, repose la tasse à la place de Denis et y ajoute le café. Personne ne dit quoi que ce soit. Personne ne critique. Personne ne trouve que c’est dégueulasse. Denis revient, s’assoit, commence à boire son café puis lâche: «Il est pas terrible ton café.»«Non, répond Manu, je l’ai raté, rajoute du sucre.» Denis s’exécute et boit son café, cul sec, sous les regards de toute son équipe. «Bah quoi? Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça? Vous m’avez fait une connerie?» «Même pas», répondent les collègues en chœur. Voilà, c’est comme ça que ça s’est passé. Une histoire du quotidien, et celui qui me l’a racontée comme moi-même ne savons qu’en penser…

[Septembre 2006]

Quand on enchaînait les ouvrières à leurs machines

Clairement hors cadre

Souvent ils viennent me voir, lors d’une présentation de mes bouquins dans une librairie. D’autres travaillant dans la même usine que moi m’abordent dans un couloir ou à l’atelier… Tous ont la même requête: «Pourriez-vous parler des cadres? Parce que, nous aussi, nous souffrons du travail.» La plupart du temps, je leur réponds que j’ai du mal à me mettre à leur place, qu’il n’y a qu’eux qui peuvent parler de leur malaise au travail, et puis je finis toujours par dire qu’ils ont plus de bagage pour écrire que moi. En fait, je le sais qu’ils souffrent et qu’ils en chient. Pour la plupart, je sais qu’ils travaillent tous jusqu’à point d’heure. Mais je m’en fiche carrément: soit ils sont cadres dirigeants et ils sont là pour nous faire trimer davantage (voire pour nous virer), soit ils sont cadres techniques et acceptent le stress parce qu’ils ont la carotte au bout du bâton, celle de devenir un jour de vrais chefs, de gagner vraiment beaucoup d’argent, d’être mieux considérés… que sais-je encore?

C’est vrai que lorsqu’on est un jeune cadre, il faut s’accrocher davantage, et lorsqu’on est un vieux cadre, on se fait vite mettre au placard. Lorsqu’on est une jeune femme cadre, c’est encore plus dur, face à tous ces encadrés qui se la jouent vieux beaux paternalistes et il faut en faire des tonnes pour être considérée. Je sais également que ces gens ont des vies de famille encore plus perturbées que les nôtres (d’ailleurs ils fantasment beaucoup sur «la famille»); qu’il y a souvent de pauvres histoires de cul entre cadres dans les services et les bureaux, parce que leur univers est des plus restreints… Je m’aperçois aussi qu’ils ont des bagages scolaires importants mais que culturellement ça ne vole pas haut et que le soir, lorsqu’ils rentrent chez eux, ils ne savent que regarder TF1. Bref, je n’irai pas les plaindre et qu’ils se démerdent, j’ai déjà assez à faire de mon côté.

Pourtant, on m’a raconté cette histoire qui vient de se passer au siège parisien d’une entreprise publique en passe d’être privatisée. Claire, cadre technique dans cette boîte, vient d’apprendre qu’elle allait être mutée à Caen. Son mari, qu’elle a connu quatre ans auparavant au siège de l’entreprise, travaille maintenant à Lyon. Leur vie s’est faite ainsi, entre Paris et Lyon, et grâce au TGV c’était facile. Beaucoup d’heures de transport et de stress, mais aussi vivables que s’ils avaient vécu en banlieue. Pour avoir des enfants, ils attendaient une vie plus sereine. Bientôt, peut-être. Mais voilà, cette mutation à Caen rendrait la vie plus difficile, beaucoup plus difficile.

Claire a fait des pieds et des mains pour ne pas être mutée. Rien. Ils ne voulaient rien entendre, là-haut, à la direction générale. Il ne restait à Claire qu’à démissionner, mais c’était hors de question: le train de vie d’un couple de cadres, la maison et tout le reste l’en empêchaient. Cette mutation lui a pris la tête, d’autant que son mari ne semblait pas voir le problème. Il disait que ça ne durerait pas longtemps. Claire se sentait lâchée de toutes parts. Et puis, il y a eu ce dernier jour de travail à Paris. Claire a envoyé un carton d’invitation à tous ses collègues, pour un pot d’adieu. Ils sont venus nombreux dans la «salle automne», pour partager un moment avec elle, mais aussi pour déserter les PC et le travail.

Devant tous et toutes, Claire n’a pas fait de discours, elle a juste trinqué (du champagne) avec chacun. Puis, tout le monde étant pris par des discussions, elle s’est éloignée, s’est approchée de la fenêtre qu’elle a ouverte. Le temps que l’assemblée s’en rende compte, Claire était déjà debout sur le rebord. «Claire, fais pas de connerie», ont crié certains, mais, sans adieu, elle a sauté. Voilà, encore une histoire triste, mais c’est toujours dramatique, le travail.

[Novembre 2006]

La quille

Dans l’usine, il n’y a pas eu de plan de restructuration depuis bientôt sept ans, et il n’y a donc pas eu de ces départs en préretraite tant souhaités par les plus anciens. Du coup, la moyenne d’âge étant élevée, on peut s’attendre à ce que, d’ici quatre ans, plus du tiers de l’ensemble du personnel aura quitté l’usine. Ce qui est énorme. Et rien n’a été prévu ces dernières années pour pallier cette perte de savoir. Pour l’instant, la direction essaie d’embaucher pour combler les trous, mais les jeunes n’ont pas trop envie de bosser dans une industrie en perte de vitesse.

Heureusement pour la direction, il y a quelques boîtes de la chimie qui ferment dans le coin, alimentant un vivier de salariés. En regardant de plus près, tout en se gardant d’une vision par trop «complotiste», on peut penser qu’un départ aussi massif permettra au repreneur de l’usine de restructurer en économisant un plan de suppression d’emplois. Globalement, cela fonctionnerait, mais on sait qu’il y aura des manques dans certains services.

Le mois dernier, huit sont partis. Sur un total de 340, ça commence à se voir, et ce n’est qu’un début. Parmi ces huit collègues, des copains, mais pas tous. Certains comptaient les jours depuis déjà des années tandis que d’autres semblaient surpris d’apprendre qu’ils devaient quitter le bleu de travail. Jadis, la quille signifiait pot de départ, avec speech du chef de service, organisation d’une collecte, cadeaux et autres. Lorsque j’ai été embauché, le cadeau pour bons et loyaux services, c’était une paire de chaussons et un fauteuil. Pourquoi pas une concession directe au cimetière ? Aujourd’hui ce n’est plus le cas. La plupart des pots, quand ils ont lieu, se font en petit comité ou hors de l’usine. D’une part parce que le « zéro alcool » règne dans la boîte (en théorie, du moins), d’autre part parce que la plupart des collègues n’ont pas envie de faire la fête à l’usine. De plus en plus, d’ailleurs, ils filent en catimini, comme s’ils s’en allaient en congé.

Christian n’est pas de ceux-là. Avec ses allures de bûcheron rigolard, crinière et barbe grisonnantes, il a passé trente-cinq années dans la boîte. Pendant ses dernières années de boulot, il s’est investi dans le syndicat, après avoir occupé une partie de son temps libre à bouquiner la philosophie. Christian a bossé la majeure partie de son temps dans un des ateliers les plus sales de l’usine à fabriquer des engrais. Mais, à cause de ses articulations usées et de problèmes cardiaques, il a fini sa carrière comme gardien. Un gardien philosophe ça ne court pas les rues. Deux mois avant son départ, il a pris la résolution de ne plus bosser à son poste. Sans craindre une éventuelle sanction. Il n’avait pas envie de voir son chef, et ce dernier avait peur des possibles étincelles que produiraient leurs altercations. Christian a donc passé une partie de ses heures de travail au syndicat ou dans les autres services à causer avec d’anciens collègues. Il a sauté sur chaque occasion de réunion pour batailler avec la direction. Il en a aussi profité pour piquer pas mal d’heures au patron, ce qu’il ne pourra plus faire en retraite.

Pourtant, malgré ces arrangements très personnels, Christian est allé de moins en moins bien. «Ce n’est pas le travail que je vais regretter, loin s’en faut. C’est plutôt le fait que j’ai bossé tant d’années, avec des contraintes, des horaires, des collègues, et que j’ai un peu peur de l’avenir, dit-il. C’est un saut dans le vide, une petite mort, une page qui se tourne.» Il a fallu qu’il vide ses armoires et placards au vestiaire. «C’est vraiment bizarre cette impression: comme si tout s’effaçait. Bientôt mon nom disparaîtra des registres.»

Oui, c’est ce blues-là qui a atteint Christian. Difficile à imaginer de la part de ce colosse. Arrêter de bosser était depuis des années son souhait le plus fort, mais là, face à l’échéance de la retraite, il a du mal à s’y faire. Fichue aliénation liée au travail salarié !

Pour fêter son départ, il a organisé un pot au local syndical (lieu protégé) où beaucoup de monde est venu le saluer ou le chambrer. N’arrivant pas à quitter ses potes, il a promis de revenir de façon assidue aux prochaines réunions… Puis il est allé, pour la dernière fois, au service du personnel chercher son solde de tout compte.

[Avril 2013]

Séquestrer son patron : mode d’emploi

Travailleurs, travailleuses…

C’est vrai, 8 mars ou pas, je ne parle pas souvent des femmes de mon usine. C’est aussi vrai que, lorsqu’on travaille à la fabrication, on en côtoie très peu: juste les femmes de ménage qui arrivent encore plus tôt que nous au turbin, l’infirmière et les serveuses de la cantine. Les seuls endroits où le travail est plus «spécifiquement» féminin, c’est l’administration, la comptabilité, l’accueil des chauffeurs routiers et le labo. À l’autre bout de la chaîne hiérarchique, depuis quelques années, l’encadrement s’est légèrement féminisé, mais pas n’importe où. Pas aux postes stratégiques que se gardent nos cadres machos. On retrouve des femmes aux ressources humaines, à l’environnement et à la sécurité… Évidemment?

Il y a près d’une vingtaine d’années, deux jeunes femmes ont été embauchées au sein du secteur informatique. Il se trouve qu’elles étaient syndicalistes, situées à l’extrême gauche, et combatives. On peut dire qu’elles ont fait évoluer les mentalités des prolos de la boîte en ne se laissant pas marcher sur les pieds par le patron. Du coup, elles n’ont pas eu de mal à se faire une place et à être vraiment reconnues par les collègues. Elles n’ont pas eu besoin non plus de ferrailler longtemps pour que les calendriers et autres photos de filles à poil disparaissent des réfectoires et des ateliers.

Aujourd’hui, l’une d’elles est partie et travaille dans les risques technologiques, «pour emmerder encore plus les patrons», et l’autre est toujours présente sur le site, où elle s’investit énormément dans le comité d’hygiène et sécurité, au grand désespoir de nos différentes directions, car quand elle s’occupe d’un dossier (amiante, risques explosifs, rythmes de travail…) elle ne le lâche pas. Mais c’est d’une autre femme dont il va être question.

Odette a été embauchée il y a quatre ans, quand une loi sur l’égalité au travail a stipulé que les femmes pouvaient travailler la nuit et postuler à tous les travaux dits masculins. Cela fit d’ailleurs s’enorgueillir la DRH: avoir embauché une femme, jeune, black et issue d’un quartier difficile… elle faisait dans le social et le féminisme à la fois. Ce fut, semble-t-il, la seule qui se présenta pour un poste en fabrication, car depuis, pas une femme n’a pris sa suite. Certains vieux militants de la CGT dirent que ce n’était pas une bonne chose car travailler de nuit ou les week-ends n’est pas franchement libérateur, mais si c’était au nom de l’égalité, ils ne pouvaient se prononcer contre.

Odette fut postée dans mon atelier, réputé plus «propre» et plus «civilisé», le personnel y étant un peu plus qualifié. Mais accepter une femme dans une équipe ne fut pas si simple. Certains vieux ours n’avaient définitivement pas envie de travailler avec une «gamine». Pourtant, dans l’équipe où elle a atterri, ce furent les mecs qui changèrent un peu: certains arrêtèrent de péter ou de roter en public et surtout chacun châtia son langage, il n’était plus question de traiter l’autre de gonzesse ou d’en avoir plein les couilles.

Mais, si elle faisait correctement son boulot, elle a eu du mal à s’intégrer. Odette se sentait forcément seule dans cet univers viril. Ses collègues masculins par galanterie ou se voulant protecteurs l’accompagnaient souvent sur le terrain pour l’aider à fermer une vanne trop rouillée ou ramasser du matériel jugé trop lourd pour une femme. Ce ne fut pas du goût de son chef d’équipe qui la trouvait insuffisamment autonome et qui voyait en elle un poids pour l’équipe.

N’arrivant pas à se faire une place, mais aussi parce qu’il y a trop de fuites et de risques dans l’atelier, Odette vient de démissionner. Elle a trouvé un boulot dans un laboratoire de l’industrie pharmaceutique. Un univers un peu plus féminin.

En partant, elle m’a confié qu’elle voulait amasser de l’expérience dans l’industrie (et si possible de l’argent) pour retourner dans son pays afin d’y construire et d’y gérer une station d’épuration d’eau. Chacun ses rêves…

[Novembre 2013]

© Libertalia

Affaire Goodyear : “On se croirait revenu au temps du bagne”

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